Lettre 1281 : Pierre Bayle à Hervé-Simon de Valhébert
[Rotterdam, le 1 er août 1697]
[Texte inconnu.]
« Il se plaint du manque de nouvelles intéressantes dans la République des Lettres. Il parle de l’abbé Bignon dont il loue le savoir et la modestie [1], de l’ouvrage de Monsieur Leti sur les loteries [2]. Cet auteur est un libraire fort entendu qui connait les ruses de son métier [3]. Bayle fait l’analyse de cet ouvrage. Intrigue qui a traversé l’élection du prince de Conti au trône de Pologne [4]. Bayle parle d’un livre qui vient de paraître sur les négociations de la paix de Ryswick [5]. L’auteur critique la conduite des opérations militaires ainsi que des négociations. Eloge de la thèse d’un élève de Perizonius [6]. »
Notes :
[1] Cet éloge est un indice quant à l’identité probable du destinataire, puisque Valhébert était le bibliothécaire de l’ abbé Bignon. De plus, la lettre de Valhébert du 19 août 1697 (Lettre 1290) semble répondre à divers points signalés dans le résumé de la présente lettre.
[2] Gregorio Leti, Critica storica, politica, morale, economica e comica su le lotterie antiche e moderne (Amsterdam 1697), ouvrage dont nous n’avons pu localiser un exemplaire, traduit sous le titre Critique historique, politique, morale [...] sur les lotteries, anciennes et modernes, spirituelles et temporelles, des Etats et des Eglises (Amsterdam, Théodore Boeteman 1697, 12°, 2 vol.) ; une autre édition fut réalisée par Pierre Mortier et Jean-Louis Delorme (Amsterdam, chez les amis de l’auteur 1697, 12°, 2 vol.), comportant un portrait de l’auteur en habit de moine et les Considérations sur la critique des lotteries de Mr Leti par Pierre Ricotier : voir Lettre 1305, n.1, et N. Krivatsy, Bibliography of the works of Gregorio Leti (New Castle, Delaware 1982), n° 38-40, p.23-24. L’ouvrage de Leti faisait suite à celui de Jean Le Clerc, Reflexions sur ce que l’on appelle bonheur et malheur en matiere de loteries et sur le bon usage qu’on en peut faire (Amsterdam 1696, 8°), publié chez Georges Gallet : voir Lettre 1137, n.21.
[3] Leti connaissait certainement les ruses du métier de libraire, mais il n’exerçait pas cette profession et vivait de sa plume : voir Lettre 103, n.15.
[4] Après la mort du roi de Pologne Jean III Sobieski le 17 juin 1696, François-Louis de Bourbon-Condé (1664-1709), prince de La Roche-sur-Yon, puis de Conti, fut élu à sa succession, mais il tarda à prendre possession de son royaume et Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, réussit à se saisir du trône. Le cardinal Melchior de Polignac (1661-1741) avait soutenu les prétentions de Conti, avec l’approbation de Louis XIV, qui voyait d’un mauvais œil l’aventure de Conti avec sa fille (par M me de Montespan) Louise-Françoise (1673-1743), dite Mademoiselle de Nantes, devenue duchesse de Bourbon par son mariage avec Louis III de Bourbon-Condé. Voir les Annales de la cour et de Paris pour les années 1697 et 1698 (édition revue et corrigée, Amsterdam 1706, 12°, 2 vol.), ii.2-17, 20, 66 ss., 122, 129-134, 157. Dans son Eloge de M. le cardinal de Polignac (Paris 1742, 8°), Dortous de Mairan explique comment est né son projet de réfuter l’épicurisme dans son Anti-Lucretius : « Le titre de l’ Antilucrèce montre assez que cet ouvrage a été fait pour combattre à armes pareilles la philosophie de Lucrèce, ou, ce qui est la même chose, celle d’ Epicure, que ce poète avoit adoptée avec la plupart des conséquences dangereuses dont elle est susceptible. M. le cardinal de Polignac disoit volontiers quelle avoit été l’occasion de son poëme. En revenant de Pologne il s’étoit arrêté quelque temps en Hollande, il y avoit eu plusieurs entretiens, plusieurs disputes avec le fameux Bayle, dont le Dictionnaire critique paroissoit alors depuis peu. On sçait de quelle manière les arguments d’Epicure, de Lucrèce et des s[c]eptiques, contre les vérités les plus importantes