Lettre 1303 : Pierre Bayle à Public

A Rotterdam, le 17 e de septembre 1697

Réflexions sur un imprimé qui a pour titre,

« Jugement du Public, et particulièrement de l’abbé Renaudot,

sur le “Dictionnaire critique” du sieur Bayle »

Mon principal but ici est d’avertir le public, que je travaille à une défense, qui auprès de tous les lecteurs non préoc[c]upez sera une démonstration de l’injustice de mes censeurs. Mais cette apologie ne méritant pas la destinée des feuilles volantes, qui la plûpart du tem[p]s ne passent pas la semaine, on la garde pour être mise à la tête ou à la queuë d’un in folio. Par la même raison on renvoie là presque tout ce que l’on pourroit dire de considérable contre l’écrit qui vient de paroître. On se réduit à un petit nombre d’observations faites à la hâte et négligemment. Qui mettroit de l’esprit et du stile dans un imprimé de 7 ou 8 pages seroit bien prodigue.

I. Ce libelle-là est fort mal intitulé. Il ne doit avoir pour titre que Jugement de l’abbé Renaudot commenté par celui qui le publie ; car tous les autres juges sont moins fantômes[,] ce sont des êtres invisibles ; on ne sait s’ils sont blancs ou noirs. C’est pourquoi leur témoignage et un zéro sont la même chose. J’excepte l’agent de Messieurs les Etats ; mais je prie mon lecteur de considérer sur ce fait-là ce que je dirai bien-tôt de Tertullien.

II. Quelle manière de procéder est-ce que cela ! Faire consister le jugement du public en de telles pièces. J’en pourrois produire de bien plus fortes à mon avantage, si la modestie le permettoit. Outre cela, que de lettres ne pourrois-je pas publier, où mon adversaire est représenté et comme un mauvais auteur, et comme un malhonnéte-homme ! Mais Dieu me garde d’imiter l’usage qu’il fait de ce que les gens s’entr’écrivent en confidence. C’est une conduite que les payens mêmes ont détestée. Quelles gens voyons-nous ici ? L’un écrit ce qu’il prétend avoir ouï dire à un évêque, l’autre le fait imprimer. Ni l’un, ni l’autre n’en demandent la permission. Ils le nomment sans aveu. Peut-on voir plus de hardiesse ? N’est-ce pas tyranniser la conversation plus que Phalaris ne tyrannisoit le peuple ?

III. L’auteur de ce prétendu Jugement du public n’a gueres été sage dans la distinction qu’il a faite. Il a sup[p]rimé le nom de tous ses témoins, excepté celui qu’il devoit cacher principalement, nom odieux et méprisé dans tous les païs qui font la guerre à la France. Je ne veux point prévaloir de la préoc[c]upation publique : je veux bien ne le pas faire considérer du côté de sa Gazette, qui le décrie par tout comme un homme habitué à donner un tour malin au mensonge. Je veux le représenter par son beau côté. Monsieur l’abbé Renaudot passe pour très docte, et pour être d’un goût si délicat, qu’il ne trouve rien qui lui plaise. Il ne faut donc rien conclure de son mépris : c’est une preuve équivoque. On m’a dit de plus qu’il est fort dévot. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il trouve trop libre ce qui dans le fond n’excède point les libertez qu’un honnête homme se peut donner, à l’exemple d’une infinité de grands auteurs. Un moraliste severe, Tertullien, par exemple, trouve-t-il rien d’assez éloigné du luxe dans la maison d’un homme du monde ? Le public a beau être édifié du bon ordre qui y règne : la maîtresse du logis ne va à la comédie et au bal que de tems en tems : elle ne joüe qu’en certaines occasions : on louë la modestie de ses habits, et de ses paroles. Mais Tertullien ne laisse pas de crier qu’elle est immodeste. Elle ne cache pas assez son cou ni ses bras ; elle porte de rubans ; elle danse, elle plaisante quelquefois : la voila damnée. Ce n’est point selon le goût d’un tel censeur qu’il faut juger si le commentaire d’un laïque sur l’histoire des particuliers, est quelquefois habillé un peu trop à la mondaine ; car en suivant un tel goût, conforme d’ailleurs aux loix rigoureuses de l’Evangile, il faudroit bannir du monde tous les romans, et une infinité d’autres écrits autorisez par les loix civiles : il ne faudroit composer que des ouvrages de piété. On me dira que des gens mêmes qui ne sont pas rigoristes, trouvent dans mon Dictionnaire quelques gayetez un peu trop fortes. On sera satisfait je m’assûre, quand on aura vû l’apologie que je prépare sur ce point-là. J’en préparerois une autre sur ce que Monsieur l’abbé Renaudot appelle impiétez ; mais comme je ne sai point sur quoi l’on fonde cette accusation, j’attendrai qu’on me le marque. J’ai déclaré en toute occasion, et je le déclare ici publiquement, que s’il y a des dogmes hétérodoxes dans mon ouvrage, je les déteste tout le premier, et que je les chasserai de la seconde édition. On n’a qu’à me les faire connoître. Quant à l’article de « David », Monsieur l’abbé a grand tort de dire que je n’y ai eu aucun respect pour l’Ecriture ; car l’éclaircissement que j’y ai mis est plein d’une soumission très respectueuse pour ce divin livre. J’en pren[d]s à témoin tous les lecteurs. J’ajoûte que de la manière dont je prétens retoucher tout cet article, il ne pourra plus fournir de prétexte aux déclamations de mes censeurs. Après tout oseroit-on dire que mon Dictionnaire approche de la licence des Essais de Montagne, soit à l’égard du pyrrhonisme, soit à l’égard des saletez ? Or Montagne n’a-t il point donné tranquillement plusieurs éditions de son livre ? Ne l’a-t-on pas réimprimé cent et cent fois ? Ne l’a-t-on pas dédié au grand cardinal de Richelieu ? N’est-il pas dans toutes les bibliothèques ? Quel désordre ne seroit-ce pas que je n’eusse point en Hollande la liberté que Montagne a euë en France ?

IV. Si je réfute jamais le Jugement de Monsieur l’abbé Renaudot, ce ne sera qu’après avoir sû qu’il le reconnoît pour sien, tel qu’on vient de l’imprimer ; car il est si rempli de bévûës, de faussetez et d’impertinences, que je m’imagine qu’il n’est point conforme à l’original. On y a cousu, peut-être, de fausses pieces à diverses reprises en le copiant. Il avoit prévenu une infinité de personnes, mais d’habiles gens aiant lû mon Dictionnaire firent cesser bien tôt cette prévention. Monsieur l’abbé ne l’ignore point ; car il a dit dans une lettre « que je dois être content de l’ap[p]robation de tant de gens ». Aussi le suis-je. On s’étonna qu’il eût mis dans son rapport tant de choses inutiles. Il n’étoit question que de savoir si mon ouvrage choquoit l’Eglise romaine, ou la France. On ne lui avoit point demandé si j’ai lû les bons auteurs, ou si je mets en balance les Anciens avec les Modernes. Si plusieurs lecteurs l’ont contredit sur le chapitre de mon ignorance, je les en désavouë : il n’en a pas dit assez, j’en sai bien d’autres circonstances, et s’il veut faire mon portrait de ce côté-là, je lui fournirai bien des mémoires. Mais il me permettra de lui dire qu’il n’a pas bien choisi les preuves de mon incapacité ; car, par exemple, quand il la trouve dans la traduction de librarii par libraires, il me censure très injustement, puisque dans une note marginale j’ai averti mes lecteurs que par « libraires il falloit entendre les copistes et les relieurs, selon la maniere d’accomoder les livres en ce tems-là ». J’ai donc entendu la chose comme il la fal[l]oit entendre. Je ne lui attribuë point l’impertinence de la note marginale que l’on a mise à cet endroit de son rapport en le publiant ici. Cela doit être sur le compte de celui qui l’a publiée.

V. Il l’a fait avec peu de jugement ; car c’est produire une preuve démonstrative de la fausseté des accusations qu’il a tant prônées contre moi, sur des correspondances avec la Cour de France. Chimeres qu’autre que lui n’était capable de forger, et dont il eût fait réparation au public à la suite d’une piece aussi justificative de mon innocence que l’est celle qu’il a publiée, si les actes d’honnête homme lui étoient possibles. Mais il a gardé un profond silence à cet égard, et ne s’est appliqué qu’à répandre un noir venin sur ce que j’ai dit à l’avantage des protestans et contre l’Eglise romaine. Il faut qu’il soit bien ennemi de l’édification du prochain, puisqu’il ôte aux reformez celle que leur donne le jugement de Monsieur l’abbé Renaudot, et que pour la leur ôter il se copie lui même la vingtieme fois, répétant des calomnies si souvent ruinées, et qu’il n’a jamais soutenûës qu’en entassant faussetez sur faussetez, comme il a paru par les longues listes qu’on lui a marquées publiquement.

