Lettre 136 : Pierre Bayle à Joseph Bayle

[Sedan,] le 1 avril 1677

Il faut q[ue] je vous renouvelle un avis que je trouve de la derniere importa[n]ce pour quiconque veut devenir habille homme, et que j[e] regrette tous les jours ne m’avoir pas eté donné, c’est de prendre une connoissance distincte de la maniere dont se font toutes sortes de choses. Par exemple sachez [n]o[n] seulement comment se fait le verre, mais aussi de quelle matiere il est composé, et d’où vient cette matiere : quand vous saurez cela vous philosopherez amplement sur la raison de la fragilité, de la transparence et autres proprietez du verre. J’ay interet que vous vous informiez de cela, parce que je souhaitte qu’à la premiere commodité* vous me mandiez ce que nos verriers de Gabre entendent par leur salicor [1], dequoi ce salicor est composé, d’où on le tire, combien il coute, quelle preparation il demande, avec quoi le faut il meler pour en faire du verre etc[.] Il y a une • chose qui rend celebre le Lauragais, qu’on appelle du pastel [2]. Du Bartas en a parlé amplement dans ses Sepmaines [3]. Informez vous comment on le prepare, à quoi il sert, et me l’apprennez. Il n’est pas jusques à de petites bagatelles qu’il ne faille savoir, comme par exemple la maniere dont se fait le beurre, la cire le fromage le caillé : Il ne faut pas etre curieux de ces choses pour en faire un vil et sordide menage*, à l’exemple de plusieurs personnes de lettres qui sont la risée de tout le monde par leur attachement aus choses champetres, qui fait qu’ils savent quels œufs sont plus propres à etre couvez en tel ou tel tems et que meme ils mettent la main à cette besogne basse et mechanique. Il faut s’informer de cela par un esprit philosophique c’est à dire pour en rechercher la cause, pour decouvrir les loix de la nature et les proprietez de chaque chose : et alors cette curiosité ne sauroit etre tournée en ridicule, sur tout quand on a la prudence de ne la faire paroitre qu’à propos, et en presence des gens qui ne donnent pas un tour goguenard aux choses les plus honnetes. J’ay toujours eu l’esprit du monde le plus detaché de ces sortes d’objets, et il m’en est resté un defaut essentiel que je tacherai de reparer autant qu’il me sera possible. Ce defaut est une ignorance crasse de mille choses qui se font tous les jours par des paysans, et de la maniere dont ils le font [4].

O mihi præteritos referat si Juppiter annos [5].

Profitez de mes defauts, car je croi q[ue] si on m’eut bien montré l’importance de ces avis, comme je la vois presentem[en]t j’aurois pris d’autres mesures, et m’en serois bien trouvé.

