Lettre 1284 : Jean Bruguière de Naudis à Pierre Bayle

[Le Carla,] ce 8 aoust 1697

Vôtre lettre M[onsieur] M[on] T[rès] C[her] C[ousin] [1] du premier de juillet dernier [2] m’a donné bien de la joye. Je n’avois pas gouté aucun plaisir depuis longtemps. Ma maladie du mois de juin m’avoit épuisé et m’avoit mis dans un estat à ne songer à autre chose qu’à renoncer entierement au monde. Graces au Ciel ma santé est presentement assez bonne. L’honneur que vous me faites de m’aimer m’est infiniment cher, et les bonnes choses que vous m’écrivez me charment et me donnent de nouvelles forces. Dans une fievre continüe qui me deveroit [3] avec des grands redoublements[,] vous me teniez bien au cœur. Je croïoïs de ne vous voir qu’au dernier jour, mais je contois si fort sur vôtre amitié que je me / faisois un plaisir de croire que la méme tendresse que vous avez pour moy vous la temoigneriez à mes enfan[t]s. Ils ont été fort affligez de mon incommodité*. Ils vous presentent leurs respects[,] m’a [ sic] femme a bien de la reconnoissance de vôtre tendre souvenir. Elle et moy avec le reste de ma famille vous souhaitons un siecle de vie et de prosperité.

J’espere que le s[ieu]r Arabet mettra à la raison la veuve Mercier [4]. Contez bien sur mes bonnes intentions dans toutes vos affaires. Nôtre cher Mr de Pradals n’a rien plus de vos ouvrage[s]. Il est toujours chez Mr Dusson [5]. Madame [6] à [ sic] quelque bonté pour moy. Elle souhaite avec ardeur vôtre Diction[n]aire et veut le faire venir quoyqu’il en coute. C’est une femme de grand merite. Elle a de tres belles manieres et le goust assez bon. Vôtre belle sœur [7] à ce que me dit hier un marchand de Montauban a promis vôtre dernier ouvrage à Mr Martel le philosophe [8].

A propos de Mr Dusson, vous voulez bien que je vous apprenne que Mr le lieutenant general s’est distin / gué d’une maniere singuliere au siege de Barcelonne [9]. Je crois que s’il vid assez[,] nous aurons la satisfaction de le voir marechal de France. Le gouverneur de Barcelonne [10] est un gouverneur de reputation. Nous n’avons point de nouvelles que cette ville demende [ sic] à capituler. •

Enfin mes enfants ne peuvent pas voir vôtre philosophie. Vous m’obligez sensiblement* en me parlant de S[ain]t Evremont, de Fontenelle et de Weller  [11]. J’eusse vouleu que vous m’eussiez dit un mot de la philosophie des dames de Fontenelle [12]. Je n’ay point veu cette ouvrage, mais mes enfan[t]s m’ont assuré que le Pere Mourgues [13] jesuiste [ sic] de bon esprit et de bon goust en dit beaucoup de bien. Je suis bien aise que vous ayez veu Mr l’ abbé Tourreil [14]. Il a la reputation d’un parfaitement honneste homme.

Je vous suis tres redevable de la grace que vous m’avez fait[e] de me faire recommender à Mr  Sanson  [15]. Dans cette recommendation vous n’aurez pas fait oublier mon frere Ros [16] qui est le chef de la famille et celuy qui est assigné*. Mon frere Ros a esté / assigné pour faire enregi[s]trer nos armes. Il les [ sic] fera au premier jour et il luy en coutera deux pistoles.

La recolte est assez bonne. On n’a jamais veu tant de fruit[s] et des raisins. Dieu veüille vous conserver et me procurer les occasions de vous temoigner qu’on ne peut pas estre plus absolument à vous que je suis etc.

Vous avez oublié de m’apprendre que Mr de Fabregues sollicite les plenipotentières en notre faveur [17], et qu’il leur a presenté quelque requete pour nous.