VI. Je m’arrêterai peu à ses réflexions. Ce n’est qu’un épanchement de chagrin et de colère. Ce ne sont que jugemens vagues, dont les lecteurs intelligens connoîtront d’eux mêmes la fausseté, ou que des calomnies cent fois réfutées, ou que mensonges nouveaux qui ne sont pas dignes d’être réfutez, ou qui le seront en tems et lieu. Au bout du compte après avoir tant déclamé, on verra que les trois exemples qu’il indique le confondent. Il allégue une comparaison sur la chute d’Eve, un passage de saint Paul appliqué aux Abéliens, et une phrase sur le dessein d’ Abélard. Le premier exemple est une objection que j’ai proposée aux sociniens, avec le ménagement de termes que la chose demandoit. Il n’y a nulle profanation dans le second ni aucune saleté dans le troisieme. J’en fais juges tous les lecteurs équitables et intelligens et je veux bien qu’ils en décident sans m’entendre. Voilà le sort ordinaire de nos déclamateurs. Pendant qu’ils se tiennent à des plaintes générales, ils surprennent les suffrages ; mais demandez leur un endroit particulier, il se trouve qu’ils ont donné de travers, qu’ils ont pris pour ma doctrine les conséquences qui résultent des hérésies que je combats, et que d’une mouche ils ont fait un éléphant. Cela m’oblige à leur donner charitablement ce mot d’avis. « Messieurs, je vous le dis sans rancune, ne parlez jamais de mon Dictionnaire que chez des gens qui ne l’ont pas ; car si on vous l’apporte pour vous obliger à la preuve, vous y serez attrapez. Cela vous arrive tous les jours aux uns et aux autres. Vous n’avez pas été assez fins, la passion vous a aveuglez ; vos hyperboles ont été cause qu’on s’est attendu à trouver dans chaque page l’abomination du Parnasse satirique, et l’on n’a trouvé que des bagatelles qui se disent tous les jours parmi les honnêtes gens, et que vous diriez fort bien ou dans une promenade divertissante, ou à table avec vos amis. Quittez l’amplication, faites en sorte que l’idée que vous donnerez n’égale pas la chose même. Cette manière de nuire ne rejaillira point sur vous.

VII. On peut joindre aux trois exemples qu’il a cottez, ce qu’il a dit contre l’article où je rap[p]orte des passages d’un livre de Tagereau. Il ne pouvoit pas choisir plus mal un sujet de plainte ; car je ferai voir en tems et lieu, que toutes sortes de droit m’ont autorisé à insérer dans mon ouvrage ce que j’ai dit du congrès. J’ai pû dire en qualité d’historien, que Quellenec fut accusé d’impuissance, et que ce fut sa belle mere et non pas sa femme qui lui intenta ce procès. Je devois à la vérité cette remarque en faveur d’une héroïne de notre parti. Comme historien fidelle j’ai dû critiquer ceux qui ternissent la gloire de cette dame, en supposant qu’à son âge le plus tendre elle suscita un tel procès. C’est déclarer que je ne crois point qu’il soit glorieux à une femme de s’engager à de telles procédures. Tout auteur a droit de faire voir les raisons de ses sentimens. Ainsi en qualité de commentateur de mon propre texte, j’ai pû et j’ai dû étaler les preuves de l’opinion que j’avançois, et rapporter par conséquent ce que Tagereau a publié contre la pratique de ce tems-là. Nous voulons paroître plus sages que nos peres, et nous le sommes moins qu’eux. Cet avocat au Parlement de Paris obtint aisément un privilége pour publier un ouvrage où il étaloit toutes les ordures du congrès, et l’on fera en Hollande cent criailleries contre un auteur qui copie quelques endroits de cet ouvrage. N’est-ce point là une acception de personnes fondée ou sur des travers d’esprit, ou sur le déréglement du cœur ?

VIII. Mais, dira-t-on, cet avocat ne donna cet étalage, que pour obliger les juges à faire cesser une pratique opposée à la pudeur, et sujette à l’iniquité. Et moi ne déclarai-je pas jusqu’à témoigner la derniere indignation, que cette pratique étoit infame, parce qu’elle énervoit les principes de la honte, la source la plus précieuse de la chasteté ? Peut-on prendre le bon parti avec plus d’ardeur que je l’ai pris dans cet article ?

Outre cela en qualité d’historien, n’ai-je pas eu droit de raconter une procédure qui a subsisté long tems dans le ressort du Parlement de Paris, et qui n’est pas abrogée par tout ailleurs ? La maniere de procéder dans toutes les causes civiles et criminelles appartient sans doute aux faits historiques, et si elle a quelque chose de singulier, il se trouve bien des voyageurs, et bien des faiseurs de relations qui s’en instruisent curieusement. Quel plaisir n’eût-ce pas été à un Pietro della Valle de trouver en Perse un livre qui l’eut instruit d’une coutume bizarre, aussi bien que Tagereau le pouvoit instruire sur le cérémoniel de congrès ? Je demande si les procès verbaux des jurez et des matrones dans certaines causes, sont des pieces à rejetter quand on fait des compilations exactes de tous les us et coutumes d’un certain pais ? Furetiere qui ne faisoit pas un dictionnaire historique commenté, mais un dictionnaire de grammaire, s’est servi de ces verbaux. Qui est-ce qui en a murmuré ?

IX. Ne quittons point cette matiere, sans avertir nos criards, copistes et distributeurs d’extraits de lettres, que Monsieur Menjot, que peut-être ils ont fort connu, et qui etoit un parfaitement honnête homme, a mis beaucoup de lascivetez dans une dissertation sur la fureur utérine, et sur la stérilité. On seroit ridicule de l’en censurer, puisqu’en qualité de medecin il a eu droit de le faire : son sujet l’a demandé, ou l’a permis. Or je leur apprens qu’un compilateur qui narre, et qui commente, a tous les droits d’un médecin et d’un avocat etc. selon l’occasion : il se peut servir de leurs verbaux, et de termes du métier. S’il rapporte le divorce de Lothaire et de Thietberge, il peut donner des extraits d’ Hincmar archevêque de Reims, qui mit par écrit les impuretez que l’on avéra pendant le cours de la procédure. On ne devroit jamais juger d’un historien commentateur qu’après s’être instruit des loix historiques, et des privilèges du commentaire. Si ces Messieurs avoient lû celui d’ André Tiraqueau sur les loix du mariage, ils y auroient vû des saletez bien plus entassées. C’étoit pourtant un conseiller au Parlement de Paris, et l’un des plus illustres personnages du dernier siècle, tant par son savoir que par sa vertu.

X. Prenez bien garde qu’il n’y a personne à qui il convienne moins qu’à mon adversaire de déclamer contre moi, lui qui dans un sermon de près de deux heures a critiqué la conduite du patriarche Jacob ; lui qu’un synode censure de n’avoir pas assez ménagé la majesté des prophètes ; lui des livres duquel on a extrait une liste de propositions profanes qui fut envoyée à un synode ; lui qui avoit mis tant d’impuretez dans sa réponse à Maimbourg, qu’il fal[l]ut en retrancher une partie, pour déférer au remontrances de deux magistrats ; lui qui dans une critique fort dure d’un livre de Monsieur l’abbé de Dangeau s’est servi de phrases bien cavalières ; lui qui a tiré de la poussière d’un greffe à beaux deniers comptans les plus affreuses saletez qui se puissent lire et qui en a rempli un factum ; lui dont la théologie mystique a sali l’imagination la plus endurcie ; lui enfin qui rejettant la voie de l’autorité, avoüe que celle de l’examen de discussion est impraticable. Il accuse donc d’athéïsme en la personne d’autrui sa propre doctrine.

XI. Jamais roman n’a été plus fabuleux, que ce qu’il raconte des prétenduës espérances fondées sur mon Dictionnaire. Il est faux que mes amis l’aient préconisé par avance avec les fanfares qu’il leur impute. Ils sont trop sages et trop judicieux, pour tomber dans ce défaut. Et pour moi j’ai été si éloigné de m’en promettre quelque avantage que j’ai dit et que j’ai écrit cent fois à ceux qui m’en ont parlé, que ce n’étoit qu’une rhapsodie ; qu’il y auroit là dedans bien du fatras, et que le public seroit bien trompé s’il s’attendoit à autre chose qu’à une compilation irréguliere, que je n’étois gueres capable de me gêner, et qu’aiant une indifférence souveraine pour les loüanges, la crainte d’être critiqué ne m’empêchoit pas de courir à bride abat[t]uë par monts et par vaux, selon que la fantaisie m’en prenoit ; qu’étant un auteur sans conséquence, qui ne prétend à rien moins qu’à dogmatiser, je donnois carriere à mes petites pensées tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, persuadé que personne ne feroit de tout cela qu’un sujet d’amusement, c’est à dire qu’on ne feroit que s’y délasser de la lecture d’une infinité d’autres choses graves, utiles, curieuses, que j’ai rassemblées avec beaucoup de patience ; mais sans espérer que l’on écoutât en ma faveur le Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis offendar maculis etc. Le succès a surpassé mes espérances. Un grand nombre de lecteurs critiques se sont réglez à cette maxime latine. Je n’ai commencé à croire que l’ouvrage n’étoit pas aussi méprisable que je me l’étois figuré que quand j’ai vû les mouvemens violens que l’on se donnoit pour le décrier, et le soin extreme que les partisans d’une cabale aussi formidable par son étenduë que par son crédit, ont eu de s’écrire des nouvelles les uns aux autres sur ce chapitre, et de copier des extraits de lettres qu’on faisoit passer de main en main chez tous les confreres, et par tout ailleurs.

