Lettre 1299 : Pierre Bayle à François Janiçon

[Rotterdam, le 5 septembre 1697 [1]]

Le second tome du Pere Hennepin sur les Decouvertes des païs septentrionaux de l’Amerique vient de paroitre [2]. Il y a une preface où il s’excuse fort légérement sur ce qu’il a exhorté le roi d’Angleterre à faire convertir ces peuples barbares, et où il maltraite quelques moines qui ont fait de relations de ces païs là.

Un Allemand nommé Funccius a fait un livre sur l’avantage de notre siecle, il s’intitule Vindicia hujus sæculi [3]. Il montre mais maigrement que nôtre siécle ne céde aux précéden[t]s ni en esprit, ni en vertu.

J’ap[p]ris hier d’un gentilhomne anglois que toute l’Ecosse s’infecte des opinions fanatiques d’ Antoinette Bourignon, et qu’on craint que la contagion ne s’étende jusqu’en Angleterre, où, l’on s’apperçoit déja de ses progré : c’est pourquoi un habile homme de cette nation vient de publier un livre contre les bourignonistes [4]. C’est une chose étrange que tout d’un coup le molinosisme devienne à la mode dans des païs si differen[t]s de mœurs et de religion, car je voi qu’en France les evêques prennent beaucoup de précautions contre cela, c’est presque la même chose que le bourignonisme.

J’ai écrit depuis assés longtemps à Paris que l’on m’avoit dit que l’auteur du journal latin, que l’on publie à Utreckt, s’ap[p]elle Crœse, et que c’est lui qui avait publié l’ Histoire du quakerisme [5]. Je viens d’apprendre que cela est faux, l’auteur de ce journal est un Allemand qui demeure à Utreckt et qui a nom Coster [6]. Ce mot en ce païs ci est le nom qu’on donne aux portiers des temples, c’est pourquoi il se qualifie à la tête de son journal L. Neocorus. C’est avoir grécisé son nom / car νεωκόρος veut dire un ædituus [i], un portier d’Eglise ou un balieur de temple. Cet homme là écrit nettement et donne fort bien l’abrégé d’un livre, mais la latinité de Crœsius dans l’histoire du quakerisme est fort mauvaise et obscure. Il a parlé dans les mois de juin et juillet des œuvres du Pere Sirmond [7] et de l’ Histoire de France du Pere Daniel rimprimée à Amsterdam [8].

On imprime à Paris une Histoire du nestorianisme dont on a vû en ce païs ci le premier livre [9], je veux dire que le libraire, ou l’auteur ou ses amis en ont montré quelques cahiers. J’ai ouï dire à des connoisseurs qui les ont lus que cet ouvrage est bien écrit et très docte.

Les nouvelles publiques de nos gazettes vous auront appris la reception magnifique que la ville d’Amsterdam a faite à l’ambassade de Moscovie, mais je ne sai s’ils vous auront appris ce qu’il y a de plus singulier dans cette ambassade, c’est que le grand duc est en personne à la suite de ses ambassadeurs. Il devoit arriver à La Haye hier au soir, il a pris cet expédient de voyager incognito, et on lui a inspiré cette pensée afin qu’ayant vû les cours de l’Europe il y ap[p]renne la maniére d’introduire dans ses Etats une chose qui y manque, c’est la culture de l’esprit, tant par rap[p]ort à l’art militaire que par rap[p]ort aux sciences. On dit que Mr Le Fort[,] Genevois [10] qui s’est fort poussé à la cour de Moscovie[,] a fait resoudre le czar d’établir des academies de quelque sens qu’on les prenne[,] soit pour des colléges, soit pour des maisons à apprendre le manége, et autres exercices de gentilhomme. Un prince comme celui là pourrait aisement conquerir jusques aux confins de la Chine s’il entendoit et ses sujets l’art militaire, comme on l’entend chez les princes alliés contre la France, et comme on l’entend en France.

Je suis etc.

