Lettre 1286 : Pierre Bayle à Jean-Baptiste Dubos
[Rotterdam, le] 12 août 1697
Je ne vous dis rien d’une dissertation de M. Perizonius que je vous envoie. Elle traite De Censoribus populi Romani [1]. Je la crois toute de lui, quoiqu’il ne la donne que sous le nom d’un de ses ecoliers qui l’a soutenue publiquement comme une these. •
M. Jaquelot a dit que M. l’ abbé de Lanion avoit soutenu la cause de l’Eglise romaine avec toute la force et toute l’habileté possible [2], et qu’il n’avoit jamais disputé (je parle de M. Jaquelot) avec un homme qui raisonnât mieux. Le bruit qu’on a fait courir de je ne sçais quelle intrigue avec l’ambassadrice mediatrice n’a nul fondement [3]. /
Il n’y a personne que M. Perrault ait dû avoir plus en vuë que moi en faisant ses contes [4], car personne ne se divertit tant que moi et ne se delasse plus agréablement ni peutêtre plus necessairement, à la lecture de ces narrations pleines d’esprit et de beautés naturelles.
Il règne dans l’academie de Cambri[d]ge de grands restes des hipotheses platoniques que Henri Morus, celui qui fit de si fortes objections à M. Descartes et que vous avez pu lire dans le receiul [ sic] des lettres de ce dernier, a soutenues dans plusieurs livres [5]. Je crois que M. Newton, qui professe là les mathematiques, disciple, si je ne me trompe, de ce Morus, a puisé de là la pensée dont je vous ai parlé, que les lois mechaniques ne suffisant point à expliquer les effets de la nature, il faut reconnoitre en plus d’occasions qu’on ne fait, la direction particuliere d’une intelligence [6]. Je suis fort trompé si le P[ère] Mallebranche n’est de cet avis [7]. M. Newton n’a pas laissé d’emploier uniquenent les principes mecaniques dans l’ouvrage qu’il a donné au public, et où l’on pretend qu’il a ruiné mathematiquement les tourbillons de M. Descartes.
On a imprimé un livre qui a pour titre : La Negotiation de Riswick [8]. Plus de la moitié de cet ouvrage ne sert qu’à des ignoran[t]s qui n’ont point lû ce qui s’est dit et imprimé plusieurs fois sur les pretentions surannées de la France par rapport aux autres Etats, et sur celles des autres Etats par rapport à plusieurs provinces de France. Le reste de l’ouvrage est plus curieux ; il contient quelques discours politiques sur l’etat present des choses, avec la censure de la conduite de la France. On l’accuse d’avoir manqué aux occasions lorsqu’elles ne lui manquoient point, et de s’être mal servie de ses avantages, à Neerwinde, par exemple. / Ce sont toutes choses qui ont eté dites mille fois en conversation dans tous les païs des alliés. Peut être l’a-t-on dit aussi en France, car on y parle bien plus librement que les étrangers ne s’imaginent ; mais d’ailleurs peut-être vous trouvez que les alliés ont fait aussi quelques fautes, sur lesquelles nos ecrivains ni nos raisonneurs n’ouvrent pas les yeux. Ils auront besoin que les François les desabusent, si ce n’est qu’il soit de la politique de soutenir que l’on n’est pas redevable de quelque chose à l’imprudence de son ennemi. On n’a point cette politique en d’autres endroits, comme vous voiez.
Le livre de M. Leti sur le loteries [9] seroit bien divertissant, s’il etoit beaucoup plus court, je veux dire dechargé du grand verbiage, et reduit aux bonnes choses. Cet auteur a sous la presse son Philippe 2 d , traduit en françois, corrigé et augmenté. Vous sçavés qu’il le publia à Geneve, en italien, en 2 volumes in 4° en 1679 [10].