XII. Quant aux charges qu’il assûre que j’ai espérées dans la République des Lettres par le moien de mon ouvrage, je lui réponds qu’il n’a pas mieux rencontré, que lorsqu’il disoit que Monsieur Arnauld avoit fait certaines choses pour recouvrer ses bénéfices. Il reçut alors une mortification qui l’auroit dû rendre plus circonspect. S’il avait lû ma préface, il auroit vû ma disposition pour les emplois. Il peut dormir en repos de ce coté-là. Je n’en ai point voulu, et je n’en veux point. On m’a sondé en plusieurs manieres, et de divers endroits, pendant l’impression de mon ouvrage, et l’on a toûjours trouvé que je ne voulois dépendre de personne, ni me priver de la pleine liberté dont je joüissois de disposer de tout mon tems. Je n’ai sû que par ses extraits que l’on ait dit qu’un ministre avoit fait une tentative à Amsterdam. Je croi que cela est faux, et en tout cas, c’est une chose à laquelle je ne songeai jamais, et que j’eusse refusée.

XIII. Venons à la principale piece, à l’endroit mignon et favori de notre censeur, à celui qui l’a porté principalement à mettre la main à la plume. On gageroit que ç’a été son vrai but, c’est en un mot l’endroit, où avec des airs triomphans il se glorifie de m’avoir réduit à vivre de la pension d’un libraire. On ne pouvoit pas mieux peindre la caractere de son orgueil. Son ambition a cela d’exquis et d’insigne, qu’elle le pousse à souhaiter sur toutes choses la derniere partie de l’épitaphe de Sylla. Peu après il témoigne beaucoup de joye de s’imaginer que « j’acheve de me perdre ». Cela est naïf. On auroit tort de l’accuser de contrefaire l’homme de bien et le bon pasteur ; jamais homme ne cacha moins adroitement son foible. Mais que sont devenuës mes pensions de la cour de France ? Ont-elles cessé ? Et quand même cela seroit, une vie de philosophe comme la mienne a-t-elle pû engloutir ce fond ? Quoi ! aucune réserve pour l’avenir ? Il ne me reste plus rien que la pension d’un libraire. Voilà qui est fâcheux. Je ne savois pas qu’on eût si bien ou si mal compté avec mes fermiers, pour me servir d’un vieux proverbe. On pourroit dire cent choses divertissantes sur son chapitre par rapport à ses libraires ; mais ce seroit dommage qu’elles fussent dans un écrit qui sera jetté tout comme le sien à la voirie des bibliotheques au premier jour. C’est le destin des brochures.

XIV. Il se vante de m’avoir fait plus de mal qu’homme au monde, en me découvrant à toute la terre. Voilà, sans doute, un personnage bien propre à faire du tort on accusant. Je le renvoie à l’assemblée synodale de la Brille, qui a déclaré orthodoxe le même Monsieur Saurin, contre lequel il avoit écrit deux volumes remplis de diffamations, à peu près aussi atroces que celles qu’il a publiées contre moi. Il s’étoit fait fort de le faire déposer, et il avoit cabalé longtems pour cela ; mais il eut la confusion de le voir absoudre. Apres une telle honte, tout autre que lui se seroit allé cacher dans un hermitage pour le reste de ses jours. Pour lui, il a declaré publiquement qu’il persistoit dans son avis malgré le décret du synode, et il se vante aujourd’hui d’avoir été accusateur. Quel cas voulez-vous qu’on fasse de son jugement ? On seroit bien simple, si l’on se mettoit en peine de ses calomnies.

XV. Le plaisir de se vanter d’avoir fait du mal lui a été d’autant plus sensible qu’il a espéré de tirer de ses vanteries un grand profit ; car il s’est imaginé que les choses que j’ai dites contre lui dans mon Dictionnaire ne lui feroient aucun tort, pourvu que le public sût que le désir de vengeance les a dictées. Je fais deux remarques contre sa ruse : il se trompe dans sa supposition, et dans ce qu’il en conclut.

J’ai toujours crû, et j’en suis encore persuadé, qu’il n’a eu part à la suppression de ma charge qu’en qualité de cause éloignée. Il s’est bien tourmenté pour cela deux ou trois ans ; mais si des personnes de sa robe, et d’une autre langue, dont il m’avoit découvert autrefois l’inimitié, n’avoient agi, il auroit perdu ses pas. Quoi qu’il en soit, je me suis si peu soucié de cela, que je n’en ai jamais eu le moindre ressentiment contre personne. Je bénis le jour et l’heure que cela fut fait, et je regretterai toute ma vie le tems que j’ai perdu à de telles charges. Il fera difficulté de m’en croire parce qu’il sent bien qu’il voudroit un mal de mort à ceux qui retrancheroient quelque chose de sa pension, quoiqu’on lui en laissât beaucoup plus qu’on ne lui en ôteroit, quoique, par exemple, on lui laissât les gages du ministère, et qu’on lui ôtât seulement ceux de professeur dont il joüit depuis environ seize années sans avoir fait qu’une vingtaine de leçons en latin, et un peu plus en françois. S’examinant bien soi même, il ne comprend pas qu’il soit possible qu’on supporte gaiement la perte totale de sa pension. Mais je le prie de ne point juger de moi par lui-même. Je suis un homme du vieux tems, vir antiqui moris ; je ne suis point à la mode comme lui ; je ne fais pas plus de cas de cette perte que d’une paille. Il me feroit donc justice, s’il croioit que je n’ai point écrit contre lui par ressentiment. Que s’il refuse d’ajoûter foi à mes paroles, qu’il en ajoûte pour le moins mes actions. N’ai-je pas épargné son nom en mille rencontres, et si ses amis prétendent que je l’ai voulu désigner, lorsque j’ai parlé de certains désordres, et lors que j’ai donné le portrait de quelques inquisiteurs tels que les livres me l’ont fourni, ne s’en doit-il point prendre au malheur qu’il a de leur ressembler, et à la pénétration avec laquelle ses ses amis découvrent la ressemblance ? Ne l’ai-je pas épargné même par désignation en cent endroits où il s’offroit naturellement, comme les lecteurs habiles le peuvent sentir ? N’ai-je point loüé son apologie de Théodore de Beze ? Si l’on savoit sur combien de fausses citations, et de sophismes je lui ai fait bon quartier, on admireroit ma modération. N’ai-je pas pris son parti dans les occasions où j’ai crû qu’on lui faisoit tort ? J’avouë qu’elles ont été un peu rares, mais ce n’est point ma faute. Que n’est-il tel que l’on puisse dire du mal de lui injustement ! Ses mains ont été contre tout le monde, et les mains de tout le monde contre lui. Il n’y a sortes d’injures, de plaintes, et de reproches qu’il n’ait eu à essuier, et cependant je n’ai presque point trouvé de lieu de critiquer ses censeurs. J’ai rapporté quelque part à son sujet le bon mot d’un empereur, taurum toties non ferire difficile est ; mais présentement il faut tourner la médaille et dire, taurum toties ferire difficile est. Il est bien étrange que tant d’auteurs aiant vuidé leurs carquois contre sa personne, il n’y ait eu presque point de coup qui n’ait porté. J’eusse été bien aise de trouver des faussetez dans ses censeurs ; car je les aurois rapportées non seulement comme des pieces de mon ressort, ou du plan de mon ouvrage, mais aussi comme des titres d’honneur. Le comble de la gloire pour un historien, c’est de faire justice à ses plus grands ennemis. C’est un véritable héroïsme. Thucydide s’est immortalisé par là bien plus glorieusement que par tout le reste de son histoire. Ainsi quand la raison et les motifs évangéliques ne m’auroient point déterminé à marcher sur cette route, on devra pour le moins croire que l’amour propre m’y auroit conduit. Les amis de mon adversaire n’ont qu’à me mettre à l’épreuve. Qu’ils me fournissent de quoi convaincre de fausseté ses accusateurs, je leur promets de faire valoir leurs mémoires. Mais enfin, me dira-t-on, il vient trop souvent sur les rangs dans votre ouvrage. Non pas plus souvent que Varillas, répondrai-je, ni aussi souvent à beaucoup près que Moreri, deux auteurs avec qui je n’ai jamais eu de démêlé. Si je parle de lui plus souvent que de beaucoup d’autres, c’est que je suis mieux instruit sur son chapitre. Il se félicite des places que lui ai données dans mon Dictionnaire, et moi je suis ravi qu’il en soit content. Veut-on une plus belle marque de mon bon naturel ? Cela suffit contre sa supposition. Je passe à la conséquence qu’il en tire.

