Lettre 1304 : Pierre Bayle à Hervé-Simon de Valhébert

[Rotterdam,] le 26 e de sept[embre] 1697

Je me donnerois aujourd’hui l’honneur d’ecrire à l’illustre patron dont la derniere lettre si obligeant[e] m’a comblé de joie [1], si je ne croiois Monsieur, qu’il vaut mieux que je dif[f]ere à m’a[c]quit[t]er de ce devoir jusques à ce que j’aie quelques nouveautez lit[t]eraires. En attendant je pren[d]s la liberté de lui envoier un petit ecrit qu’à mon grand regret il m’a fal[l]u publier ces jours passez pour repondre à un libelle dif[f]amatoire de mon ancien ennemi [2]. Les nouveautez qu’il vous a plu de me communiquer m’ont été fort agreables ; je croi que nos libraires rimprimeront le Henri VII de Mr l’abbé Marsolier [3]. On ne peut pas voir un dechainement plus terrible que celui des libraires, et de plusieurs autres particuliers d’Amsterdam contre Mr Leti au sujet de sa critique sur les loteries [4]. On a publié contre lui deux ou trois ecrits sanglan[t]s avec la taille douce la plus dif[f]amatoire du monde [5]. Cela chagrine beaucoup Mr Le Clerc son beau fils [6]. Une autre plume inconnuë l’a attaqué plus honnetement par des considerations sur son ouvrage lesquelles on estime beaucoup [7] ; je ne les ai point veuës.

Le livre de Niger [8] dont vous me parlez Monsieur, est bien rare et bien curieux ; et je suis persuadé que vous en avez plusieurs de cette nature dans votre bibliotheque. J’achetai l’autre jour un livre in folio qui me pourra etre utile[,] c’est la Physiologia barbæ humanæ à Boulogne 1603. L’auteur se nomme Marcus Antonius Ulmus [9]. Mr Graverol ministre françois à Londres vient de publier un petit livre sur les points fondamentaux de la religion chretienne [10]. Il en donne en passant un coup de bec dans sa preface à Mr le Clerc, mais il en veut principalement à quelques modernes demi sociniens en Angleterre [11]. Je ne vous parle point de la description geographique de ces provinces selon l’ancien et le moien tem[p]s par Mr Alting bourgmaitre de Groningue, car je sup[p]ose que vous faites venir le journal latin d’Utrecht, où il est parlé amplement de cet ouvrage [12].

Je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur.

 

A Monsieur / Monsieur Simon de Valhebert / bibliothecaire chez Monsieur / l’abbé Bignon / A Paris •

Notes :

[1] L’« illustre patron » de Valhébert est l’abbé Bignon. Toutes les lettres échangées entre Bayle et Bignon sont perdues.

[2] Bayle envoie à l’abbé Bignon ses Réflexions sur le Jugement de Renaudot : voir Lettre 1303 et le texte du Jugement en annexe de notre tome X.

[3] Sur cet ouvrage de Marsollier, voir Lettres 1290, n.20, et 1301, n.11.

[4] Sur cet ouvrage de Leti, voir Lettre 1281, n.2.

[5] Voir l’édition commentée de l’ouvrage de Leti intitulé Critique historique, politique, morale, économique, et comique, sur les lotteries, anciennes, et modernes, spirituelles, et temporelles. Des Etats et des Eglises. Par Monsieur Leti. Avec des considerations sur l’ouvrage et sur l’auteur (Amsterdam, chez les amis de l’auteur 1697, 8°), qui comporte, en effet, une gravure satirique et des réflexions très dures contre le beau-père de Jean Le Clerc : « Le corps des libraires fait une trop belle figure dans le monde, et Mr Leti n’y est pas assez considerable, pour qu’une societé si celebre et si honorable lui fasse l’honneur de le regarder comme un homme digne de tout son ressentiment. Si les libraires ont temoigné du mepris pour ses ouvrages en plusieurs rencontres, qu’il s’en prenne à son peu de merite. Se rencontrant dans la boutique d’un libraire d’Amsterdam à qui il presente un de ses ouvrages, le libraire lui a repondu en presence de plusieurs personnes qu’il l’imprimeroit s’il vouloit en ôter son nom qui estoit trop décrié pour l’oser entreprendre. [...] Ceux qui connoissent Mr Leti aiment encore mieux en être blamés que loüés. En effect la medisance de cet homme est une espece de lettre de recommandation auprés de ceux qui connoissent Mr Leti, et qui sçavent que valoir quelque chose et être ami de Mr Leti, sont bien souvent deux choses differentes. D’ailleurs le bien et le mal que dit cet homme viennent toujours de la passion, ou de l’interest, et il ecrit si grossierement, que les moins éclairés s’en aperçoivent facilement. Est-il étonnant aprés cela qu’on le méprise ? » (Avant-propos, p.1-2). Voir aussi Lettres 1281, n.2, et 1305, n.1.

[6] Voir la lettre de Jean Le Clerc à Bayle du 2 octobre 1697 (Lettre 1310).

[7] Sur cette critique de Leti par Pierre Ricotier, voir Lettre 1305, n.1.

[8] Sur cet ouvrage de Stefano Negri, voir Lettre 1301, n.7.

