Lettre 1322 : Pierre Bayle à Jean de Bayze
A Rotterdam, le 5 e de novembre 1697
Il y a long-tem[p]s, Monsieur, que j’ai reçu la lettre, que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire [1]. Je vous eusse répondu plutot, si je n’avois espéré de jour en jour de voir Mr le docteur Smith [2], chapelain de Sa Majesté britannique ; mais je n’ai pas eu encore cet avantage et je ne se sai si je l’aurai. Quand Sa Majesté sera venuë à La Haie, j’espere qu’alors il viendra faire un tour à Rotterdam.
Je vous félicite de tout mon cœur d’avoir pour patron Mr Molesworth [3], dont le mérite est si connu par toute l’Europe, et qu’il a si bien fait connoître dans ses emplois et dans ses livres. Je vous demande la grace de l’assurer de mes respects.
On ne sait pas encore de quelle manière la cour de France se conduira envers ceux qui sont sortis du roiaume pour fait de Religion. Si elle leur permet de revenir, pour jouïr de leur bien, vous pourrez, Monsieur, aller disposer du vôtre : si elle ne le permet pas, vous ne seriés point en sûreté à l’ombre de la fonction de gouverneur d’ un jeune seigneur anglois [4]. Il faut donc, ce me semble, attendre à quoi elle se déterminera. On le saura bien-tot [5].
Je m’estimerai le plus heureux du monde, si je puis marquer à l’illustre prélat, qui vous honore de sa protection, et que j’ai eu l’honneur de voir ici lors qu’il étoit avec Mylord Paget [6], combien je suis dévoué à son très humble service. Je souhaiterois que la librairie nous fournit des matériaux dignes de sa curiosité : de bon cœur, je quit[t]erois toute autre occupation, pour vous écrire ce qu’il y a de nouveau sur ce sujet, afin que vous lui en fissiés part. Mais il ne se passe gueres rien de considérable en ce genre de nouvelles.
Mr Grévius a enfin achevé son édition de Callimaque [7]. Elle contient de très belles notes, et un commentaire ample et savant de Mr de Spanheim, ministre d’Etat en Brandebourg. Un médecin de Blois, nommé Bernier, a publié à Paris des Observations sur les œuvres de Rabelais [8]. On m’a dit qu’elles sont assez curieuses. Un docteur de Sorbonne, nommé Boussac, a fait imprimer un ouvrage dont je ne connais encore que le titre : Noctes Theologicæ, seu Dissertationes in quibus sublimes alias Scientias Theologiæ ancillari colligere sit, ipsam que illis prælucare [9]. On fait une nouvelle edition des Lettres du cardinal d’Ossat, plus ample que toutes les précédentes, avec des notes de Mr Amelot de La Houssaie [10]. Je ne vous parle point des Mémoires et des Lettres de Bussi Rabutin, si connu par son Histoire amoureuse des Gaules [11] ; car, il y a déjà quelque tem[p]s que ces deux ouvrages sont imprimez.
Mr de La Placette vient de publier un Traité de la foi divine [12], qui est fort bon, et Mr Saurin son cinquieme tome contre Mr Jurieu [13]. Le livre, qu’on vient d’imprimer en ce païs, Argonauticon Americanorum, avoit eté imprimé à Munich l’an 1647 [14]. Ce n’est donc qu’une nouvelle edition ; et, d’ailleurs, ce n’est que la traduction d’un livre espagnol, faite par le jésuite Bisselius. Il s’agit là des voiages d’un certain Pierre Victoria, qui se fit jésuïte dans le Pérou.
Le livre, que Mr Léti a publié sur les loteries, lui a fait beaucoup d’ennemis [15], dont quelques-uns ont écrit contre lui violemment. Il vient de faire imprimer un Recueil de lettres [16].
Adieu, mon très cher Monsieur, je suis etc.
Notes :
[1] Cette lettre de Jean de Bayze à Bayle, datant sans doute du mois de septembre 1697, ne nous est pas parvenue. La dernière lettre connue de leur échange est celle de Bayle datée du 2 août (Lettre 1282).
[2] Il s’agit d’ Edward Smith (1662-1720), qui, après des études de théologie au Trinity College de Dublin, partit pour Constantinople en tant que chapelain de la compagnie de Smyrne. Il retourna en Angleterre en 1693 et fut nommé chapelain de Guillaume III, qu’il accompagnait dans ses voyages en Angleterre et aux Provinces-Unies. Il devint doyen de la cathédrale de Saint-Patrick à Dublin, mais délégua Henry Price pour le remplacer pendant qu’il accompagnait le roi lors de ses voyages. Il retourna à Dublin en 1697 et fut nommé vice-doyen de l’université de Dublin par le duc d’Ormond. En 1698, il fut intronisé évêque du diocèse de Down et Connor et devint peu après membre du Conseil privé du roi.