XVI. Je la lui nie ; car quand même il seroit vrai que le dessein de me vanger m’auroit fait faire les remarques qui le concernent, cela ne lui serviroit de rien, puisque je marche toûjours à l’ombre des preuves. Il est sûr que nous ne pouvons être témoins ni lui ni moi l’un contre l’autre en aucune affaire. La voix décisive, et la voix délibérative nous y doit être défenduë. Nous ne méritons aucune créance quand nous parlons lui contre moi, et moi contre lui, qu’autant que nous prouvons solidement ce que nous disons. Mais quel que soit le principe qui nous fait chercher des preuves et les emploïer, elles conservent également toute leur force intérieure. Cela est de la dernière évidence. Les lecteurs y doivent faire beaucoup d’attention.

XVII. On ruïne par là son dernier écrit. Il m’y déchire de la maniere du monde la plus cruelle, et cependant il ne donne que son témoignage, si l’on excepte le Jugement de Monsieur l’abbé Renaudot, avec la lettre de l’agent. Il produit des lettres anonymes : l’analise de cela est sa seule autorité. Comme s’il disoit au public, vous devez croire tout ceci parce que je l’affirme. Et ne sait-il pas que son témoignage est nul de toute nullité dans mes affaires ? Comment donc ose-t-il ainsi abuser de la patience publique ? Quand il diroit mille et mille fois qu’il a lû mon Dictionnaire, et qu’il y a trouvé des impietez et des saletez, ce seroient toutes paroles inutiles ; car encore un coup il ne peut pas être témoin contre moi : la récusation lui est inhérente jusques aux mouëlles ipso facto. Il ne peut être reçu qu’à copier des passages, et à prouver qu’ils sont condamnables. Si les preuves ne marchent pas, il n’a qu’à se taire. A combien plus forte raison faut-il refuser audience à ses refexions, puisqu’il avoue qu’il n’a vû ni lû le Dictionnaire critique et qu’il ne dit point qui sont ceux qui lui en parlent. Je ne doute pas que comme il est le premier qui se soit joüé si hardiment du public, il ne soit aussi le dernier ; car il n’y a point d’apparence que des choses si monstrueuses puissent laisser de postérité.

XVIII. On n’a pas sujet de croire que ses nouvellistes soient exacts, puisqu’ils lui ont dit que j’ai abrégé Rabelais. Je me trompe fort si je l’ai cité plus d’une fois. Si je l’eusse cité en plusieurs rencontres, je n’eusse fait qu’imiter de grands auteurs. C’est un livre qui ne me plait gueres, mais je sai, et mon adversaire le sait aussi, que beaucoup de gens de bien et d’honneur l’ont lû et relû, qu’ils en savent tous les bons endroits, et qu’ils se plaisent à les rapporter quand ils s’entretiennent agréablement avec leurs amis. Si ces gens-là faisoient des compilations, assûrez-vous que Rabelais y entreroit très souvent.

XIX. Les extraits des Nouvelles de la république des lettres qui me sont ici objectez, pourroient donner lieu à une dissertation bien curieuse. J’y travaillerai peut être avec le tems. Ce seroit une occasion de me disculper auprès de ceux, qui me blâment d’avoir donné trop d’éloges aux ecrivains dont je parlois dans ces Nouvelles. On pourroit donner une longue liste d’auteurs, qui ont dit beaucoup d’injures aux mêmes gens qu’ils avoient préconisez. Celui qui m’attaque par cet endroit-là seroit de ce nombre. Il a fort loüé, et puis déchiré Monsieur Simon. Il m’a donné quelquefois bien de l’encens, et même un peu avant la rupture dans l’un de ses factums contre Monsieur de La Conseillere. Mais j’ai quelque chose de plus fort à alléguer que des exemples : car il y a plus de douze ans que j’ai fait une confession publique d’un défaut dont je ne suis pas encore tout-à-fait guéri. Je me tirerai par là de l’embarras où l’on prétend me jetter. Ce ne sera pas une machine inventée après coup. Elle est tirée d’un ouvrage que je publiai dans un tems, où je ne prévoiois pas qu’elle pût jamais m’être nécessaire.

J’ai dit dans la page 575 des Nouvelles Lettres contre Maimbourg, que plusieurs livres méprisez par d’habiles gens me paroissoient bons. Ce manque de discernement était excusable. Si je n’étois pas fort jeune dans le monde, je l’étois du moins dans la République des Lettres. J’avois commencé tard à étudier, je n’avois eu des maîtres presque jamais, je n’avois jamais suivi de méthode, jamais consulté en fait de méthode ni les vivans ni les morts. Tout cela joint à d’autres obstacles faisoit de moi un homme fort jeune quant à l’étude, et quoi qu’il en soit je me laissois aisément dupper par les auteurs. Je puis faire encore aujourd’hui l’aveu de Monsieur Arnauld, que j’ai rapporté dans la page 577 des mêmes Lettres. Il n’y a gueres de livre qui ne me paroisse bon quand je ne le lis que pour le lire. Il faut que pour en trouver le foible je m’attache de propos délibéré à le chercher. Je ne faisois jamais cela pendant que je donnois les Nouvelles de la République des Lettres. Je ne faisois point le critique, et je m’étois mis sur un pié d’honnêteté. Ainsi je ne voiois dans les livres que ce qui pouvoit les faire valoir : leurs défauts m’échap[p]oient. Si j’en parlois donc honnêtement, ce n’étoit pas contre ma conscience, et au pis aller, il est sûr que les loix de la civilité me disculpoient d’une flat[t]erie blâmable. Flat[t]er les auteurs par des vûës de parasite, ou par d’autres motifs d’intérêt, c’est une infamie. Mais quand on a un désintéressement aussi entier que le mien, ce n’est tout au plus qu’un peu trop de civilité, et d’honnêteté. M’en fera-t-on un crime ?

Avec ces dispositions d’esprit, il étoit inévitable que je fusse la dupe des livres de mon adversaire. Ses manieres décisives, son stile vif, son imagination enjoüée, brillante, féconde, n’avoient garde de ne me pas ébloüir. Les illusions dangereuses de l’amitié fortifioient l’éblouïssement ; et ainsi ces livres me paroissoient admirables. Je croiois donc que pour leur faire justice, il falloit que j’emploiasse des expressions fortes ; car les phrases ordinaires de l’éloge dans un auteur qui s’étoit mis sur un pié d’honnêteté et de compliment, n’étoient qu’une loüange médiocre, qui offense plus les auteurs superbes que si l’on n’en disoit rien. Mes lecteurs ne s’y trompoient pas : ils ne prenoient pour un éloge dans mes Nouvelles que ce qui étoit exprimé par de beaux superlatifs. Le charme commença à se lever lorsque ne travaillant plus à ces Nouvelles, je comparai tout de bon ses livres avec les ouvrages où il étoit réfuté. Ce fut alors une lecture d’examen : ce fut la recherche des lieux foibles, et je trouvai peu à peu bien des défauts. Quelque tems après, il fal[l]ut que je le lusse pour réfuter quelques-uns de ses ecrits, ce qui acheva de m’ap[p]rendre à le connoître, et eut un effet rétroactif sur les autres productions. Il m’est arrivé à son égard la même chose que par rapport à Moreri et à Varillas, deux auteurs dont j’ai été successivement l’admirateur et le critique, selon que je les ai lûs ou par maniere d’amusement, ou dans le dessein de rechercher s’ils avoient raison.

XX. Qu’on fasse encore cette remarque. On ne trouvera pas que ce que je blâme dans ses Prophêties et dans son Esprit d’Arnaud, soit la même chose que j’y loüois autrefois. J’y ai loüé l’invention, l’esprit, le tour, le stile, l’abondance des pensées, et j’y blâme présentement les opinions, la médisance, etc. Il ne me tient donc pas entre les extrémitez de lâche flat[t]eur, et d’infame calomniateur, comme il s’est imaginé, par sa coûtume invétérée de ne suivre pas l’exactitude de la dialectique. Il y a un vaste milieu entre ces deux termes. L’opposition eût été plus juste entre panégyriste et censeur rigide. Mais, logique à part, je réponds à sa demande, que j’étois autrefois dans la bonne foi en le loüant et que je le censure aujourd’hui avec raison, aiant été mieux instruit. Donnons une marque de ma bonne foi. Son livre des Préjugez m’aiant paru inférieur aux autres, j’en parlai plus maigrement (et je sai qu’il s’en plaignit) et sa Critique de Monsieur l’abbé de Dangeau m’aiant paru foible en quelques endroits, je la critiquai sans façon.

On ne peut donc me reprocher que d’avoir suivi l’instinct d’une conscience erronée ; mais comme ce sont de fautes que les tribunaux de la République des Lettres ne pardonnent pas, le plus court pour moi est de déplorer ces tems de ténèbres, et d’avoüer que ce sont des fils qui méritent l’exhérédation. C’est aussi le traitement que je leur fais, et c’est la meilleure réparation que je puisse faire.