de la religion et de la morale, ont été célébrés et mis en œuvre dans ce Dictionnaire. Ils ne furent pas dissimulés dans cette occasion, et dès lors M. le cardinal de Polignac forma le projet de les réfuter ; ce qu’il exécuta pendant son exil à l’abbaye de Bonport. Ce n’est pourtant pas à Bayle qu’il s’adresse dans son poëme sous le nom de Quintius [...] mais c’est [...] à un homme de qualité, et de beaucoup d’esprit, qui a été connu par quelques ouvrages, et avec qui M. le cardinal de Polignac se trouvoit lié d’amitié [ Charles Auguste, marquis de La Fare]. » ( Eloges des académiciens de l’Académie royale des sciences, morts dans les années 1741, 1742, et 1743 (Paris 1747, 12°), p.68-69). Selon le récit de Dortous de Mairan ( ibid., p.49, 52), Polignac partit pour la Pologne à la fin du mois de mai 1693 ; après la mort de Jean Sobieski (qu’il date du 29 juin 1696), il négocia l’élection de Conti au trône de la Pologne ; l’arrivée de Conti ayant été retardée, Polignac demeura encore quelque temps aux environs de Stettin dans la Poméranie occidentale avant de revenir en France au début de l’année 1698. Le roi se montra mécontent de sa conduite et lui commanda de se retirer dans son abbaye de Bonport – où il composa l’ Anti-Lucretius – avant de revenir à la Cour en 1702 « avec plus d’éclat que jamais » ; il fut promu le 17 mai 1706 auditeur de la rote à Rome auprès du cardinal Joseph-Emmanuel de La Trémoille. Ce récit est repris dans les éditions latines du poème de Polignac : Anti-Lucretius, sive de Deo et natura (Parisiis 1747,1748, 8°, 2 vol.), Præfatio (de Charles Le Beau), i.IX, et dans le JS du mois de mars 1748 ; l’histoire y devient plus pittoresque : « M. l’abbé de Polignac revenant de Pologne en 1697, s’arrêta quelque temps en Hollande, et eut occasion d’y voir le fameux Bayle ; on ne sçait que trop de quelle façon ce bel-esprit pensoit sur la religion. M. l’abbé de Polignac eut avec lui de fréquentes disputes sur cette matiére ; ces disputes lui firent concevoir le projet d’un poëme contre les athées. Lucrèce a mis en très-beaux vers les prétendues raisons de ces faux philosophes, en même temps qu’il a expliqué toute la doctrine d’Epicure ; M. le cardinal, adversaire et rival de ce poëte, voulut aussi revétir de tous les charmes de la poësie, les arguments invincibles qui prouvent l’existence d’un Dieu, et détruisent entiérement le systême des épicuriens. Etant de retour en France, il demeura quatre ans à son abbaye de Bonport, éloigné de la Cour et des affaires ; il profita de ce loisir pour composer son Anti-Lucrece, dont il fit alors cinq livres [...] » (p.342-343). Dans son Eloge de M. le cardinal de Polignac, prononcé devant l’Académie des inscriptions et des belles-lettres (s.l. 1742, 8°), Claude Gros de Boze (1680-1753) ajoute quelques anachronismes et un mot d’esprit devenu célèbre : « En revenant de Pologne, M. l’abbé de Polignac s’étoit arrêté quelque temps en Hollande, et y avoit fait connoissance avec le fameux Bayle, qui étant alors au fort de ses disputes contre les ministres Jaquelot et Jurieu, ne parloit d’autre chose. M. l’abbé de Polignac prit cette occasion de lui demander ce qu’il pensoit sur certaines matiéres, et à laquelle des sectes qui régnoient le plus en Hollande, il s’étoit particulièrement attaché. Bayle éluda la question par quelques vers de Lucrèce qui paraissoient n’y avoir qu’un rapport éloigné. Pressé de nouveau, il se contenta de répondre qu’il étoit bon protestant, ce qui ne signifioit pas davantage. Plus pressé encore, il répéta avec une sorte d’impatience : « Oui, Monsieur, je suis bon protestant, et dans toute la force du mot ; car au fond de mon âme, je proteste contre tout ce qui se dit et tout ce qui se fait » ; et cette déclaration singulière fut encore accompagnée d’un passage de Lucrèce, plus étendu et plus énergique que le premier. M. l’abbé de Polignac