Lettre 1275 : Pierre Bayle à Claude Nicaise
Pour Monsieur l’abbé Nicaise
Il m’est impossible, Monsieur, de vous satisfaire et j’en suis bien faché, au sujet des exemplaires du Junius Brutus [1], car Mr Leers m’a dit qu’il ne se souvient plus de ce qu’il fit à cet egard. Il avoit tant d’affaires à la tete pendant son sejour à Paris, que les circonstances de celle-là se sont brouillées et confondues dans sa memoire. Et peut-etre aussi ne veut-il pas contribuer à la conviction des petites fraudes que des gens du meme metier ont commises envers vous. Je ne croi pas que Mr Le Clerc en use comme on vous l’a ecrit [2]. Je sai bien que c’etoit l’intention des libraires qui rimpriment le Moreri, mais il rejeta leur proposition, et il m’écrivit là dessus une lettre fort honnete [3]. Je croi vous avoir mandé que j’ai vu un gentilhomme alleman[d] que vous avies chargé de complimens pour Mr Basnage, et pour moi [4]. Je vous sup[p]lie de faire tenir à Mr de La Monnoie ce petit billet [5]. Je vous suis tres obligé à l’un et à l’autre du mémoire sur Lucrèce de Gonzague [6].
Nos nouveautez lit[t]eraires se reduisent à ceci. Un nommé Croes a commencé un Journal des scavans latin à Utrecht, à l’instigation de Mr Grævius [7] : nous en avons vu le mois d’avril et de mai, et l’on y a mis un mémoire qui vient sans / doute de vous et qui regarde • l’histoire du diocèse de Langres à laquelle Mr Charlet chanoine de Dijon travaille [8]. Vous verrez dans ce journal un livre qui sera fort à votre gout ; c’est le Thesaurus Antiquitatum Græcarum publié à Leide in fol[io] par Mr Gronovius [9]. Il est tout plein de figures des dieux et des heros du paganisme, avec une courte explication, quelquefois critique et toujours docte ; si ce n’est que Mr Gronovius n’a pas le don de sacrifier aux Graces, ni de faire peu de cas des petites choses quand [ sic] au fond elles sont une erudition. Ce 1 er volume doit être suivie de 4 autres. Le meme auteur vient de publier en grec et en latin • Scylax et 2 ou 3 autres anciens geographes avec les notes de quelques critiques qui avoient deja paru [10] ; pour lui il s’est contenté de corriger le texte. Son collegue Mr Perizonius a sous la presse une édition d’ Elien • Var[iæ] historiæ qui surpassera celle du docte Kuhnius [11]. On pretend qu’apres cela Gronovius publiera toutes les œuvres d’Elien [12], c’est à dire, outre la Diverse histoire, l’ Histoire des animaux et les Tactiques. Ainsi vous voiez que l’etude de la lit[t]erature et de la critique négligée en France et en Italie, a encore ici de puissan[t]s ap[p]uis. Elle en a en Angleterre plus que jamais : il y regne une espece de fureur par rap[p]ort à la langue gre[c]que, et on y fait de tres doctes editions des anciens / poètes de cette langue. Le Pindare avec ses scholiastes va paroitre au 1 er jour in fol[io] [13]. J’ai vû dans l’ Histoire de Marseille de Mr Ruffi [14] ce qu’il dit des hommes illustres de cette ville là : j’ai cela si sec et si decharné qu’il me semble que cette partie de l’histoire n’etoit pas son fort, et je voi • bien par sa negligence à bien nommer les auteurs qu’il cite touchant Pytheas, etc. qu’il n’entendoit guère l’Antiquité.
Mr Leti a fait un gros livre sur les lot[t]eries qui a eté traduit d’italien en francois [15], et qui vous divertira, si l’idée qu’on m’en a donnée est juste, car il ne se vend point encore chez les libraires ; on attend que l’auteur ait fait ses marchez particuliers dans les autres pays. Le petit livre qui vient de paroître sous le titre de Nouvelles Lettres écrites des Champs-Elisées avec les reponses est bien satirique [16]. Madame de Maintenon y est horriblement mal traitée, vous jugez bien sur qui retombe le coup, et sans cette voie indirecte il y est assez attaqué par d’autres endroits. C’est une licence qu’on devrait punir. Mr Lister medecin anglois a donné depuis peu une edition augmentée de ses Octo excercitationes medicinales [17].