Il n’est pas besoin que j’avertisse que pour bien connoître un homme, il le faut plûtôt regarder dans les écrits où on le critique, les preuves toûjours à la main, que dans les écrits où on le louë, sans donner les preuves de son mérite.

Le 12 e de septembre 1697

Suite des Réflexions sur le prétendu « Jugement du public »

Voilà tout ce que je croiois devoir dire sur ce prétendu Jugement du public ; mais l’aiant relû avant que les réflexions précédentes sortissent de chez le libraire, j’ai trouvé que je devois en ajoûter quelques autres.

XXI. Expédions en trois mots ce que le censeur m’objecte touchant Salomon. J’ai dit « qu’une politique à quelques égards de la nature de celle des Ottomans fit périr Adonija ». Cela ne veut dire autre chose si ce n’est que Salomon le fit mourir, pour n’être pas exposé aux guerres civiles qu’il avoit sujet de craindre. Personne n’ignore que c’est aussi la raison des Ottomans. Quel mal y a-t-il à comparer par ce côté-là un prince juif avec des monarques infidelles, sectateurs de Mahomet, un prince, dis-je, qui n’avoit pas encore cette sagesse que Dieu lui donna depuis ? L’auteur feroit-il difficulté de dire que Salomon prit plusieurs femmes, par un faste assez semblable à celui des rois paiens, et des sultans ? Notez sa supercherie. Il savait que le terme d’Ottoman ne frapperoit point la populace, mais qu’elle seroit allarmée par le mot Turc. C’est pourquoi au lieu de rapporter mes paroles, il les a métmorphosées en celles-ci, « une politique à la turque », qu’il a citées en italique. Voilà son péché d’habitude. Tout artifice lui plaît, pourvû qu’il lui serve à tromper les ignorans. Mais que diroit-il contre tant d’auteurs qui assûrent que Salomon fut idolâtre personnellement, et qui doutent de son salut ? C’est bien pis [que] de comparer pour une fois sa politique à celle des Turcs.

XXII. Il m’accuse d’avoir mal traité Cameron et Monsieur Daillé. Oseroit-il dire cela, s’il avoit jetté les yeux sur mon Dictionnaire ? N’y eût-il pas vû que Du Moulin son ayeul, et les œuvres de Rivet, beau-frere de Du Moulin, m’ont fourni ce que j’ai dit au désavantage de Caméron ? N’y eût-i1 pas vû que je cite Monsieur Des Marets, pasteur et profesesur en théologie à Groningue, pour ce qui concerne Monsieur Daillé ; et que je déclare nettement que je ne prononce rien sur le fait ? Il y a bien des gens qui ne savent pas encore la différence qui se trouve entre un historien et un elogiste. Faisons une petite revûë de l’imprimé, afin de marquer une partie de faussetez de fait qui s’y rencontrent ; car pour celles de droit, il seroit très inutile de les indiquer. Ce sont des reproches vagues. Mes adversaires disent ouï, je dis non, nous voilà tant-à-tant. Nous ne sortirons de cet équilibre que par l’examen particulier de chaque proposition qui leur déplaira. Ils me trouveront toûjours prêt à les satisfaire. J’en donnerai même un petit essai dans les réflexions XXVIII et XXXII.

XXIII. Il y a quelques faussetez de fait dans le Jugement de Monsieur l’abbé Renaudot. J’ignore si elles viennent de lui ou des copistes. Outre que chaque lecteur se peut convaincre sans peine, qu’il est très faux que je donne plus d’éloges à Monsieur Abelli qu’à Messieurs de Saint Cyran et Arnauld ; ni que je louë les traitez de controverse du Pere Maimbourg, plus que ceux de Monsieur Nicolle ; ni que je noircisse celui-ci, « comme aiant écrit des points de doctrine qu’il ne croioit pas ». Comment l’aurois-je noirci de ce côté-là, puisque je pose formellement que si son silence a pû être attribué à un tel principe, il a pû aussi être allié avec la persuasion ? Je laisse au jugement des lecteurs quelques autres faussetez de même nature.

XXIV. Le commentaire sur le Jugement de cet abbé contient entre autres mensonges celui-ci, que la guerre a été cause que mon imprimeur a surpris le privilege. Ce mensonge a plus de têtes que Cerbere ; car il suppose que les Etats de Hollande auroient fait examiner mon livre, s’ils n’avoient été trop occupez. Pensée chimérique ! Comme si un ordre donné en deux mots à des professeurs de Leide eût pu interrompre le soin des affaires générales. Mais d’ailleurs notre homme suppose qu’en tems de paix les privilèges ne s’accordent que pour des livres examinez et approuvez. Autre chimere. Messieurs les Etats ne les accordent que pour la sûreté de l’imprimeur, et nullement comme une marque de l’approbation des livres ; car ils déclarent qu’ils ne prétendent point en autoriser le contenu. Enfin jamais privilege n’a été moins obtenu par surprice que celui-ci ; car il n’a été accordé qu’après un long examen de l’opposition des imprimeurs du Moreri.

XXV. Le I er extrait assûre que « je suppose que il n’y avait pas d’historien des Mores ». Mais il est visible que je ne suppose sinon que nous n’avons point une histoire particuliere d’Abdérame. Le second extrait débite que j’ai travaillé sur des mémoires qui m’ont été envoiez de France ? J’ai toûjours marqué d’où je recevois quelque chose. Qu’on joigne ensemble ce que j’ai reçu de ce païs-là, on n’en pourra point remplir dix pages.

XXVI. Il y a dans le 9 e extrait une chose que je regarderai toûjours comme un horrible mensonge, à moins que je ne voie un certificat de Monsieur l’ evêque de Salisbury. Un tel discours est si peu conforme à l’idée que j’ai de l’esprit et de la science de ce grand prélat, que je ne puis l’en croire capable. Un si habile homme auroit trouvé l’athéisme dans un ouvrage, où l’on établit cent fois que la raison se doit taire quand la parole de Dieu parle ? N’est-ce point le principe de l’orthodoxie la plus sévère dans l’une et dans l’autre communion ? Une autre chose me fait croire qu’il y a ici beaucoup d’imposture ; « le public n’a que faire de leurs différens person[n]els », a dit ce prélat « avec indignation », si l’on s’en rap[p]orte à l’extrait. Quelle apparence qu’il ait parlé de la sorte, puisqu’il est visible que je ne fais aucune mention de ces différens ? Je censure mon adversaire sur des fautes que je montre dans ses ecrits, ou par des réflexions générales qui lui peuvent être appliquées ; mais je ne touche point à nos démêlez. En un mot, tout ce que j’ai fait se trouve enfermé dans le ressort, ou dans la jurisdiction d’un ecrivain, qui donne une histoire accompagnée d’un commentaire critique. On n’en peut disconvenir, si l’on est capable de juger avec connoissance de cause. J’ai un plein droit, par exemple, d’alléguer comme des faits tous les faux pas dont mon adversaire a été taxé dans les quatre tomes de Monsieur Saurin. Je me sers de cet exemple, afin qu’on voie en passant le ridicule de ses espérances. On le peut faire vivre dans une critique, non pas comme l’ennemi mortel des libertins, mais comme atteint et convaincu de mille défauts honteux par un célèbre ministre qu’un synode a déclaré orthodoxe.

XXVII. L’extrait 11 assûre que Monsieur l’abbé Renaudot « me taxe de beaucoup de méprises dans l’histoire, la géographie, la chronologie et autres sciences ». Cela n’est pas vrai. Il dit seulement 1° qu’il y a beaucoup de faussetez dans mon ouvrage ; 2° que dans les articles d’érudition un peu recherchez, je fais plus de fautes que Moreri. Les faussetez qu’il entend concernent ce que je rapporte ou contre les papes etc. ou à la gloire des réformateurs etc. En vertu de ses préjugez il présuppose qu’il y a là bien des mensonges. Mais en tout cas, ce ne seront point des faussetez à mon égard, puisque je les tire des ouvrages que je cite et que je déclare dans ma préface que je ne cautionne que la fidélité des citations. Il met entre ces faussetez le projet de réunion proposé à Amyrault par le jésuite Godebert au nom du cardinal Mazarin. Il falloit dire Audebert au nom du cardinal de Richelieu. En cela je n’ai fait que suivre le mémoire de Monsieur Amyrault le fils, lequel j’ai cité. C’est à lui à le garantir. Quant aux fautes d’érudition, Monsieur l’abbé ne dit point où elles consistent et par conséquent le publicateur des extraits fournit lui-même des preuves de la témérité de ses témoins. Il nous apprend à les convaincre qu’ils se sont melez d’écrire des choses dont ils etoient mal informez. L’un dit que « je louë trop de l’avis de bien des gens » : le publicateur au contraire soûtient que j’ai maltraité tout le monde. Voilà les gens qu’il produit pour nous assurer de l’opinion générale.