 

A Monsieur / Monsieur Sbœlius [ sic] / chez Mademoiselle / Wils sur le Wijnhave / A Rot[t]erdam

Notes :

[1] La présente lettre est classée parmi les anonymes, mais l’identité de l’auteur est certaine, car Bayle répond à Naudis par sa lettre du 30 août (Lettre 1296). C’est la première lettre de Jean Bruguière de Naudis qui nous soit parvenue ; nous connaissons une seule autre lettre de sa part, qui est celle du 26 décembre 1698, de sorte qu’on a l’impression qu’il a dû détruire certaines lettres lorsque les papiers de Bayle passèrent entre ses mains en tant qu’héritier. Il est possible cependant que Naudis fût décédé avant que les papiers de Bayle ne fussent envoyés par Jacques Basnage, l’exécuteur testamentaire, auquel cas cette destruction pourrait être le fait de son fils Charles, alors secrétaire de François d’Usson de Bonrepaux à Paris, au moment où il communiquait les lettres à Dupuy La Chapelle en vue d’une publication. Voir E. Labrousse, Inventaire, p.22-30.

[2] Cette lettre du 1 er juillet 1697 de Bayle à Naudis est perdue.

[3] deveroit : dévorait.

[4] Sur les affaires financières de Marie Brassard, veuve de Jacob Bayle, et le rôle de la veuve Mercier et de M. Arabet, commerçant du Carla, voir Lettres 961, 993, 1026 et 1064.

[5] Pradals de Larbont avait rejoint François d’Usson de Bonrepaux lors de son ambassade à Copenhague : voir Lettre 909, n.2 et 3.

[6] On comprend M me d’Usson : il s’agit sans doute de la veuve de François d’Usson père, mort en 1667. Il se peut, cependant qu’il s’agisse d’ Esther de Jaussaud, épouse de Salomon d’Usson, le frère aîné de Bonrepaux.

[7] Marie Brassard, veuve de Jacob Bayle, qui résidait toujours au Carla.

[8] Thomas Martel, fils du cousin d’ André Martel, le professeur de théologie de Puylaurens. Il avait longuement habité Paris avant de se retirer à Montauban. Dans la capitale, il avait connu Gassendi et fréquenté le milieu des libertins érudits : voir Lettre 79, n.14 et 17.

[9] Louis Joseph de Vendôme (1654-1712), duc de Vendôme, commandait l’armée française en Catalogne en 1697 ; Victor Marie d’Estrées, comte d’Estrées, dirigeait la flotte chargée de bombarder la ville de Barcelone, qui capitula le 8 août 1697. Le membre de la famille Usson qui s’était distingué au siège de Barcelone est Jean d’Usson, marquis de Bezac, le frère cadet de François d’Usson de Bonrepaux : sur sa carrière, voir Lettre 155, n.8. Sur l’action citée dans la présente lettre, voir la Gazette, ordinaire n° 31, nouvelle du camp devant Barcelone du 18 juillet 1697 : « Depuis le 7, qu’on se rendit maistre de la contrescarpe, il ne s’est rien passé de considérable jusqu’au 10, qu’on acheva de perfectionner le logement : et il n’y eut durant ces trois jours que vingt-cinq ou trente soldats tüez ou blessez. La nuit du 10 au 11, le sieur d’Usson lieutenant general monta la tranchée : et on mit cinq pieces de canon en batterie qui commencerent le 11 au matin à tirer contre la breche. »

[10] Voir la Gazette, nouvelles du camp devant Barcelone du 10 août 1697, qui mentionne le nom du sieur de Corsana, gouverneur de la ville.

[11] On comprend que les enfants de Naudis n’ont pas accès aux ouvrages de Bayle en général, mais il se peut que Naudis pense au Commentaire philosophique en particulier, ou au Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes (Amsterdam [mars] 1684, 12°), ou enfin au Retour des pièces choisies, ou bigarrures curieuses (Emmerick [Rotterdam] 1687, 12°) ; c’est dans ce dernier ouvrage que Bayle avait publié ses « Réflexions sur la lettre de l’auteur [ Fontenelle] des Doutes » et la fameuse « Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le Père Canaye » de Saint-Evremond. Naudis corrige son écriture du nom de « Vueller » ou « Weller » : nous n’avons su deviner la personne désignée ainsi. Il est possible qu’il s’agisse de Jakob Weller, auteur d’une Quæstio theologo-politica, an hæreticus igni et ferro sit mancipandus (Wittebergæ 1678, 4°), ou bien du poète anglais Edmund Waller (1606–1687), mais ce ne sont là que des hypothèses très fragiles.