frappé du ton et des circonstances, se remit à la lecture de Lucrèce ; il conçut que la réfutation de son systême seroit utile à la religion, à l’humanité même, et il l’entreprit dans sa retraite. » (Polignac, L’Anti-Lucrèce, poëme sur la religion naturelle [...] traduit par M. de Bougainville (éd. Paris 1754, 12°, 2 vol.), i.141). Cette version piquante de l’anecdote avait d’ailleurs déjà été évoquée par Bouhier dans sa lettre à Marais du 7 juin 1731 (éd. H. Duranton, n° 448) et Marais avait répondu qu’il avait entendu le même mot attribué à Saint-Evremond ( ibid., n° 450). A son tour, Jean-Pierre de Bougainville, le traducteur, noircit le portrait d’un Bayle sceptique : « Cardan et plusieurs auteurs ont prétendu que la société pouvoit se maintenir sans le secours de la religion. Etrange paradoxe, renouvellé depuis par un homme que l’abus de l’esprit et de la raison a rendu célèbre. Ce sophiste artificieux et profond, qui se faisoit un jeu de changer les vérités en problêmes, et de revêtir les plus absurdes opinions des couleurs de la vraisemblance, Bayle employe tout ce qu’il a d’érudition et de sagacité pour établir que la corruption des mœurs n’est pas une suite nécessaire de l’athéisme, et qu’un peuple d’athées peut vivre aussi tranquille qu’une nation religieuse. Le célébre M. Warburton a renversé ce systême dans son excellent traité sur la mission de Moyse. Si l’on joint à cette partie de son ouvrage le premier livre de l’ Anti-Lucrèce, on aura une réfutation également éloquente et solide de cette dangereuse erreur. » ( ibid., i.39-40). Quelques vers du poème de Polignac, encore inédit, avaient été cités (sans que le nom de l’auteur soit explicité : « un très-habile homme, et d’une très-éminente dignité, que je ne puis pas nommer ») par Jean Le Clerc dans sa Bibliothèque choisie, 26 (1713), art. V, p.154-158, dans le cadre de son compte rendu d’une nouvelle édition de Lucrèce : T. Lucretii Cari De rerum natura libri VI. ad optimorum exemplarium fidem recensiti. Accesserunt variæ lectiones, quæ in libris mss et eruditorum commentariis notatu digniores occurrunt (Londini 1712, 4°), mais il n’y est question ni de Bayle ni du DHC. Comme en témoigne la lettre de Pierre Coste à Shaftesbury du 1 er mai 1712, le traducteur – devenu à cette date le précepteur de Sir John Hobart (1693-1750) – avait pris connaissance du poème de Polignac, rencontré à Utrecht : sa formule laisse entendre qu’il a vu le début de l’ Anti-Lucretius, peut-être par l’intermédiaire d’un certain Bèvres (ou Bévres) à Utrecht : voir Shaftesbury, Correspondence, les 1 er-2 mai 1712, et Bèvres à Jean Le Clerc, le 2 janvier 1713, éd. Sina, n° 576, iii.422, n.8 et 9. L’anecdote sur la rencontre de Bayle et de Polignac a probablement un fondement authentique. En effet, Polignac reçut une lettre du roi datée du 5 décembre 1697 lui intimant l’ordre de rentrer en France mais d’attendre à la frontière « que je vous fasse connaître mes intentions ». Il était toujours à Stettin le 7 janvier 1698, puis se mit en route, gagna le Provinces-Unies et s’arrêta à Amsterdam, d’où il adressa une supplique au roi. Par une lettre datée de Paris du 24 avril 1698 – que Polignac reçut avant de quitter les Provinces-Unies – le roi lui ordonna de s’exiler à Bonport (voir P. Paul, Le Cardinal Melchior de Polignac (1661-1741) (Paris 1922), p. 80-81). Il passa donc quelque trois mois au moins aux Provinces-Unies et chercha sans doute à rencontrer le célèbre philosophe de Rotterdam. Cependant, on remarque sans peine les traits polémiques introduits par les hagiographes du cardinal, qui s’appuient sur la réputation ultérieure de Bayle pour donner de la vraisemblance à l’enchaînement des causes et des effets tel qu’ils le représentent – et tel que le cardinal lui-meme l’avait sans doute représenté. Il semble très invraisemblable qu’en 1698, au cœur de la tempête sur le DHC et sur le Jugement de Renaudot, Bayle ait confié à un diplomate français ses véritables opinions sur la religion en les appuyant de citations de Lucrèce... Un vers célèbre figurait dans plusieurs de ses publications : « Tantum relligio potuit suadere malorum » ( PDC, §146, 245 ; DHC, art. « Aubertin (Edme) », rem. F, « Cayet (Pierre Victor Palma) », rem. O ; RQP, IV, §27. C’est sans doute sur les écrits de Bayle que Polignac fondait, peut-être longtemps après la composition de son poème, son récit de sa rencontre avec le célèbre auteur du DHC. C.