XXVIII. Il y a dans le 13 e extrait « que dans l’article de « Pyrrhon » et en plusieurs autres le libertinage y est enseigné d’une maniere très dangereuse », et que j’ai pris de Meziriac toutes les observations, quelquefois d’une longueur ennuiante, « sur les Dieux, sur les héros, sur la mythologie payenne ». Le premier point ne peut être discuté dans une feüille volante. Il me suffit en général d’observer ici, que ce prétendu libertinage est une justification très solide de nos docteurs les plus orthodoxes. Ils ne cessent de reprocher aux sectaires que le principe des sociniens conduit au pyrrhonisme, au déïsme, à l’athéïsme. Sur cela je leur demande, ou vous êtes des calomniateurs, ou il est très vrai qu’à moins que de captiver son entendement à l’obéissance de la foi, on est conduit par les principes de la philosophie à douter de tout. Or vous n’êtes point calomniateurs, donc il est très vrai etc. Vous vous plaignez que je fasse voir par des exemples sensibles que vous ne calomniez pas les sociniens. Ne devriez-vous pas plûtôt m’en remercier ? Savez-vous bien qu’en Italie, sous le feu de l’Inquisition, on imprime impunément que nous ne savons avec certitude que par la foi qu’il y ait des corps ? Et vous voulez imposer en ce païs-ci un joug plus rude que celui du pape ? Je puis prouver qu’à Boulogne, qu’à Padouë etc. les professeurs en philosophie ont soûtenu hautement et impunément que l’on ne sçauroit prouver que par l’Ecriture l’immortalité de l’ame. Je ferai voir dans le supplément de ce Dictionnaire, à l’article de « Pomponace » qui est déjà composé, qu’il n’y eût jamais de persécution plus mal fondée, que celle qu’on fit à Pomponace à ce sujet-là.

A l’égard de Meziriac, si l’on prétend que j’ai pris de lui des observations sans le citer, on me calomnie. Ni lui, ni aucun autre ecrivain, ne m’ont rien fourni dont je ne leur aie fait honneur en les citant, et en me servant même de leurs paroles presque toûjours. Comme l’auteur de la lettre ne dit point si j’ai cité Meziriac ou non, je ne puis point l’accuser de dire que j’ai été plagiaire. Mais j’impute tres justement ce mensonge à celui qui a publié l’extrait ; car voici son commentaire : « Un de nos extraits dit qu’il a pris de Meziriac sur les Epitres d’ Ovide tout ce qu’il dit des divinitez payennes, et que ce livre est assez rare. Voilà son grand art : il connoît assez bien les livres, il sait ceux qui sont rares et ceux qui sont communs : il pille avec hardiesse ceux qui sont rares, assuré que peu de gens s’appercevront du vol ». Nous avons ici un exemple du péril qu’on court, quand on se mêle de parler d’un livre que l’on n’a point lû. Si le commentateur de l’extrait avait lû mon Dictionnaire, je doute qu’il eût osé dire que j’ai pillé Meziriac ; il auroit vû que je le cite toûjours. J’en ai usé de la sorte envers tous ceux qui m’ont fourni ou des faits, ou des pensées.

XXIX. Je crois aisément que les observations de mythologie ont été bien ennuiantes. On m’a écrit la même chose à l’égard des discussions chronologiques, et en general de tout ce qu’on peut appeller érudition. Je l’avois bien prévû ; et c’est pour quoi en mille rencontres je considérai ces choses comme l’ecart du jeu de piquet. Je m’en défis, et je portai d’autres cartes, moins fortes à la vérité, mais plus capables de faire gagner la partie ; car nous sommes dans un siecle où on lit bien plus pour se divertir, que pour devenir savant. Si j’avois fait mon Dictionnaire selon le goût de Monsieur l’abbé Renaudot, personne ne l’eût voulu imprimer ; et si quelcun avoit été assez hasardeux pour le mettre sous la presse, il n’en auroit pas vendu cent exemplaires. Si j’en avois ôté toute la littérature, la premiere édition n’auroit pas duré trois mois. S’imagine-t-il que j’aie pris pour des choses importantes toutes celles que j’ai emploiées ? Il me feroit tort. Je les ai prises pour ce qu’elles sont, et je ne m’en suis servi, qu’afin de m’accommoder à la maladie du tems. C’est ce qu’il faut faire quand on ne peut pas la guérir. Si j’avois écrit en latin, je me serois gouverné d’une autre manière ; et si l’on eût eu le goût du siecle passé, je n’eusse mis dans mon livre que de la littérature ; mais les tems sont changez. Les bonnes choses toutes seules dégoûtent. Il faut les mêler avec d’autres, si l’on veut que le lecteur ait la patience de les lire :

Veluti pueris absinthia tetra medentes,

Cum dare conantur prius oras pocula circum etc.

XXX. C’est ici le lieu de répondre aux dernieres lignes de la page 29. « Les personnes de meilleur goût entre ses propres amis avouent qu’on pouvoit retrancher de son ouvrage une grande moitié sans lui faire tort ». Ces personnes-là n’en disent pas tant que moi. Je passe jusqu’aux deux tiers, et jusqu’aux trois quarts, et au-delà ; et si l’on me commandoit d’abréger mon Dictionnaire, en telle sorte qu’au jugement d’un Henri Valois il ne contint rien que de bon, je le réduirais à un livre à mettre à la poche. Henri Valois et les savans de sa volée trouvent superflu dans un ouvrage tout ce qu’ils savent déjà, ou tout ce qu’ils n’espèrent point de tourner un jour à leur profit. Mais ils devroient compatir aux necessitez des demi-savans et du vulgaire de la République des Lettres. Ils devroient savoir qu’elle est divisée en plus de classes que la république romaine. Chacune a ses besoins, et c’est le propre des compilations de servir à tout le monde, aux uns par un côté, aux autres par un autre. Ils se trompent donc malgré leurs belles lumières, lorsqu’ils disent absolument « ceci est utile ou inutile, cela est superflu ». Ces attributs ne sont-ils pas relatifs ? Dites plûtôt, « cela est utile et nécessaire pour moi et pour mes semblables, utile ou inutile néanmoins pour cent autres gens de lettres ». Ce n’est pas raisonner juste que de dire, un tel ouvrage mériteroit mieux l’approbation des plus savans homnes de l’Europe s’il étoit plus court, donc il eût fal[l]u le faire plus court. N’allez pas si vite. Il n’y a rien d’inutile dans ces volumes que vous marquez ; car ce qui ne vous peut servir servira à plusieurs autres, et je suis bien assuré que si l’on pouvoit assembler tous les bourgeois de la République des Lettres, pour les faire opiner l’un après l’autre sur ce qu’il y auroit à ôter, ou à laisser dans une vaste compilation, on trouveroit que les choses que les uns voudroient ôter, seroient justement les mêmes que les autres voudroient retenir. Il y a cent observations à faire, tant sur les véritables qualitez de cette sorte d’ouvrage, que sur l’inséparabilité de la critique et des minuties. On en peut aussi faire beaucoup sur la différence qui se rencontre entre un bon livre et un livre utile, entre un auteur qui ne se propose que l’approbation d’un petit nombre de scientifiques, et un auteur qui préfère l’utilité générale à la gloire de mériter cette approbation, qui n’est pas moins difficile à conquérir qu’une couronne. Mais on trouvera de meilleures occasions de traiter de cette matiere.

Ne passons pas plus avant sans marquer un gros mensonge du treizieme extrait. L’anonyme écrivant de Londres le 28 may 1697 assure que le libraire Cailloué n’avoit pas vendu plus de 40 exemplaires. On peut prouver par une lettre qu’il a écrite le 22 e de mars 1697, qu’il en avoit vendu 52 ; et notez cette circonstance, il répondit ainsi sur ce que l’imprimeur de ce Dictionnaire lui avoit mandé qu’il avoit appris, qu’avant la fin de février lui Cailloué avoit vendu plus de 60 exemplaires. Il répondit qu’il n’en avoit livré que 52. Ce n’étoit pas nier qu’il n’en eut vendu plus de 60. Notez qu’il n’avoit reçu ses exemplaires qu’en décembre. Je conclus de là que les auteurs anonymes qu’on nous produit sont mal informez, et qu’il ne faut faire aucun fond sur leurs nouvelles.

XXXI. Le 14 e extrait porte que ce que j’ai dit de Louïs XIII « a obligé particulierement Monsieur le chancelier de brûler » mon Dictionnaire « et de le défendre ». Si cela veut dire que Monsieur le chancelier a jetté au feu dans sa maison l’exemplaire qu’on lui avoit envoié, je suis sûr que l’on se trompe. Si l’on veut dire qu’il l’a fait brûler publiquement par le bourreau, je ne doute pas que l’on ne débite une insigne fausseté. Le commentateur des extraits a pris la phrase au dernier sens.