On a imprimé à Coppenhagen un Conspectus scriptorum chemicorum illustriorum. C’est un ecrit posthume / de Borrichius auquel on a joint sa vie [18]. Un jeune homme nommé Sike vient de publier à Utrecht en arabe et en latin l’ Evangile de l’enfance de Jesus-Christ [19]. C’est un tissu de fables grossieres. Il y a joint des notes curieuses. Voici le titre d’un nouveau livre de médecine ; je vous en regale tant parce que votre curiosité est universelle que parce que cette lettre passera par les mains de notre illustre ami Mr Bourdelot [20]. Mais j’ai lieu de croire que vous avez dejà vu l’ouvrage, etant imprimé à Geneve. Quoiqu’il en soit, il a pour titre Michælis Aloysii Sinapii Absurda vera sive paradoxa medica quorum pars I. theoremata quæ hodie neotericis cum Galenicis intercedunt proponit cum dissertatione de spirituum effluviis et animæ communis transmigratione juxta modernos pythagoricos, pars II eadem continuat cum dissertatione de falso titulo sive falsa existentia morbi gallici : III. continet tractatum de vanitate, falsitate, et incertitudine Aphorismorum Hippocratis [21] .
Je finis Monsieur, par la protestation sincère d’etre tout à vous[.]
Notes :
[1] Aucune autre indication ne nous met sur la piste d’une explication de cette remarque. On croit deviner qu’il s’agit d’exemplaires des Vindiciæ contra tyrannos prêtés à Leers lors de son séjour à Paris en juillet 1694 (voir Lettre 985, n.3) à l’attention de Bayle, qui peaufinait sa Dissertation concernant le livre d’Etienne Junius Brutus. Mais, la lettre de Nicaise étant perdue, nous ne saurions donner d’indications plus précises sur ce point.
[2] Sur la nouvelle édition du Grand dictionnaire de Moréri, dont les imprimeurs invitaient Le Clerc à exploiter le DHC de Bayle pour enrichir le texte, voir Lettre 1209, in fine.
[4] Nous n’avons su identifier ce gentilhomme allemand, qui n’est pas mentionné dans la correspondance de Jacques Basnage, éd. M. Silvera (Amsterdam, Maarssen 2000), ni dans la correspondance ultérieure de Bayle.
[5] Il s’agit de la lettre de même date adressée à La Monnoye (Lettre 1274), que Nicaise connaissait bien puisqu’ils étaient tous deux dijonnais.
[6] Bayle exploite les lettres de Lucrèce de Gonzague, Lettere della Signora Lucretia Gonzaga de Gazuolo (Vinegia 1552, 8°) dans le DHC, art. « Gonzague (Lucrèce de) », et également dans les articles « Bandel (Mathieu) », rem. A, et « Vayer (François de La Mothe le) », rem. H. Voir Lettres 1249, n.13, et 1274, n.6.
[7] Sur ce nouveau périodique de Ludolf Küster, que Bayle confond avec Gérard Croese, voir Lettre 1270, n.13.
[8] Cet ouvrage ne semble pas avoir vu le jour.
[10] Geographia antiqua, hoc est : Scylacis Periplus maris Mediterranei ; Anonymi Periplus Maeotidis paludis et Ponti Euxini ; Agathemeri Hypotyposis geographiæ : omnia Graeco-Latina ; Anonymi Expositio totius mundi Latina cum notis Is. Vossii, Jac. Palmerii, Sam. Tennulii ; edente Jacobus Gronovio (Lugduni Batavorum 1697, 4°).
[11] Plusieurs éditions d’Elien devaient se succéder. En 1698, parurent Claudii Æliani Varia historia et fragmenta cum integro commentario Jacobi Perizonii. Curavit ed.[...] Carolus Gottlob Kuehn (Lipsiae 1698, 4°) ; en 1701, de Perizonius, Cl. Æliani Sophistæ Varia Historia, ad Manuscritos Codices nunc primum recognita et castigata, cum Versione Justi Vulteii, sed innumeris in locis ad Graecum Auctoris Contextum emendata, et perpetuo Commentario Jacobi Perizonii. Accedunt Indices et plures et superioribus longè locupletiores (Lipsiae 1701, 8°), puis en 1703 J. Perizonii Responsio ad nuperam Notitiam de variis Æliani : aliorumque auctorum, locis [de Jacob Gronovius] (Lugduni Batavorum 1703, 8°).
[12] Ce n’est qu’en 1731 qu’ Abraham Gronovius, le fils de Jacob, publia les œuvres complètes du philosophe Elien : Klaudiu Ailianu historia. Claudii Aeliani Sophistae varia historia cum notis integris Conradi Gesneri, Jo. Schefferi, Tanaquilli Fabri, Joachimi Kuhnii, Jac. Perizonii et interpretatione Latina Justi Vulteji, innumeris in locis emendata. Curante Abr. Gronovius, qui et suas adnotationes adiecit (Lugduni Batavorum 1731, 4°, 2 vol.).
[13] PINDAROU : OLUMPIA : NEMEA : PUQIA : ISQMIA : Pindari Olympia Nemea Pythia Isthmia. Una cum latina omnium versione carmine lyrico, per Nicolaum Sudorium Quid praeterea huic accessit editioni, praefatio indicabit (Oxonii [1697], folio), édité par Richard West et Robert Welsted.
