Lettre 1292 : Pierre Bayle à François Pinsson des Riolles
[Rotterdam,] le 26 e d’aout 1697
Je pren[d]s beaucoup de part, Monsieur, à vos regrets pour la mort de votre ami M r de Santeuil [1] l’un des plus gran[d]s poetes de ce siecle. Je vous remercie tres humblement des nouvelles particulieres que vous m’avez communiquées sur ce sujet et sur beaucoup d’autres dans votre belle depeche du 19 e du courant [2]. Je n’oublierai point de m’en servir dans l’article que je destine à ce fameux poete dans la continuation de mon Diction[n]aire [3]. Je suis ravi que Mr l’abbé Faydit soit en liberté [4], je l’en felicite de tout mon cœur. Vous trouverez cy joint ce que Mr Grævius m’a ecrit touchant les lettres d’ Hotman que vous communiquerez s’il vous plait à l’illustre Mr Baluze [5] que je salue avec beaucoup de respect. Mr Janniçon m’a fait esperer des remarques de cet habile homme, tant sur les omissions que sur les fautes de commission de mon ouvrage [6]. [Je] vous remercie par avance du nouveau paquet que vous m’avez en[voyé et j’ espére] qu’il n’aura pas le sort de l’autre que je compte pour perdu [7]. Un [de mes] plus grands regrets est que Mr Galland [8] et les autres dont je devois [recevoir] des traittéz n’ont point vu encore mes tres humbles remercimen[t]s. [J’atten]dois à les faire que le paquet fut venu, et je vous sup[p]lie de me disculp[er] aupres d’eux, et de leur marquer ma reconnoissance.
Je suis bien aise de ce que vous me marquez de Mons r Ferrand [9] que j’estime et que j’honore extremement. Vous ne me marquez point quel est l’ouvrage dont il voudroit troquer 500 exemplaires : quand je le saurai je tacherai de negocier cela.
J’avois dessein de mettre sous ce couvert un billet pour notre ami de Saumur [10] mais trois ou quatre lettres que je viens d’ecrire de suite m’ont jetté dans une migraine (il sait que je suis sujet à ce maudit mal) qui me permettra à peine d’achever ceci. Rien n’excite davantage ce mal en moi que d’ecrire plusieurs lettres ; dont la raison est qu’on veut se hater, et qu’on ne s’arrete pas de tem[p]s en tem[p]s comme quand on fait un livre : on ecrit et puis on prend un livre, et puis un autre. Ces intervalles, ou ces changemen[t]s de travail sont pour moi une diminution de peine. Ecrivez • lui je vous en sup[p]lie Monsieur, que j’ignore s’il a reçu ma derniere lettre qui etoit dans celle que j’écrivis à l’ami mathematicien par la poste au mois de janvier dernier [11]. Je leur disois à l’un et à l’autre que • dès qu’ils m’auroient / indiqué la voie de mer que le mathematicien se faisoit fort de trouver je leur enverrois un exemplaire [12]. Dites lui que je cherche de mon coté une voie, et que la paix qui va se conclure m’en fournira infailliblement, et qu’ainsi il se garde bien de l’acheter. Un des amis du mathémat[icien] [13] me dit l’autre jour qu’il devoit aller à Roüen pour la retraite que l’institut impose apres le cours des etudes. Assurez bien l’ami de Saumur qu’on ne peut etre plus à lui que je le suis.
La migraine me force de finir ici en vous assurant Monsieur que je suis tout à vous et avec une reconnoissance extreme de vos bontez infinies.
A Monsieur / Monsieur Pinsson / des Riol[l]es ruë de la / Harpe / A Paris
Notes :
[1] Sur la mort de Santeuil le 5 août, voir Lettre 1289, n.8.
[2] Cette lettre de Pinsson des Riolles à Bayle du 19 août est perdue.
[3] Bayle évoque l’affaire de l’épitaphe d’ Antoine Arnauld par Santeuil dans l’article du grand théologien, « Arnauld (Antoine) », rem. AA, mais il ne consacre pas d’article distinct à Santeuil dans la deuxième édition du DHC.
[4] Sur l’emprisonnement de l’ abbé Faydit, dit de Riom, voir Lettre 1147, n.1. L’association de Faydit avec ce qui précède est constituée par la publication par le polémiste d’une Histoire du différend de M. Santeul avec les jésuites, pour l’épigramme qu’il a fait sur M. Arnauld (Liège 1697, 12°) ; il devait publier l’année suivante un Tombeau de M. Santeul et l’éloge de ce grand poète (Paris 1698, 4°) : voir Lettre 1289, n.8.
[5] Sur cette négociation autour du projet de Baluze d’éditer les lettres de François et Jean Hotman, voir Lettres 1218, n.4, 1225, n.2, 1238, n.2, et 1261.
[6] Bayle était depuis quelque temps déjà en rapport avec Etienne Baluze par l’intermédiaire de François Janiçon : voir Lettres 948, n.5, et 1003, n.9.
[7] Sur le paquet perdu, voir Lettres 1208 et 1263 ; sur ce nouveau paquet, voir Lettre 1278.
[8] Bayle était en rapport avec Antoine Galland par l’intermédiaire de Pinsson des Riolles ; le grand orientaliste connaissait également Daniel de Larroque et devait le fréquenter après sa sortie de prison au château de Saumur : c’est à Galland que Larroque devait avouer qu’il avait détruit de très nombreuses lettres de Bayle, voir Lettres 902, n.10, et 1022, n.1.
[9] Il s’agit sans doute de Louis Ferrand, avocat au Parlement de Paris : voir Lettre 171, n.13, mais on se demande comment Bayle peut prétendre estimer et honorer cet aventurier du psautier : voir Lettres 661 et 692, n.6.
[11] Cette lettre du mois de janvier 1697, que Bayle avait envoyée à Larroque par l’intermédiaire d’ Edouard de Vitry (« l’ami mathématicien »), est perdue.
[13] Il s’agit certainement du jésuite mentionné par Bayle dans sa lettre du 10 juin 1697 adressée à Janisson du Marsin, jésuite « qui est aupres de l’un des plenipotentiaires de France à Delft » : voir Lettre 1267, n.6. Or, nous apprendrons par sa lettre du 29 novembre 1697 (Lettre 1330, n.1) qu’il s’agit du Père Louis Doucin. L’Institut désigne l’organisation de la Compagnie de Jésus (et non pas la maison professe) ; la retraite imposée après le cours des études correspond au « second noviciat » ou « troisième an ». Après leurs études (philosophie, puis théologie) et avant de prononcer leurs vœux définitifs, les futurs profès effectuaient un « second noviciat » ou « troisième an », qui, pour les étudiants de la Province de France, se déroulait à Rouen.