XXXII. Faisons une bonne réflexion sur le dernier des extraits, c’est celui où il y a le plus de fureur. L’anonyme qui s’emporte si étrangement, n’a qu’à lire mes Additions aux « Pensées sur le cometes » ; s’il n’y voit pas que j’ai eu raison « de dénoncer par toute la terre pour des calomniateurs », ceux qui m’ont accusé de deisme ou d’athéïsme, il sera bien stupide, et il le sera encore plus, s’il s’imagine que mon Dictionnaire est capable d’excuser mes accusateurs. Au reste, je veux bien qu’il sache que de quelque profession qu’il soit, on lui fera toûjours beaucoup d’honneur, si l’on dit que sa conduite est aussi réglée que la mienne l’a été toûjours et l’est encore. Je ne remarque cela qu’afin que lui et les autres puissent apprendre à peser mieux leurs paroles, quand ils parleront de conduite. Il m’apprend que mon article d’« Adam » est l’un de ceux qui excitent « avec raison l’indignation des honnêtes gens ». Je suis bien aise de le savoir ; car je n’aurois jamais crû qu’on se fondât là-dessus. Et rien n’est plus propre que cela aupres des lecteurs intelligen[t]s, pour démontrer qu’on se scandalise mal à propos. Cet homme assûre qu’il ne voit pas que je puisse éviter l’excom[m]unication ; c’est parler comme un nouveau converti du paganisme. Il faut donc lui apprendre que nous n’avons pas une telle coutûme, ni aussi les Eglises de Dieu. Nous n’excommunions les gens qu’en ces deux cas, l’un lorsque leurs crimes, comme l’inceste, la prostitution, l’adultere, le concubinage, l’assassinat, etc. scandalisent le public ; l’autre : lorsqu’ils soutiennent dogmatiquement des hérésies et qu’il s’opiniâtrent à les défendre malgré le jugement de l’Eglise. C’est ainsi qu’on excommunia les ministres remontrans, qui après avoir soutenu leurs opinions avec chaleur pendant plus de 7 ou 8 années, déclarèrent que nonobstant les canons du synode de Dordrecht, ils vouloient vivre et mourir dans leurs sentimens. Mais il est inoüi qu’on ait procédé par des censures ecclésiastiques contre la personne des auteurs, qui ont parlé historiquement des impuretez de la vie humaine ou qui aiant déclaré qu’ils sont fermement unis à la foi de leur Eglise, rapportent comme des jeux d’esprit ce que la raison peut alléguer sur ceci ou sur cela. Il est inoüi, dis-je, que de tels auteurs aient été excommuniez, lorsqu’ils déclarent comme moi que toutes ces vaines subtilitez de philosophie ne doivent servir qu’à nous faire prendre pour guide la Révélation, l’unique et le vrai remède des tenebres dont le péché couvre les facultez de notre ame, et qu’ils sont prets même à effacer tous ces jeux d’esprit, si on le trouve à propos. Notez que les nouvellistes de mon adversaire ont eu assez de bonne foi pour lui rapporter « Que j’etens par tout quelque voile, derriere lequel je me réserve une retraite pour le cas de nécessité » ; c’est « qu’il faut s’en tenir à la Revelation et soumettre la raison à la foi ». Pouvois-je choisir une meilleure retraite ? Un homme qui a cherché sa félicité dans les avantages de la terre, et qui n’aiant pû la rencontrer nulle part, s’attache à Dieu comme à l’unique souverain bien, ne fait-il pas le meilleur usage qu’il puisse faire de sa raison ? Ne faut-il pas dire la même chose d’un philosophe, qui cherchant en vain la certitude par les lumieres naturelles, conclut qu’il faut s’adresser à la lumière surnaturelle, et s’attacher à cela uniquement ? Ne seroit-ce pas le conseil que David et tous les autres prophetes, et les apotres donneroient aux sages du monde ? Quoi ! Je ne serois pas à couvert des foudres de l’excommunication dans un asile si sacré, si inviolable ? Les théologiens eux-mêmes seroient les premiers à ne le pas repecter ! Je ne puis croire cela, et ainsi notre anonyme juge témérairement.

Je ne puis pas convenir que les rapporteurs aient eu toujours de la bonne foi ; car ils ont fait accroire au censeur, que je ne parle de la soumission à l’Ecriture, qu’« en disant, et apres avoir dit tout ce qui se peut imaginer pour affoiblir l’autorité de la Révélation et des ecrivains sacrez ». Cela est tres faux, et je les défie d’en donner la moindre preuve. Il ne paroît pas qu’ils lui aient allégué d’autres raisons que celles que j’ai réfutées ci-dessus n° VI et n° XXI et celle qu’ils ont fondée sur mon article de « David ». Je ne sai pas s’ils lui ont parlé de mon Eclaircissement, ou non. S’ils n’en ont rien dit, ils sont tres blâmables ; mais s’ils en ont fait un rapport fidele, il ne peut se justifier d’un artifice tres indigne d’un homme d’honneur ; car les loix de la dispute ne permettent pas que que l’on supprime ce qui sert à justifier les gens. Voilà sa coutume éternelle, il ne s’attache qu’à ce qui lui sert, il le tourne de la maniere la plus odieuse par des hyperboles violentes. Tout ce que j’ai dit de quelques actions de David revient à ceci, qu’elles peuvent bien passer pour conformes à l’art de régner, et à la prudence humaine, mes non pas pas aux loix rigoureuses de la sainteté. Conclure de là que je « l’ai dépeint comme un scélérat », c’est fouler aux pieds toutes les règles du raisonnement par une passion furieuse. Je ne demande que des juges équitables. Ils ne trouveront jamais que l’on donne atteinte à l’autorité de l’inspiration, lorsqu’on remarque des défauts dans la personne inspirée. Nous convenons tous que l’adultere et l’homicide n’ont point empêché que David n’ait été un grand prophête. Saint Paul n’a pas craint qu’en nous donnant une forte idée des infirmitez du vieil homme qui le faisoient soupirer, et qui demandoit un remede tres violent, il affoibliroit l’efficace de ses ecrits. Mais c’est une matiere qu’on ne peut traiter en peu de paroles. Revenons à l’anonyme, et à ses menaces de l’excommunication.

XXXIII. Les tribunaux ecclésiastiques ont-ils jamais procédé contre les traducteurs des Nouvelles de Boccace, contre d’Ouville, contre La Fontaine ? J’allegue ces exemples comme un argument du plus au moins ; car personne n’osoroit dire que j’aie approché de la licence de ces gens-là. Les impuretez horribles de leurs ecrits, qui ont fait condamner au feu par sentence du Chatelet de Paris les Contes de La Fontaine sont en quelque sorte leurs inventions : et pour moi je n’ai fait que copier ce qui se trouve dans des livres historiques connus de toute la terre, et j’y ai joint presque toûjours une marque de condamnation. Je n’en ai parlé que comme de choses qui témoignent le déréglement extrême de l’homme, et qui doivent faire déplorer sa corruption. Il n’y a gueres de commentateur, dont le sérieux puisse tenir contre les pieces qui se trouvent dans les œuvres d’ Abélard, ou contre la simplicité que l’on impute au bon Robert d’Arbrisselles. Voilà bien de quoi crier, si j’ai plaisanté sur de telles choses, c’est-à-dire si je les ai censurées en les tournant en ridicule : vous m’allez dire que je n’allegue que des exemples de la tolérance de la communion de Rome. Mais ne peut-on pas vous répondre que c’est l’argument du plus au moins ? N’avez-vous pas crié mille et mille fois contre son gouvernement tyrannique ? Si cela ne vous satisfait pas prenons la chose d’un autre biais.