[12] Il s’agit sans doute des Entretiens sur la pluralité des mondes (Paris 1686, 12°) de Fontenelle. Remarquons aussi que l’ abbé Trublet soupçonne Fontenelle d’avoir eu part, avec Donneau de Visé et Thomas Corneille, à la composition des Dames vengées, ou la dupe de soi-même, comédie (s.l. 1695, 12° ; éd. P. Mélèse, Genève 1940) : voir Nicolas-Charles-Joseph Trublet, Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle (Amsterdam, Paris 1761, 12°), p.98-106.

[13] Michel Mourgues (1650-1713), qui entra dans la Compagnie de Jésus en 1665, avait publié des ouvrages pédagogiques de mathématiques et de rhétorique, un Traité de la poésie françoise (Toulouse 1684, 1697, 12°), un Recueil d’apophthègmes ou bon mots anciens et modernes mis en vers françois (Toulouse 1694, 12°) ; il devait par la suite composer un Parallèle de la morale chrétienne avec celle des anciens philosophes (Toulouse 1701, 12°), des Réflexions sur le même sujet, publiées dans les Mémoires de Trévoux, juin 1710, p.1037-1075, et un Plan théologique du pythagorisme et des autres sectes savantes de la Grèce, pour servir d’éclaircissement aux ouvrages polémiques des Pères contre les païens. Avec la traduction de la Thérapeutique de Théodoret (Toulouse 1712, 8°, 2 vol.).

[14] Sur les frères Amable et Jacques de Tourreil, voir Lettre 844, n.11 ; il s’agit ici sans doute de l’académicien Jacques de Tourreil, sur lequel voir Lettre 866, n.4 : il est possible qu’il ait fait partie de la délégation française pour les négociations du traité de Ryswick. Sur les deux frères Tourreil, voir le Dictionnaire de Port-Royal, s.v. (articles d’A. McKenna).

[15] On comprend par la suite qu’il s’agit de faire figurer la famille de Bruguière de Naudis dans les travaux géographiques de Guillaume et d’ Adrien Sanson ; on peut penser qu’une mise en relation avec Charles-René d’Hozier, qui continuait l’œuvre de son père, Pierre, aurait été plus utile en ce sens. Bayle était en rapport indirect avec d’Hozier pour les besoins du DHC : voir Lettre 933, n.4.

[16] Charles Bruguière de Ros : voir Lettre 912, n.22.

[17] Fabrègues aurait sollicité les plénipotentiaires français dans les négociations de la paix de Ryswick : on peut supposer, d’après la formule de Naudis, qu’il s’agissait d’une requête en faveur des huguenots. Bien entendu, elle est restée lettre morte. C’est peut-être cette intervention qui est à la source de la rumeur dénoncée par Bayle dans sa lettre à Jean de Bayze : voir Lettre 1282, n.2. Sur la part des revendications protestantes dans les négociations de la paix de Ryswick, voir aussi J.A. Wijnne, Négociations de Monsieur le comte d’Avaux, ambassadeur extraordinaire à la cour de Suède, pendant les années 1693, 1697, 1698 (Utrecht 1882-1883, 3 vol.) ; A. Legrelle, Notes et documents sur la paix de Ryswick (Lille, 1894) ; F. Puaux, « Essai sur les négociations des réfugiés pour obtenir le rétablissement de la religion réformée au traité de Ryswick (octobre 1697) », BSHPF, 16 (1867), p.257-267, 305-316 ; C. Read, « Les démarches des réfugiés huguenots auprès des négociateurs de la paix de Ryswick pour leur rétablissement en France, 1697 », BSHPF, 40 (1891), p.169-188, 384-387 ; L. Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV (Paris 1990). Lavisse signale qu’un memorandum hollandais réclamait des sûretés pour les protestants étrangers établis en France et que Louis XIV consentit à tolérer la pratique du culte réformé en France dans les maisons des consuls hollandais : voir E. Lavisse, Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution (Paris 1900-1911, 18 vol.), viii.41. Nous n’avons su identifier M. de Fabrègues plus précisément. On trouve trace d’un Antoine de Sarret, marquis de Fabrègues (1651-1728), originaire de Montpellier, fils de François-Antoine (1620-1674) et de Louise Dauger de Cavoy (1630 ?-1697) ; il était major d’un régiment de cavalerie. Cependant, il est difficile de vérifier ces données, la famille des Sarret de Fabrègues étant extrêmement nombreuse et complexe. L’intervention de Fabrègues ressemble sur certains points à celle de Paul de Louvigny d’Orgemont : voir Lettre 1270, n.8.

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