Lettre 1273 : Pierre Bayle à Jacques-Gaspard Janisson du Marsin

[Rotterdam, le] 8 e de juillet 1697

J’ai de la confusion, Monsieur, de n’avoir pas repondu plus tot à votre depeche du 17 e de juin dernier [1] si curieuse, et si agreable pour moi. Le peu de loisir que le travail de mon Sup[p]lement [2] me laisse, ne m’auroit pas empeché de vous en remercier plus promptement, si j’avois eu quelque chose à vous mander* ; mais on est ici dans une telle sterilité de nouvelles, que je me fais un scrupule de vous faire couter un port de lettre qui ne vous apprendroit rien. On n’a jamais eté si peu nouveliste en ce pays ci que cette année. On se rencontre les uns les autres dans les rues, on s’entre-parle, on se quitte sans s’etre demandé ce qu’il y a de nouveau. Il en va je crois tout autrement chez vous, et il n’est pas dif[f]icile de trouver la cause de la dif[f]erence. On ne sait ou l’on ne dit presque rien de ce qui se passe dans les conferences [3] : on est tellement persuadé que le secret règne là-dessus, que chacun craint de passer pour temeraire, s’il se hazarde d’en discourir. Le bruit du peuple depuis 3 ou 4 jours est que la paix s’avance à gran[d]s pas, et je voi[s] que ceux qui en avoient mauvaise opinion, commencent à raisonner autrement depuis l’inaction où les François se sont remis nonobstant leur superiorité dans le Pays Bas.

Vous serez surpris avec raison que je n’aie encore rien à vous dire touchant Monsieur Jaques Fleurnois [4]. Comme je ne parle point flamand, je n’ai pu parler moi-même à la dame Beatrix [5], mais j’ai prié Mr Leers de s’informer d’elle qui est ce monsieur. Il a eté plusieurs fois à son bureau, et à son logis sans la rencontrer, et il ne croit pas qu’elle veuille rien declarer ; il sup[p]ose que puis que cet homme se sert de cette adresse pour recevoir des lettres de France, et que personne ne le con[n]oit ici sous ce nom là[,] il y a du mystere dans son fait, et par consequent que dame Beatrix ne voudra rien dire. Je l’avois prié d’aller aujourd’hui en faire l’essai, mais il fit hier un voiage de famille à La Brille, d’où il ne reviendra que demain. Je vous ferai savoir le succez de tout cela.

Les pieces que vous avez eu la bonté de m’envoier m’ont eté d’autant plus agreables que je ne les avois point veues. Je vous en remercie de tout mon cœur ; et vous demande la grace de me pardonner l’importunité dont je me sers en vous priant de faire rendre les deux billets cy-inclus [6]. /

Vous aurez oüi parler du Librorum novorum Bibliotheca collecta a L. Neocoro. C’est un journal de scavan[t]s qui a eté entrepris à Utrecht depuis 2 ou 3 mois, à l’instigation de Mr Grævius [7]. On m’a dit que celui qui le compose s’ap[p]elle Croes, en latin Croesius, et c’est peut-etre celui qui donna l’année passée l’histoire des quakers en latin [8], et qui se nomma ainsi au titre. Les Nouvelles Lettres ecrites des Champs Elisées sont fort satiriques [9] : elles choquent le vraisemblable et c’est le propre de toutes ces sortes de lettres, en ce que les personnages disent d’eux mêmes plus de mal que leurs plus mortels ennemis n’en sauroient dire, car on sup[p]ose qu’ils revelent les actions les plus secretes de leur vie, et les plus infames. Dans l’ecrit dont il s’agit, on sup[p]ose que les personnes de ce monde qui recoivent des lettres des Champs Elisées y font des reponses. Par exemple Mr de Barbezieux repond à celle du cardinal Mazarin ; Mr Despreaux repond à celle de Juvenal. Je vous asseure que celui qui a composé ce libelle medit avec une fureur epouvantable.

Vous savez que les Italiens, non seulement par leur musique, mais aussi par leurs poesies, s’etablissent fort en Allemagne. Il y en a un qui a qualité de secretaire de l’electeur de Brandebourg qui a publié une pastorale intitulée Il Pastor infido [10]. Je ne pense pas qu’elle fasse fortune comme celle avec laquelle il s’est mis en opposition, je veux dire le Pastor fido de Guarini [11]. On a condamné en Angleterre le livre d’un nommé Toiland jeune ministre presbyterien né catholique romain en Irlande. Ce livre n’est encore qu’en anglois : l’auteur y soutient qu’il n’y a point de mysteres dans le christianisme [12]. Je ne sai ce qu’on fera du Latitudinarius orthodoxus imprimé depuis peu à Londres et composé par Mr Buri qui fut chassé d’un college d’Oxford il y a 5 ou 6 ans. Comme il fut fort mal traité par Mr Jurieu, il lui rend le change [13], mais un peu trop grossierement.