Je vous ai envoié un petit ecrit en françois qu’un medecin hollandois nommé M. Lufneu a publié contre l’operateur allemand qui se vante de guérir par l’injection de quelque chose dans l’urine du malade [11]. Il a traduit lui même en notre langue ce qu’il avoit publié là dessus en la sienne, et vous trouverez, je m’assure, que pour un Hollandois, qui n’est jamais sorti de son paÿs, il n’entend pas mal la langue françoise.
Je vous ai parlé d’ un journaliste hollandois dont la femme se vantoit de la vertu que la baguette divinatrice tournoit en ses mains proche des métaux [12]. Un de nos incredules, aiant obtenu d’être present, remarqua qu’il n’y a là qu’une adresse de la main, et il a fait tourner la baguette en mille occasions, sans qu’il y ait eut ni or ni argent autour de lui. M. Hartsoecker doit publier une lettre pour expliquer mecaniquement le mouvement de cette baguette [13] qui ne dépend que du pressement de la main, après avoir incliné les deux fourchons. /
Le 2 d journal latin d’Utrecht [14], sçavoir juin et juillet, n’est pas encore publié. M. Leers commence à rimprimer le Dictionnaire de Furetiere, revû, et augmenté par M. de Beauval [15]. Les augmentations iront au tiers.
J’ay fait attention à ce que vous m’apprenez du Jugement de l’ abbé R[enaudot :] il tiendroit 5 ou 6 pages au moins, me dites-vous [16]. Voilà qui me surprend, et qui me fait avoir regret de n’avoir repondu qu’en une 20 ne de lignes. Je vous proteste avec la d[erni]ere sincerité que je n’ai sçu autre chose là dessus, sinon qu’il avoit declaré à M. le chancelier que le Dictionnaire considéré en lui même etoit un ouvrage trés meprisable, et des plus indignes de l’estime du public, et que consideré par rapport aux impuretés, et aux impietés dont il est parsemé, il doit deplaire aux personnes graves et pieuses ; outre que la France y est maltraittée et le prince de Galles aussi. Voila ce qui fut écrit à M. Leers, et comme ce qu’on lui communiqua etoit en stile direct, je crus que c’etoit la copie meme toute entiere de son Jugement. Je crus d’autre coté que ce Jugement n’étoit qu’un papier pour M. le chancelier ; c’est pourquoi je me contentai en ecrivant pour d’autres choses à un habile et honnete homme, qui a toute sorte d’accès auprès de ce chef de la justice, de le prier de lui representer etc [17]. Je ne croiois pas que mes remarques dussent etre vues de personne, comme je croiois aussi que le Jugement ne le seroit pas. Mr ... [18] à qui j’ecrivis, voiant que ce Jugement couroit partout en manuscrit, fit courir aussi ce que j’avois remarqué, et je n’ai sçu qu’aprés coup qu’il m’eût rendu cet office. Ceux qui auront cru que ma pretendue reponse etoit faite aprés connoissance exacte du Jugement de l’abbé, auront eu raison d’etre surpris, car c’est la reponse du monde la moins exacte ; aussi ne le devoit-elle pas etre, n’aiant eté faite que dans les circonstances que je viens de vous marquer. Vous jugerez / aisement de ma surprise, Mr, quand j’ai sçu par votre moien que ce Jugement est de plusieurs pages. Si je le vois, je pourrai y faire des reflexions plus exactes et plus precises [19].
Notes :
[1] Sur cette thèse, De censoribus populi Romani, soutenue par Franciscus van Bochoven sous la présidence de Perizonius à l’université de Leyde, voir Lettre 1281, n.6.
[2] Sur l’abbé François de Lanion, qui semble avoir été présent aux négociations de Ryswick, voir Lettre 1268, n.10. Sa controverse avec Isaac Jaquelot fut sans doute un débat oral qui aurait eu lieu aux Provinces-Unies.
[3] Sur les rumeurs qui couraient sur les mauvaises mœurs de l’ abbé de Lanion, voir Lettre 1268, n.10.
[4] Sur la mode des contes lancée par Charles Perrault, voir Lettre 1180, n.5.