[14] Antoine de Ruffy, Histoire de la ville de Marseille, contenant tout ce qui s’y est passé de plus mémorable depuis sa fondation, durant le tems qu’elle a été république et sous la domination des Romains, Bourguignons, Visigots, Ostrogots, rois de Bourgogne, vicomtes de Marseille, comtes de Provence et de nos rois tres-chrêtiens. Recueillie de plusieurs auteurs grecs, latins, françois, italiens et espagnols, et des titres tirés des archives de l’hôtel de ville, des chapitres, abaïes et maisons religieuses de Marseille, et de divers lieux de Provence (Marseille 1642, folio ; Marseille 1696, folio).
[15] Gregorio Leti, Critique historique, politique, morale, économique et comique sur les lotteries anciennes et modernes, spirituelles et temporelles, des Etats et des Eglises (Amsterdam 1697, 12°, 2 vol.) ; traduction de la Critica storica, politica, morale, economica e comica su le lotterie antiche e moderne (Amsterdam 1697), dont nous n’avons pas pu localiser un exemplaire.
[16] Sur cet ouvrage satirique, voir Lettre 1273, n.8. Bayle est très discret dans la formule suivante par laquelle il signale que l’ouvrage est satirique à l’égard de Louis XIV : sa réaction est conforme à son indignation à l’égard des « libelles diffamatoires » dans l’ Avis aux réfugiés et dans la Dissertation sur les libelles diffamatoires, qui figure comme annexe dans la première édition du DHC.
[17] Martin Lister, Octo Exercitationes Medicinales ; quarum I. De hydrope. II. De diabete. III. De hydrophobia. IV. De lue venerea. V. De scorbuto. VI. De arthritide. VII. De calculo humano. VIII. De variolis. Altera editio ab auctore recognita et aucta (Londini 1697, 12°).
[18] Ole Borch ou Oluf Bork, dit Olaus Borrichius, Conspectus scriptorum chemicorum illustriorum : libellus posthumus cui præfixa historia vitæ ipsius ab ipso conscripta (Hauniæ 1697, 4°).
[19] Une version grecque de l’ Evangile de l’enfance de Jésus fut publiée par Jean-Baptiste Cotelier (1629-1686) dans ses SS. Patrum qui temporibus apostolicis floruerunt, Barnabæ, Clementis, Hermæ, Ignatii, Polycarpi opera edita et non edita, vera et supposita, græce et latine, cum notis (Parisiis 1672, folio, 2 vol.) ; voir aussi ses Ecclesiæ Græcæ Monumenta, græce et latine (Parisiis 1677-1686, folio, 3 vol.). Bayle signale ici la version arabe de l’ Evangile de l’enfance de Jésus publiée par Henry Sike chez François Halma, Injil al-tufuliyyah Evangelium infantiæ vel liber apocryphus de infantia servatoris ex manuscripto ed. ac latina versione et notis (Trajecti ad Rhenum 1697, 8°), d’après un manuscrit trouvé lors de la vente à Leyde de la bibliothèque de Jacob Golius (voir aussi Lettre 1270, n.20). Sike regardait le texte arabe comme la traduction d’un original ancien, écrit primitivement en grec ou en syriaque. Sa traduction fut reprise par Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti, collectus, castigatus testimoniisque, censuris et animadversionibus illustratus (Hamburgi 1703, 8° ; Hamburgi 1719, 8°, 2 vol.). Voir aussi A. Dupont-Sommer et M. Philonenko (dir.), La Bible. Ecrits intertestamentaires (Paris 1987) ; M.-E. Boismard, L’Evangile de l’Enfance (Luc 1-2) selon le proto-Luc (Paris 1997) ; et la traduction par Gustave Brumet, numérisée par M. Szwajcer : http://remacle.org/.
[20] Pierre Bonnet Bourdelot servait donc d’intermédiaire de la présente lettre adressée par Bayle à Nicaise – et qui contenait une lettre à faire suivre à Bernard de La Monnoye : voir ci-dessus, n.5. La lettre adressée à Bourdelot lui-même ne nous est pas parvenue.
[21] Mihály Alajos Sinapi, Absurda vera sive Paradoxa medica : quorum pars I. Theoremata et quæstiones controversas varias quæ hodie neotericis cum Galenicis intercedunt proponit cum dissertatione nova cap. V. De spirituum effluviis et animæ communis transmigratione juxta modernos Pythagoricos. Pars II. Occasione morborum certorum septentrionalium easdem quæstiones controversas continuat cum dissertatione de falso titulo sive falsa existentia morbi gallici. Pars III. Continet tractatum de vanitate, falsitate, et incertitudine Aphoris. Hippocratis. Opus philiatris omnibus tam incipientibus quàm adultis, lectu jucundum utile et necessarium (Genevæ 1697, 8°).