XXXIV. Nos peres censurérent-ils Ambroise Paré, dont les livres françois d’anatomie sont remplis d’ordures ? Censurerent-ils les ecrivains qui publierent en phrases choquantes les déreglemens impudiques de la cour de Charles IX, et de Henri III ? Censurerent-ils d’Aubigné, dont la plume fut non seulement fort satirique, mais aussi très sale ? Censurerent-ils Henri Etienne, pour avoir publié tant de sots contes, gras et burlesques, dans son Apologie d’Herodote ? En ce païs-ci Sainte Aldegonde n’a-t-il point mis dans un ouvrage de controverse toutes sortes de quolibets et beaucoup de termes gras ? A-t-on censuré cela ? Les commentaires de Scaliger sur les Priapées, ceux de Douza sur Petrone, remplis de doctrines sales et lascives, ont-ils fait des affaires à leurs auteurs ; l’un professeur à l’académie de Leide, l’autre curateur de la même académie ? Peut-on rien voir de plus sale que les Baudii Amores, livre publié à Leide par le professeur Scriverius ? Le recueil des poésies de Daniel Heinsius, professeur aussi à Leide n’en contient-ils pas de tres lascives ? Tous ces ecrits et plusieurs autres n’ont-ils pas eté tolerez ? Les consistoires et les synodes ont-ils fait des procedures ou contre les ecrivains, ou contre les livres ? Je ne dis rien du commentaire d’un professeur de Franeker sur la pastorale de Longus, j’en ai parlé dans mon Dictionnaire. Je souhaite seulement que l’on prenne garde, qu’un commentateur qui cite les impuretez, est mille fois plus excusable qu’un poëte qui en compose. Quand on m’aura fait connoître le secret de recueillir dans une compilation, tout ce que les Anciens disent de la courtisane Laïs, et de ne point rapporter pourtant des actions impures, je passerai condamnation. Il faut du moins qu’on me prouve qu’un commentateur n’est pas en droit de rassembler tout ce qui s’est dit d’ Helène ; mais comment le prouveroit-on ? Ou est le législateur qui ait dit aux compilateurs, « Vous irez jusques-là, vous ne passerez point outre : vous ne citerez point Athenée, ni ce scholiaste, ni ce philosophe » ? Ne sont-ils pas en possession de ne donner point d’autres bornes à leurs chapitres, que celles de leur lecture ? Mais voici un meilleur moïen de satisfaire les critiques. Je veux corriger dans une seconde edition les defauts de la premiere. Je m’occupe à cela avec toute mon application. Je ne me contenterai pas de rectifier ce qui est défectueux par rapport ou à l’histoire, ou à la chronologie, etc. j’oterai même les expressions et les manieres trop libres etc, et je supplie tous mes lecteurs, et principalement ceux qui sont membres des consistoires flamans, françois, etc. en ce païs-ci de m’aider par leurs remarques, à mettre mon Dictionnaire en bon état pour une nouvelle edition. Les ouvrages de cette nature, et sur tout quand ils sont faits la hâte et avec peu d’aides, ne sont d’abord qu’une ébauche informe. Ils se perfectionnent peu à peu ; chacun en sait des exemples.

XXXV. Le dernier mensonge que j’indique est à la derniere page de l’imprimé. On y voit 1° que je prépare « un nouveau Dictionnaire, où il n’y aura rien que de grave, de sage, de pur, et de judicieux. 2° Qu’on sait de bonne part que je cherche un grand nom distingué non seulement par la qualité, mais par le mérite et par la piété, pour mettre à la tête ». Je n’ai rien à dire sur le premier point ; car puisque mon adversaire m’avertit, que l’on a fait un grand préjudice à mon Dictionnaire en le preconisant par avance, c’est à moi à profiter de ce bon avis. Car que seroit-ce si j’allois moi-même vanter un livre que je n’ai pas fait encore ? Sa malignité contre le libraire se découvre ici. Il veut préparer le monde à ne se point soucier de mon Sup[p]lément. Sur le second point, je lui déclare qu’il a eté mal servi par ses nouvellistes. A ce que je vois, ils lui en font bien accroire, tout comme il y a six ou sept ans. Je n’ai jamais été plus surpris, qu’en voiant dans son libelle ce dessein de dédicace, à quoi je ne songe, ni n’ai songé, non plus qu’à la découverte des païs austraux.

XXXVI. J’ai pris garde que l’affaire de Bellarmin lui tient au cœur : je ne m’en étonne pas ; mais la prudence auroit voulu qu’il n’en eût pas fait la matiere d’une addition à la fin de son ecrit. Le silence eût été le bon parti ; moins on remuë certaines choses, moins s’y embar[r]asse-t-on. Ce que j’en ai dit n’est point un exemple « de menuitez* et de malignitez ». J’eusse mal rempli sans cela les devoirs d’historien ; puisque le dessein primitif de mon ouvrage étoit d’observer les fausses accusations, à quoi les personnes dont je parlerois auroient été exposées. Si j’eusse omis celle-la dans l’article de « Bellarmin » n’eût-on pas pû dire raisonnablement que j’étois partial et que j’oubliois des choses dont je ne pouvois prétendre cause d’ignorance ? Je l’ai tirée non d’aucun livre satirique, comme il le dit faussement, mais d’un ouvrage de controverse, et du Journal des savan[t]s. Je n’examine point le tour qu’il prend pour couvrir sa faute ; je prie seulement mes lecteurs de recourir à mon Dictionnaire, afin de comparer à sa réflexion les pieces qu’on a produites. On verra par ce parallele combien la nature patit en lui, quand il faut faire quelque acte d’humilité de bonne foi. Je n’en suis point surpris ; car lorsqu’un arc a été toûjours plié d’un certain sens, on a mille peines à le courber du sens contraire, la premiere fois qu’on l’entreprend. Il en va de même des fibres de notre cerveau.

XXXVII. Je finis par une petite réflexion sur le long silence de mon adversaire. J’avois crû qu’on verroit presque aussi-tôt que mes deux volumes un petit écrit de sa façon, où il annonceroit à toute la terre, bien muni du refrain de ses chansons de l’ Avis aux réfugiez etc. tant de fois réfutées, que c’étoit le plus abominable, le plus affreux, le plus détestable livre qui eût jamais vû le jour, un amas énorme d’impiétez, et de saletez monstrueuses, avec une misérable collection de minuties littéraires, qui ne feroit pas honneur à un ecolier de seconde. J’étois assûré qu’il ne s’engageroit pas à refuter ma critique pour sa justification, je n’attendois qu’un débordement subit d’injures vagues. Je me suis trompé dans mon calcul ; il n’est point accouché avant terme de l’écrit dont il était gros ; il ne s’en est délivré qu’au dixieme mois.

Matri longa decem tulerunt fastidia menses.

Si j’avais moins d’aversion pour les pointes, il m’échap[p]eroit de dire que cet enfant-là ne laisse point d’être un avorton. Je suis étonné que les deux pieces de Monsieur l’abbé Renaudot, et tous les autres extraits n’aient pas été envoyez à l’imprimeur, le jour même que la poste les apportoit. On a pû se contenter plusieurs mois de suite d’en faire courir des copies ! Cela me passe. Car ici il ne faut pas dire les douleurs de l’enfantement, mais les plaisirs ; la personne dont je parle n’est jamais mieux dans son élément, que quand elle publie des injures. Je m’étonne aussi qu’on n’ait pas produit un plus grand nombre d’extraits ; car pendant le court regne du jugement de cet abbé, les nouvellistes de livres écrivirent sans doute à tous leurs amis, soit en province, soit aux païs étrangers le mal qu’on disait de mon ouvrage. Trente personnes de lettres aïant ouï dire dans une assemblée, qu’un livre nouveau n’est point estimé, communiquent cette nouvelle à tous curieux qu’ils rencontrent dans la ruë et ils l’écrivent dès le soir même à tous leurs correspondans. Les gros livres se font attendre, et c’est pour cela qu’à la sortie du port ils ont mille tempêtes à essuier. Le Dictionnaire de l’Académie françoise composé, retouché, limé par l’élite des plus beaux esprits de France cinquante ans durant ne se montra pas plûtôt qu’il fut bat[t]u de l’orage de toutes parts. Les chansons, les epigrammes, les libelles, les lettres des particuliers, les entretiens, tout fondoit sur cet ouvrage. On y trouve, disoit-on, toutes les ordures des halles, tous les quolibets. Il a gagné pourtant le large et il vogue à pleines voiles vers l’immortalité.

Qu’il me soit permis de mettre ici une pensée de Monsieur de La Bruyere, « Que dites vous du livre d’Hermodore ? Qu’il est mauvais, répond Anthime ; qu’il est mauvais ; qu’il est tel, continuë-t-il, que ce n’est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. Mais l’avez-vous lû ? Non dit Anthime. Que n’ajoûte-t-il que Fulvie et Mélanie l’ont condamné sans l’avoir lu et qu’il est ami de Fulvie et de Mélanie ? » Il semble qu’on ait fait cette remarque tout exprès pour moi.

Si j’ai été plus long que je n’avois résolu au commencement, c’est que j’ai crû dans la suite qu’il fal[l]oit s’étendre sur certaines choses, afin de n’être pas obligé de me détourner de mon travail à l’avenir, en cas que mes ennemis publient d’autres libelles. Je leur laisserai dire tout ce qu’ils voudront, j’irai toûjours mon chemin, qu’ils criaillent tout leur sou : je lirai leurs satires ; je le leur promets, et j’en profiterai, s’il le faut ; mais je ne perdrai point de tems à y répondre comme je viens de faire.

Le 17 e de septembre 1697

Avertissement au lecteur

Puisqu’il me reste un peu de papier, je me sers de cette occasion pour avertir le public que les feüilles de mon Dictionnaire depuis la lettre A jusques environ la lettre P, aiant été rimprimées sans que j’aie vû les épreuves, il y est demeuré beaucoup de fautes, dont quelques-unes me font dire des absurditez. Par exemple, la page 846 du premier volume, ligne 10 de la remarque G, on a mis Charles VII au lieu de Charles VI, ce qui rend la suite un galimatias ridicule. A la page 138 du second volume ligne 1, de la premiere colonne on a mis curieux au lieu de sérieux. Cela renverse le raisonnement et me jette dans la fausseté ; car il s’agit là d’un livre qui n’a rien que de commun. Cette faute et plusieurs autres ne se trouvent qu’aux exemplaires réimprîmez.

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