[5] Henry More (1614-1687) était membre du groupe des « platoniciens de Cambridge », qui comptaient également dans leurs rangs Ralph Cudworth (1617-1689), Benjamin Whichcote (1609-1683), Peter Sterry (1613-1672), John Smith (1618-1652), Nathaniel Culverwell (1619-1651) et John Worthington (1618-1671) ; parmi leurs disciples, on trouve George Rust (?-1670), Anne Conway (1630-1679) et John Norris (1657-1711). Bayle avait fondé sur la philosophie de More des objections au cartésianisme proposées à Pierre Poiret en 1679 et avait encore cité ses œuvres en 1680 (voir Lettre 179) ; il en discutait de nouveau avec Du Rondel en 1694 (Lettre 300, n.3). Il ne consacra pas d’article du DHC à More, mais sa philosophie, qui identifie Dieu à l’espace, lui sert à plusieurs reprises à formuler ses objections au cartésianisme. Sur Henry More et sa philosophie, voir A. Lichtenstein, Henry More : the rational theology of a Cambridge Platonist (Cambridge, Mass. 1962) ; C.A. Patrides, The Cambridge Platonists (Cambridge 1980) ; A. Gabbey, « Philosophia cartesiana triumphata : Henry More and Descartes, 1646-71 », in T.M. Lennon et al. (dir.), Problems in Cartesianism (Kingston, Montreal 1982), p.171-249 ; J. Henry, « A Cambridge Platonist’s materialism : Henry More and the concept of soul », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 49 (1986), p.172-195 ; A. Jacob, Henry More : the immortality of the soul (The Hague 1987) ; R. Hall, Henry More. Magic, religion and experiment (Oxford 1990) ; G.A.J. Rogers, J.-M. Vienne, Y.-C. Zarka (dir.). The Cambridge Platonists in philosophical context. Politics, metaphysics and religion (Dordrecht 1997) ; S. Hutton (dir.). Henry More (1614-1687). Tercentenary Studies (Dordrecht 1990) ; S. Hutton, « The Cambridge Platonists », in S. Nadler (dir.), A Companion to early modern philosophy (Oxford 2002), p.308-319. Sur Bayle et More, voir G. Mori, Tra Descartes e Bayle : Poiret et la teodicea (Bologna 1990), et, du même, Bayle philosophe (Paris 1999).
[6] Les critiques contemporains de Newton voulaient voir dans les lois de la gravitation un retour des qualités occultes – ici des interventions d’une intelligence divine. La remarque suivante sur Newton souligne néanmoins que Bayle a bien constaté, à la lecture de l’ouvrage de Newton, Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica (Londini 1687, 4°), que le savant anglais concevait l’univers comme gouverné par des lois mécaniques. Voir M. Blay et R. Halleux (dir.), La Science classique, XVI e-XVII e siècle. Dictionnaire critique (Paris 1998), p.356-365, 603-631, 812-826 ; Voltaire, Lettres philosophiques, éd. O. Ferret et A. McKenna (Paris 2010), introduction aux notes éditoriales des Lettres XIV-XVII, p.434-441, et la bibliographie indiquée.
[7] Remarque ironique de Bayle, qui sait bien que Malebranche exclut précisément les interventions particulières de l’Etre infiniment parfait dans le fonctionnement des lois générales qui gouvernent l’univers, de telles interventions étant incompatibles avec Sa sagesse et avec Sa majesté.
[8] Sur cet ouvrage de José Freire Monterroyo Mascarenhas, qui fut suivi de plusieurs publications semblables, voir Lettre 1281, n.5.
[9] Sur cet ouvrage de Leti, voir Lettre 1281, n.2.