Notes :

[1] Dans sa lettre du 16 septembre (Lettre 1302), Janisson du Marsin annonce à Bayle que son père « se donnera l’honneur de [...] répondre à votre dernière du 5 de ce mois qui étoit dans la mienne ». Bayle a donc écrit deux lettres à la date du 5 septembre, l’une adressée au père, François Janiçon, l’autre au fils, Janisson du Marsin. Ces deux lettres sont perdues. Le présent extrait est une copie de la main de Janisson du Marsin à l’attention de Jean-Alphonse Turrettini (Fonds Turrettini 1/ Gd 19). Comme François Janiçon avait l’habitude d’adresser à Turrettini de tels extraits des lettres reçues de Bayle – et que son fils lui servait souvent de secrétaire pour établir ces extraits – nous proposons le nom de François Janiçon comme destinataire de la présente lettre. Voir aussi la lettre de François Janiçon à Turrettini du 18 septembre 1697, où il fait allusion aux nouvelles de Bayle qu’il fait suivre (Pitassi, Inventaire, n° 1094, i.733).

[2] Sur cet ouvrage du Père Louis Hennepin, voir Lettres 1258, n.17, et 1268, n.7.

[3] Bayle consacre un bref article à Jean Funccius (Johann Funck, 1518-1566) dans le DHC : « Prédicateur luthérien, gendre d’ Andreas Osiander, et son second dans les disputes de la justice imputative, [il] se mêla de troubler d’une autre maniere le repos public, c’est-à-dire par des cabales d’Etat qui lui firent perdre la tête à Konigsberg dans la Prusse le 28 d’octobre 1566. » Bayle n’y cite pas l’ouvrage mentionné ici – dont nous n’avons pas trouvé trace – mais seulement sa Chronologia : hoc est, omnium temporum et annorum ab initio mundi, usque ad annum a nato Christi M.D.LII in prima editione ab autore deducta : post ab eodem recognita, aucta, et in annum 1566. Indiq[ue] tandem ab aliis in hunc usque annum præsentem 1578 producta computatio (Witebergæ 1578, folio).

[4] John Cockburn (1652-1729) avait déjà publié An enquiry into the nature, necessity, and evidence of Christian faith ([London ? 1696 ?], 8°) ; il s’agit ici de son ouvrage très récent, publié sous la date de 1698 : Bourignianism detected, or, the delusions and errors of Antonia Bourignon, and her growing sect : which may also serve for a discovery of all other enthusiastical impostures (London 1698, 4°), qui fut suivi par A letter from John Cockburn, D.D. to his friend in London ; giving an account, why the other narratives about Bourignianism are not yet publish’d, and answering some reflections pass’d upon the first (London 1698, 4°). Bayle avait publié dans le DHC un article très dur contre le mysticisme d’ Antoinette Bourignon, dont Pierre Poiret avait publié Toutes les œuvres (Amsterdam 1686, 8°, 19 vol.) : cette publication est signalée dans les NRL, avril 1685, art. IX, in fine, et de nouveau en mars 1686, cat. iv. Sur la théologie d’Antoinette Bourignon, voir B. Tambrun, L’Ombre de Platon. Unité et Trinité au siècle de Louis le Grand (Paris 2016), s.v.

[5] Sur Gérard Croese et son Historia quakeriana, voir Lettre 1273, n.7.

[6] Sur le journal de Ludolf Küster, Bibliotheca librorum novorum, voir Lettre 1270, n.13.

[i] ædituus pour æditumnus ; Neocorus : newkovro", balayeur ou gardien d’un temple.

[7] Le Père jésuite Antoine Sirmond (1591-1643), auteur d’une réfutation latine de Pomponazzi, De immortalitate animæ, adversus Pomponatium et asseclas (Parisiis 1635, 8°) et de quelques traités en français : L’Auditeur de la parole de Dieu (Paris 1638, 8°), Le Prédicateur (Paris 1638, 8°) et La Deffense de la vertu (Paris 1641, 8°). Son plus grand titre de gloire est d’avoir été réfuté par Antoine Arnauld, Extraict de quelques erreurs et impiétez contenues dans un livre intitulé « La deffence de la vertu » par le P. A. Sirmond (s.l. 1641, 8°), par Jean-Pierre Camus, Notes sur un livre intitulé « la Défense de la vertu », extraites de plus amples animadversions (Paris 1643, 8°) et par Pascal, Lettres provinciales, lettre X (1656), éd. L. Cognet et G. Ferreyrolles (Paris 1992), p.188-189. Voir aussi, sur la controverse de Sirmond avec Arnauld et avec Jean-Pierre Camus, H. Bremond, La Querelle du pur amour au temps de Louis XIII (Paris 1932) ; G. Joppin, Une querelle autour de l’amour pur (Paris 1938).