-A. Fusil, L’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac. Contribution à l’étude de la pensée philosophique et scientifique dans le premier tiers du XVIII e siècle (Paris 1918), consacre d’ailleurs peu de place à l’anecdote sur la rencontre avec Bayle et quelques lignes intéressantes à l’influence déterminante de Lucrèce à la fin du XVII e siècle. Sur l’épicurisme à cette époque, on trouvera une bibliographie complète, établie par F. Vial-Bonacci, dans A. McKenna, Molière, dramaturge libertin (Paris 2005), p.185-248 ; sur Bayle et l’épicurisme, voir les travaux d’E. Argaud, « Bayle’s defence of Epicurus : the use and abuse of Malebranche’s Méditations chrétiennes », in N. Leddy et A.S. Lifschitz (dir.), Epicurus in the Enlightenment, SVEC (Oxford 2009:12) ; « “L’autre moitié du projet” : enjeux philosophiques de l’édition du De rerum natura. Lambin et la dissensio sur le corps de l’âme », in E. Naya (dir.), La Renaissance de Lucrèce, Cahiers V. L. Saulnier, n° 27 (Paris 2010), p.47-82 ; « La crainte, passion politique. Epicurismes et augustinismes dans la Continuation des Pensées diverses », in X. Daverat et A. McKenna (dir.), Bayle et le politique (Paris 2014) ; « Malebranche épicurien : Bayle lecteur du Traité de la nature et de la grâce. La “disposition”, un concept épicurien ? », in D. Kolesnik-Antoine (dir.), Les Malebranchismes des Lumières (Paris 2014), p.173-196.
[5] José Freire Monterroyo Mascarenhas (1670-vers 1730), Négociation de la paix de Ryswick, où l’on examine les droits et pretentions du roi de France sur chacun des serenissimes princes alliez : et les droits et pretentions des princes alliez sur le roi de France. Par Mr. D*** ; avec la description de la maison royale de Ryswick où se tiennent les conferences de la paix generale (s.l. 1697, 8°). Quelque temps plus tard devaient paraître également, édités par Jacques Bernard, les Actes et mémoires des négociations de la paix de Ryswick (La Haye 1699, 12°, 4 vol.), dont l’annonce devait paraître dans les NRL, juillet 1699, art. VI, 2, et un compte rendu en janvier 1700, art. III ; un compte rendu parut aussi dans le JS du 14 décembre 1699, et un ouvrage de Jean Dumont, Mémoires politiques pour servir à la parfaite intelligence de l’histoire de la paix de Ryswic (La Haye 1699, 12°, 4 vol.), annoncé par Jaques Bernard dans les NRL, août 1699, art. VI, 2.
[6] Dans sa lettre à Nicaise du 19 août (Lettre 1287), Bayle évoquera « la dissertation philologique De censoribus Romanis qu’un des ecoliers de Mr Perizonius a soutenuë depuis peu à Leide » et ajoute « Vous jugez bien que le professeur est l’auteur de cette dissertation ». Valhébert a reçu la même nouvelle et, dans sa lettre du 19 août (Lettre 1290), répond : « Le traité de M. Perizonius De Censoribus pop[uli] Rom[ani] doit être fort curieux. Mon patron [l’abbé Bignon] en a bon[n]e opinion sur ce titre mais plus encore par la connoiss[an]ce qu’il a du merite de l’auteur. » En effet, il s’agissait d’une thèse soutenue à Leyde par Franciscus van Bochoven, Dissertatio philologica de censoribus populi Rom. quam bene volente Deo, sub præsidio Jacobi Perizonii publice defendendam suscipit Franciscus a Bochoven, Haga-Bat. die Saturni proximo, qui erit pridie nonas julii, ante meridiem, hora locoque solitis (Lugduni Batavorum 1697, 4°), publiée chez Abraham Elzevier.