[3] Jean de Bayze avait acquis la protection de Robert Molesworth, premier vicomte Molesworth (1656-1725), qui avait publié sa critique de l’absolutisme danois sous le titre An Account of Denmark as it was in the year 1692 (London 1694, 8°), dont la traduction venait de paraître chez Mabre Cramoisy : Mémoires de Mr Molesworth dans lesquel on voit l’état du royaume de Danemark, tel qu’il étoit l’an 1692 (Nancy 1695, 12° ; Paris 1697, 12°). Bayze l’avait certainement connu en Irlande, où il avait servi dans l’armée de Guillaume III (voir Lettres 722, n.1, 728, n.3, et 737, n.3) : en effet, le père (homonyme) de Robert Molesworth avait fait fortune en Irlande en approvisionnant l’armée de Cromwell et le fils avait été nommé ambassadeur de l’Angleterre au Danemark. En 1695, il était devenu membre du Conseil privé d’Irlande et député du comté de Dublin à la Chambre des communes irlandaise. Il devait jouer un rôle éminent dans l’administration irlandaise du roi Guillaume. Il allait devenir
[4] Robert Molesworth avait épousé en août 1676 Laetitia Coote, troisième fille de Richard Coote (1620–1683), 1 er baron Coloony, et de Mary St. George, fille de George St. George, vice-amiral du Connaught, et sœur de Richard Coote, Lord Bellomont. Le couple eut onze enfants, dont sept garçons ; le fils aîné, John (1679-1726), qui accomplit différentes missions diplomatiques, succéda au titre de vicomte Molesworth en 1725 et mourut quelques mois plus tard ; le second fils, Richard (1680-1758), fit une brillante carrière militaire et succéda au titre en 1726. La famille de Laetitia Coote jouissait d’une grande faveur auprès du roi : en 1697, Guillaume III avait nommé son frère, Richard (1636-1701),
[5] Les huguenots exilés ne devaient pas être pris en considération dans les clauses du traité de Ryswick : voir Lettre 1330, n.1, et le texte du traité dans l’Annexe III de ce volume.
[6] Il s’agit peut-être de Gilbert Burnet, évêque de Salisbury, à qui Bayle avait autrefois recommandé Jean de Bayze lors de son exil : voir Lettre 722, n.4. Ce serait alors ici la première confirmation d’une rencontre directe entre Bayle et Burnet, qui avait été conseiller de Guillaume d’Orange à La Haye avant la « Glorieuse Révolution ». De son côté, Jean Le Clerc avait écrit à Gilbert Burnet fin 1695 dans l’espoir de décrocher un poste stable en Angleterre, mais Burnet lui avait répondu que le seul poste dont il disposait était désormais occupé par Pierre Allix : voir Le Clerc, Epistolario, n° 251 et 253, i.194-197, 199-201. Le Clerc devait poursuivre ses tentatives, cette fois auprès de Locke : voir William Molyneux à Locke du 16 mars 1697 (éd. E.S. de Beer, n° 2221, vi.39-40, et 2288, vi.165 ; 2348, vi.253-255 ; 2376, vi.296). Selon Marchand et Des Maizeaux, cependant, le protecteur de Jean de Bayze serait le Dr St. George Ashe (1657-1717), ancien membre du Trinity College à Dublin, nommé évêque de Cloyne en 1695, puis évêque de Clogher en 1697 ; en 1716, il devait être transféré au siège de Derry. Cette identification est parfaitement plausible, mais nous ne saurions préciser sa source. Elle semble être confirmée par l’allusion à William Paget (1637-1713), 6 e baron Paget, qui fut ambassadeur de Guillaume III à Vienne entre 1689 et 1692 et à Constantinople entre 1692 et 1702. En effet, pendant le règne de Jacques II Stuart, Ashe avait dû s’exiler et avait accompagné Lord Paget à la cour de Vienne : c’est lors de leur passage à Rotterdam que Bayle les aurait croisés.
[7] Sur cette édition de Callimaque, voir Lettres 1250, n.7, et 1287, n.4.
[8] Sur cet ouvrage de Jean Bernier, voir Lettre 1187, n.10.
[9] Samuel Boussac, Noctes theologicæ, seu Dissertationes ex quibus sublimes alias scientias theologiæ ancillari colligere sit, ipsamque illis prælucere (Parisiis 1698, 8°).
[10] Nicolas Amelot de La Houssaye, Lettres du cardinal d’Ossat. Nouvelle édition, corrigée sur les manuscrits originaux, avec des notes historiques et politiques (Paris 1698, 4°, 2 vol.).
[11] Sur ces publications de Bussy-Rabutin, voir Lettre 1160, n.27 et 28.
[12] Sur cet ouvrage de Jean de La Placette, voir Lettre 1321, n.11.
[13] Sur la bataille d’ Elie Saurin contre Pierre Jurieu, voir Lettres 1093, n.2, 1103, n.8, 1115, n.25, et 1168, n.13, et, sur la publication de son dernier ouvrage, Lettre 1321, n.10.
[14] Sur cet ouvrage, voir Lettre 1321, n.11.
[15] Pedro Goveo de Vitoria, Argonauticon Americanorum, sive Historiæ periculorum Petri de Victoria, ac sociorum ejus libri XV, traduit par Johann Bisselius (Monachii 1647, 8°) ; la nouvelle édition venait de paraître, sous la date de 1698, à Gedan (Gedani [Amsterdam] 1698, 8°) chez Gilles Jansson van Waesberge.
[16] Sur ce recueil publié par Leti en défense de sa critique des loteries, voir Lettre 1305, n.11.