[10] L’ouvrage de Gregorio Leti, Vita del catolico rè Filippo II monarca delle Spagne [...] (Coligni [Genève] 1679, 4°, 2 vol.), paru chez Jean-Antoine Chouet, fut traduit en néerlandais : Het leven van Filips II koning van Spanien (’s Gravenhage 1677-1699, 12°, 2 vol.), imprimé chez N.J. Wieringa et de nouveau, en 1699 chez Engelbreght Boucquet (’s Gravenhage 1699, 8°, 2 vol.), mais la traduction française – composée par Jean Guillaume de Chevrières – ne devait paraître que bien des années plus tard : La Vie de Philippe II, roi d’Espagne, traduite de l’italien [...] (Amsterdam 1734, 12°, 6 vol.) chez Pierre Mortier. C’est donc certainement la traduction néerlandaise qui est ici annoncée par Bayle ; il fera la même erreur dans la lettre qu’il adresse la semaine suivante à Nicaise : voir Lettre 1287, n.16.
[11] Il s’agit de l’écrit de Hermann Lufneu publié sous forme de lettre à Bayle datée du 8 juillet 1697 et intitulée Lettre à M. B. sur l’impossibilité des opérations sympathiques (Rotterdam 1697, 12°) : voir Lettre 1277, n.1.
[12] Voir la lettre de Bayle à Dubos du 13 mai 1697 sur l’affaire de la baguette divinatoire, qui avait fait l’objet de plusieurs articles dans le Boekzaal van Europe de Pieter Rabus. C’est la femme de Rabus lui-même qui s’était découvert des dons de divination : voir Lettre 1258, n.21. Elle s’appelait Elisabeth Ostens (1659-1718), née dans une famille de mennonites et de collégiants ; elle était la nièce de Jacob Ostens (1630-1678), l’ami rotterdamois de Spinoza auquel Lambert van Velthuysen (1622-1685) adressa sa fameuse lettre du 24 janvier 1671. Voir Lambert van Velthuysen, « Des principes du juste et du convenable » : une apologie du « De Cive » de Hobbes (1651-1680), éd. et trad. C. Secretan (Caen 1995), introduction.
[13] Il ne semble pas que Nicolas Hartsoeker ait publié un article de cette nature ; on le sollicitait sans doute en ce sens, puisqu’il s’était engagé dans la défense de son traité Principes de la physique (Paris 1696, 4°) par la publication d’un article intitulé « Des éléments du corps naturel et des qualités qu’ils doivent avoir [...] », dans le JS du 16 juillet 1696 et dans l’HOS, octobre 1696, art. VII : voir Lettre 1184, n.10.
[14] Le second numéro du nouveau journal publié en latin par Ludolf Küster à Utrecht, Bibliotheca librorum novorum : voir Lettre 1270, n.13.
[15] Cette nouvelle édition ne devait sortir des presses d’ Arnout et Reinier Leers que plusieurs années plus tard : Furetière, Dictionnaire universel : contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes des sciences et des arts [...] et enfin les noms des auteurs qui ont traitté des matieres qui regardent les mots, expliquez avec quelques histoires, curiositez naturelles, et sentences morales, qui seront rapportées pour donner des exemples de phrases et de constructions le tout extrait des plus excellens auteurs anciens et modernes. Seconde edition revuë, corrigée et augmentée par Monsieur Basnage de B[e]auval (La Haye, Rotterdam 1701, folio, 3 vol.). L’édition antérieure, imprimée également par Arnout et Reinier Leers (La Haye, Rotterdam 1690, folio, 3 vol.), comportait une préface de Bayle.
[16] A cette date, Bayle ne connaissait du Jugement de Renaudot que les réflexions de Renaudot dans sa lettre du mois de mars 1697 à Janiçon, recopiées pour Bayle par Janisson du Marsin à l’insu de son père : voir Lettre 1240.
[17] Bayle fait allusion à sa lettre du 18 mars 1697 adressée à Pierre Bonnet Bourdelot : Lettre 1235.
[18] Le nom est laissé en blanc dans toutes les copies ; il s’agit de Pierre Bonnet Bourdelot : voir Lettre 1235.
[19] Bayle devait découvrir sous peu la publication du Jugement de Renaudot par Pierre Jurieu (Rotterdam 1697, 4°) chez Abraham Acher : voir le texte de cette publication en annexe du tome X de notre édition.