Pour venir aux livres / je vous dirai qu’il y a 3 ou 4 petits traittez de Mr le chevalier de Meré assez curieux, un sur les agremens, un autre sur l’esprit, un autre sur la conversation, un sur l’eloquence [6] ; que l’ Hyppolite de Mr Racine [7], et celui de Mr Pradon [8], qui sont 2 tragedies fort achevées, et qu’on a representées tout cet hyver, partagent la cour et la ville, les uns trouvant plus de conduitte ou de poesie, ou d’esprit dans l’une de ces 2 pieces les autres dans l’autre. Mr Malpighi Italien, mais etabli à Londres où il est membre de la Societé royale a fait imprimer un gros foli[o] sur les plantes [9], dont il donne l’anatomie, et qu’il pretend avoir des organes de respiration aussi bien que les animaux. Mr Grew celebre physicien d’Angleterre a travaillé sur la meme matiere des plantes et a fait quantité de belles decouvertes : Son ouvrage a eté traduit en francois [10]. Mr de Vicquefort Hollandois de nation ; mais pourtant fort entendu en notre langue, en laquelle il a fait un fort beau livre de l’election des empereurs, sans conter la traduction des voyages d’Olearius et plusieurs autres, a fait un traitté tout nouvellement, des droits des ambassadeurs [11]. C’est comme une apologie de sa conduitte, parce qu’etant resident de quelques princes d’Allemagne à La Haye, on pretend qu’il leur communiquoit des ecrits et des depeches que les Etats de Hollande luy donnoient à traduire. On luy en a fait un crime d’etat, et il a eté condamné à une prison perpetuelle. Il fait voir dans son livre qu’il n’a rien fait qu’il ne justifie etre du droit des ambassadeurs, et il prouve cela par q[uan]tité de faits historiques [12]. Mr de Benserade a mis en rondeaux les Metamorphoses d’Ovide [13], et on dit q[ue] l’epitre dedicatoire à Mr le Dauphin, la preface, l’ errata meme sont en rondeaux. Mr Ottius celebre professeur à Zurich a fait imprimer une critique sur une partie des Annales du cardinal Baronius à savoir sur les 3 premiers siecles [14]. On imprime en Hollande un ouvrage de feu Mr de Grantesmenil [15] illustre savant de Caen dont Mr Bochart a fait souvent mention [16] ; cet ouvrage s’intitule Græcia , qui est une histoire geografique, et chronologique des etats et republiques de la Grece. Mr Merlat ministre de Xaintes a fait imprimer une Reponse au livre de Mr Arnaud contre notre morale [17]. On a repondu au traitté de Mr Lortie sur la Cene [18]. On fait imprimer à Geneve une grande Bible dont le francois est corrigé accompagnée encore de plus de notes que celle de Mr Des Marets [19]. Mrs de Charenton n’en sont pas bien aises, parce qu’ils ont commencé une nouvelle version de toute l’Ecriture s[ain]te [20]… Je vous souhaitte toute sorte de benediction et me recommande à vos prieres.

Notes :

[1On appelait la soude salicor, en Languedoc, parce qu’on l’extrayait alors d’une plante appelée salicor ou salicorne, qui pousse sur les rivages maritimes et les terrains salés et qui était cultivée dans la région de Narbonne en particulier. Elle a la propriété d’absorber des sels alcalins qui peuvent être transformés en carbonate de soude par incinération et utilisés dans la fabrication du verre. Littré note qu’ Olivier de Serres mentionne un tel usage. Sur les gentilshommes verriers, voir Lettre 5, n.1 ; ils étaient nombreux à Gabre, non loin du Carla. C’est évidemment en songeant à son cours de physique que Bayle cherche à se renseigner.

[2Le pastel est une plante, Isatis tinctoria, qui fut cultivée tout particulièrement dans le Lauraguais et l’Albigeois à la fin du et pendant la première moitié du siècle. La richesse de Toulouse – ou du moins de certains capitouls – fut fondée à cette époque sur le commerce du pastel, c’est-à-dire de la teinture tirée du broyage des feuilles de la plante, qui donne un bleu soutenu. Ce marché s’effondra soudainement au milieu du siècle, en partie à cause de la concurrence de l’indigo ; après la fin des guerres de religion, la culture reprit, mais s’éteignit définitivement à la fin du siècle, en léguant à cette région le nom de « pays de cocagne ». Voir Ph. Wolff, Commerces et marchands de Toulouse, vers 1350-1450 (Paris 1954) et G. Caster, Le Commerce du pastel et de l’épicerie à Toulouse, 1450-1561 (Toulouse 1962).

[3Voir G. Du Bartas, La Sepmaine, éd. Y. Bellenger (Paris 1981, 8°), jour III, v.594-595, et jour IV, v.332, et Premiere Sepmaine ou Creation du monde de Guillaume de Saluste seigneur du Bartas Plus explication des principales difficultez du texte, par S.G.S. (Rouen 1616, 12°), p.318, n.77 : « Pastel. Le Pastel ou Guesde, appellé ailleurs par le poète herbe Laurageoise, se cueille à diverses fois depuis le commencement iusques à la fin de l’Esté, ayant la fueille basse et comme de choux nouveaux et non replantez. Cela se broye et se met en mottes, ou pacquets, par ceux qui en font trafic, et sert à accommoder les teintures ». Dans La Seconde semaine, livre VII, « Les Colonies », v.737, le poète mentionne encore le pastel parmi les richesses de la France (éd. Y. Bellenger, Paris 1992), ii.418.