[8] Gabriel Daniel, S.J., Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules (Paris 1696, 4°) : voir Lettre 1128, n.16.

[9] Louis Doucin (1652-1716), Histoire du nestorianisme (Paris 1698, 1699, 4° ; Utrecht 1716, 4°), publication qui fut accompagnée de son traité de La Divinité de Jésus-Christ combattue par Nestorius, et prouvée par s[aint] Cyrille, pour servir de préface à l’« Histoire du nestorianisme » (Paris 1698, 4°) et suivie par une Addition à l’« Histoire du nestorianisme », où l’on fait voir quel a été l’ancien usage de l’Église dans la condamnation des livres, et ce qu’elle a exigé des fidèles à [cet] égard (Paris 1703, 12°) et par une Lettre d’un docteur en théologie à un de ses amis, touchant une nouvelle « Addition à l’“Histoire du nestorianisme” » (s.l. 1705, 12°).

[10] Aux Archives d’Etat à Genève, on trouve une Lettre de Moscovie du tsar Pierre 1 er en faveur de Pierre Le Fort, fils d’Ami, et de Henri, fils de François Le Fort, général en chef de Leurs Majestés csariennes, présentée au Conseil le 19 juin 1695. La notice donne des informations précieuses concernant François Le Fort (1656-1699), membre d’une famille piémontaise réfugiée à Genève au XVI e siècle. Né à Genève, François entra dans la carrière militaire à l’âge de 18 ans, aux Pays-Bas. Il fut recruté comme officier pour la Moscovie en juillet 1675, travailla pour le résident du Danemark, puis entra au service du tsar trois ans plus tard. A partir de 1690, le jeune tsar Pierre I er (futur Pierre le Grand) se lia d’amitié avec lui, et Le Fort l’aida dans la création d’une flotte de guerre, dont il fut nommé amiral en septembre 1694. Par sa nomination en 1696 comme vice-roi du grand-duché de Novgorod, il devint membre de la noblesse russe. En 1697, accompagné par le tsar qui voyageait incognito, il effectua une ambassade qui le conduisit à travers l’Europe. Il devait mourir d’une fièvre peu après son retour en Russie. Dans le document conservé aux archives genevoises, le tsar déclare qu’il a accueilli Pierre Le Fort, fils du conseiller d’Etat genevois Ami Le Fort et neveu de l’amiral François Le Fort ; d’autre part, il recommande au gouvernement genevois l’enfant Henri Le Fort (1684-1703), fils de François, envoyé à Genève pour parfaire son éducation. Appelé à Moscou en 1694 par son oncle, Pierre Le Fort (1676-1754) y fit également une carrière militaire, moins brillante que celle de François. Il se retira dans le Mecklembourg en 1733. Dans la troisième édition du DHC (Genève, Jacques Fabri et Jacques François Barillot, 1715, folio, 3 vol.), s’ajoute un article consacré à « Le Fort (François) » selon un « Mémoire manuscrit communiqué au libraire à cette 3 e édition » ; cet article est absent de toutes les éditions hollandaises du DHC ; il a certainement été fourni par un membre de la famille Le Fort, peut-être par Pierre Le Fort, mentionné brièvement à la fin de l’article du DHC. Voir le Dictionnaire historique de la Suisse, http://www.hls-dhs-dss.ch/index.php, s.v. (art. d’ E. Burgy) : « Famille originaire de Cuneo (Piémont), dont le patronyme, Lifforti, a été francisé en Lefort. Jean-Antoine (1517-1590) se réfugie à Genève pour motifs religieux et acquiert la bourgeoisie en 1565. De son fils Daniel (1607-1650) est issue la branche aînée, encore vivace à Genève, qui donne plusieurs membres du Conseil des Deux-Cents, s’installe dans le commerce et l’industrie (dorure, notamment), puis accède aux charges politiques et académiques à la fin du XVIII e siècle. » Voir aussi, dans ce même dictionnaire, les articles consacrés aux membres de la famille Le Fort (art. d’E. Burgy, de M. Piguet), qui renvoient à H. Le Fort, Notice généalogique et historique sur la famille Le Fort de Genève ([Genève ?] 1920), et à M.C. Posselt, Der General und Admiral Franz Lefort (Frankfurt am Main 1866, 2 vol.).

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