Un professeur en theologie à Leide nommé Marck, celui là même qui écrivit autrefois touchant les sibylles contre le P[ère] Crasset [14] vient de publier en latin un recueil de dissertations sur des matieres choisies de l’Ecriture, comme le deluge, les miracles d’Egypte etc [15]. Il est facile à present de faire ces sortes d’ecrits, il suf[f]it de savoir coudre bout à bout ce que cent autres ont publié. Nous avons depuis peu une nouvelle version francoise des Nouvelles de Boc[c]ace avec des figures [16].

Je suis, Monsieur, votre etc.

Notes :

[1La lettre du 17 juin de Janisson du Marsin à Bayle ne nous est pas parvenue ; la dernière lettre de leur échange est celle de Bayle du 10 juin (Lettre 1267).

[2Bayle s’était lancé dans la préparation d’un « supplément » du DHC avant même la fin de l’impression de la première.

[3Les négociations de la paix de Ryswick : voir Lettre 1227, n.33.

[4Sur Gédéon Flournois (ou Flournoy), que Bayle et Janisson persistent à appeler du prénom de son père, Jacques, voir Lettre 206, n.9.

[5La dame Béatrix est sans doute la logeuse de Flournois, résidant à l’adresse où il faisait envoyer son courrier.

[6Il s’agit sans doute de lettres de même date adressées à Pierre Bonnet Bourdelot (lettre perdue, contenant celles adressées à Nicaise et à La Monnoye) et à François Pinsson des Riolles (Lettre 1276), tous deux Parisiens : en effet, celle adressée à Bernard de La Monnoye fut confiée à Claude Nicaise par l’intermédiaire de Bourdelot : voir Lettre 1275, n.20.

[7Sur ce périodique aujourd’hui attribué à Ludolf Küster, voir Lettre 1270, n.13.

[8Gérard Croese (1642-1710), ministre à Oud Alblas, Historia quakeriana, sive De vulgo dictis quakeris, ab ortu illorum usque ad recens natum schisma, libri III (Amstelodami 1695, 1696, 8°) : l’ouvrage eut un certain succès et fut aussitôt traduit en anglais sous le titre : The General History of the quakers : containing the lives, tenents, sufferings, tryals, speeches and letters of all the most eminent quakers (London 1696, 8°). Une traduction allemande fut publiée la même année. Cet ouvrage devait servir de source à Voltaire dans la composition des premières Lettres philosophiques : voir l’édition critique établie par O. Ferret et A. McKenna, p.359-361.

[10Nicolo Castelli, Il pastor infido, pastorale (Lipsia 1696, 12°), dédié à « Frédéric III » – Frédéric III de Hohenzollern et I er de Prusse – et à Sophie Charlotte de Brandebourg et publié par Thomas Fritsch.

[11Sur le Pastor fido de Giovanni Battista Guarini, voir Lettres 17, n.15 et 1033, n.4.

[12C’est la première mention explicite de John Toland (1670-1722), le célèbre libre penseur d’origine irlandaise, dont le nom est ici estropié. Il s’agit de son ouvrage Christianity not mysterious : a treatise shewing, that there is nothing in the gospel contrary to reason, nor above it : and that no Christian doctrine can be properly called a mystery (London 1696, 8°), qui fut interprété comme une suite de l’ouvrage de Locke, The Reasonableness of Christianity (voir Lettre 943, n.20), au grand dépit de Locke, qui fit tout pour se démarquer de Toland. Le livre de celui-ci ne se comprend que dans le contexte de ses échanges avec Leibniz, comme le démontre T. Dagron dans son édition critique d’une traduction clandestine, Le Christianisme sans mystères (Paris 2005), échanges qui devaient nourrir les remarques de l’article « Dicéarque » du DHC : voir T. Dagron, Toland et Leibniz. L’invention du néo-spinozisme (Paris 2009). Quelques mois plus tard, le 9 novembre 1696, Basnage de Beauval remercia Hans Sloane de l’envoi de l’ouvrage de Toland : il devait en composer le compte rendu pour l’ HOS, mars 1697, art. III (éd. Bots et Lieshout, n° 60, p.123). Voir aussi le commentaire de William Molyneux sur Toland et sur son adversaire, Peter Browne (vers 1665-1735), évêque de Cork, auteur d’une Letter in answer to a book entituled « Cristianity not mysterious », as also to all those who set up for reason and evidence in opposition to revelation and mystery (Dublin 1697, 8° ; London 1697, 8° ; éd. J.V. Price, London 1995) : lettres à Locke du 20 juillet et du 11 septembre 1697 (éd. de Beer, n° 2288, vi.163-164 ; n° 2311, vi.192).

[14Sur la bataille entre Johannes van Marck (Marckius) et le Père jésuite Jean Crasset, voir Lettre 366, n.15.

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