[9] Marcus Antonius Ulmus, Physiologia barbæ humanæ : in tres sectiones divisa, hoc est de fine illius philosophico et medico : in quarum prima declarantur nonnulla ad barbæ naturam pertinentia, in altera opiniones Chrysippi, Diogenis, D. Augustini, Lactantij Firmiani, Theodoreti, Clementis Alexandrini, Ciceronis, Galeni Arabum, et latinorum, præsertim l. Cæsaris Scaligeri emumeratæ considerantur, in tertia proponit autor, et asseuerat opinionem suam (Bononiæ 1602, folio).

[10] Jean Graverol (1647-1718), Des points fondamentaux de la religion chrestienne (Amsterdam 1697, 8°) ; l’auteur, avait été pasteur à Lyon avant de se réfugier à Londres à la Révocation : voir Lettre 206, n.7.

[11] Allusion, semble-t-il, au cercle des amis de Jacques Souverain (vers 1645/1650-1698/99). Né à Agde, étudiant en 1668 à l’académie de Puylaurens, où il était condisciple de Samuel Chaufepié (1644-1704), Souverain poursuivit ses études à Genève en 1672 et fut nommé en 1675 pasteur à Aillières (actuellement, Sarthe), puis, en octobre 1677, à Mouchamps au Poitou. En 1682, au synode provincial poitevin de Thouars, il fut déposé pour cause d’arminianisme : il s’agissait en fait d’un incident dans la querelle du pajonisme ; dans ce contexte, Souverain était proche de Pierre Allix, ennemi de Jean Claude. Passant peut-être par les Provinces-Unies (où, selon Marchand, il aurait refusé de souscrire à la doctrine du synode de Dordrecht touchant la prédestination), Souverain arriva à Londres, où il reçut le 29 décembre 1683 une ordination anglicane des mains de Henry Compton : il fut alors introduit dans la communauté de la Savoye, où il se heurta à l’hostilité d’ Isaac Dubourdieu (1604 ?-1694) – aussi bien qu’à la méfiance de Jean Claude, alors toujours à Charenton, qui le regardait – comme aussi ses collègues de la Savoye, Charles Piozet et Pierre Allix, et David Primerose de l’Eglise de Threadneedle Street – comme un « arminien à outrance ». La lettre de Paul de La Roque-Boyer adressée à Bayle au cours de l’été 1698 (Lettre 1375) devait lui apporter des informations sur la mort de Paul Colomiès pour son article du DHC et aussi sur l’existence d’un petit cercle de pasteurs réfugiés autour de Souverain, tous très influencés par le socinianisme : Paul Colomiès, André Lortie, Charles Le Cène, Jérémie Majou et Daniel Dutens ; Prosper Marchand ajoute le nom de Jean Lombard et nous pouvons proposer ceux d’ Isaac Papin (qui n’a pu trouver un poste en Angleterre : voir Lettre 587, n.5) et de William Popple. Nous retrouverons ce cercle d’amis sociniens par la suite. Voir Jacques Souverain, Le Platonisme dévoilé (Cologne, Pierre Marteau [Amsterdam, Sebastian Petzold] 1700, 18° ; éd. S. Matton, Paris 2004), et les comptes rendus dans l’HOS, mars 1700, art. IX, et NRL, juillet 1700, art. VI ; du même, Lettre à Mr *** touchant l’apostasie, éd. S. Matton, introduction d’E. Labrousse (Paris, Milan 2000), accompagnée d’une étude de M. Mulsow, « Jacques Souverain, Samuel Crell et les cryptosociniens » ; Prosper Marchand, Dictionnaire historique, ou Mémoires critiques et littéraires (La Haye 1758-1759, 2 vol.), art. « Souverain » ; J.W. Marshall, John Locke, resistance, religion and responsibility (Cambridge 1994), du même, « Locke, Socinianism, “Socinianisme” and Unitarianism », in M.A. Stewart (dir.), English philosophy in the age of Locke (Oxford 2000), p.111-143, et John Locke, toleration and early Enlightenment culture (Cambridge 2006), ch. 4 : « Religious toleration and intolerance in the Netherlands and in the Huguenot community in exile » ; sur le cas d’Isaac Papin, voir cependant les réserves de T. Guillemin, Isaac Papin (1657-1709). Itinéraire d’un humaniste réformé, de l’Ecole de Saumur au jansénisme (thèse, université d’Angers 2015, 3 vol.), qui insiste sur l’influencede Claude Pajon sur son neveu Isaac Papin et qui voit en celui-ci plutôt un « Saumurois radical ». Voir aussi M. Mulsow, Moderne aus dem Untergrund : Radikale Frühaufklarung in Deutschland, 1680-1720 (Hamburg 2002) ; trad. anglaise par H.C.E. Midelfort, Enlightenment underground. Radical Germany, 1680-1720 (Charlottesville, London 2015), ch. 5 : « The destruction of Christian Platonism : Souverain’s Le Platonisme dévoilé (1700) and Gundling’s Plato atheos (1713) », p.175-205.

[12] Menso Alting (1636-1712), maire de Groningue entre 1686 et 1712, publia chez Henrik Wetstein une Descriptio secundum antiquos Agri Batavi et Frisii una cum conterminis (Amstelodami 1697, folio), recensée dans la Biblitheca librorum novorum, juin-juillet 1697, p.159-163, et dans l’HOS de Basnage de Beauval, septembre 1697, art. IV.

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