[4Bayle reste tributaire du mépris aristotélicien – et plus généralement de celui de presque toute l’Antiquité – pour le travail manuel : voir P.-M. Schuhl, Machinisme et philosophie (Paris 1938 ; 2 e éd. 1947 ; 3 e éd. 1969).

[5Virgile, Enéide, viii.560, « O ! Si Jupiter me rendait mes années » : formule déjà citée Lettre 75 (voir n.3).

[6Antoine Gombaud, chevalier de Méré, Des Agrémens, discours de M. le chevalier de M. à Mme xxx (Paris 1677, 12°) ; De la Conversation, discours de M. le chevalier de M. à Mme xxx (Paris 1677, 12°) ; De l’Esprit, discours de M. le chevalier de M. à Mme xxx (Paris 1677, 12°). Chose assez singulière, le quatrième titre cité par Bayle – De l’Eloquence et de l’entretien – n’apparaît que dans les Œuvres posthumes de Méré, imprimées en 1700 : voir Méré, Œuvres, éd. Ch. Boudhors (Paris 1930, 3 vol.), ii.135-137, sur la bibliographie. C’est donc apparemment de bouche à oreille que Bayle en avait été informé : une fois de plus, il n’avait pas tenu en mains les opuscules dont il parle.

[7Phèdre et Hippolyte, tragédie par M. R . (Paris 1677, 12°). Bayle rapporte un titre dont il a entendu parler : ce titre raccourci est donc plus probablement une erreur de sa part qu’un témoignage fiable quant au titre initial de la tragédie (cf. Racine, Œuvres complètes, éd. R. Picard (Paris 1950), i.1146).

[8Nicolas Pradon, Phedre et Hippolythe, tragedie par M. P. (Paris 1677, 12°). Voir T.W. Bossom, A Rival of Racine. The life and dramatic works of Pradon (Paris 1922).

[9Marcello Malpighi (1628-1694), médecin et anatomiste, Anatome plantarum cui subjungitur appendix ejusdem authoris de ovo incubato observationes continens (Londini 1675, folio). Bayle a extrapolé indûment l’indication du JS (du 23 novembre 1676) : Malpighi était correspondant étranger de la Royal Society de Londres depuis 1669, mais il résidait en Italie d’où il envoyait ses manuscrits en Angleterre.

[10Nehemiah Grew (1626-1712), célèbre naturaliste anglais, ayant pris ses grades à Cambridge en 1661, commençait dès 1664 à étudier l’anatomie des plantes et, partant de la constatation que plantes et animaux « sortaient dès l’origine de la même Main et étaient produits par la même Sagesse », en inférait l’analogie de leurs structures. Son ouvrage sur cette question fut publié en mai 1671 et il fut élu Fellow de la Royal Society la même année. Il était devenu entre temps docteur en médecine de l’université de Leyde. Elu secrétaire de la Royal Society en 1677, à la mort d’ Oldenburg, il se démit en 1680 lors de son admission comme Fellow honoraire au Collège de Médecine. Son Anatomy of vegetables begun. With a general account of vegetation, founded thereon (London 1672, 8°) fut traduit en latin à la demande de l’éminent naturaliste italien Malpighi. La traduction française fut l’œuvre de Le Vasseur : Anatomie des plantes : qui contient une description exacte de leurs parties et de leurs usages et qui fait voir comment elles se forment et comment elles croissent, traduite de l’anglois de M. Grew de la Société royale par M. Le Vasseur (Paris 1675, 12°) ; cet ouvrage fut l’objet d’un compte rendu exceptionnellement long et élogieux dans le JS du 6 janvier 1676, p.1-10 ; il connut d’ailleurs une réédition en 1679. Un peu plus tard fut publié le grand ouvrage de Grew, The Anatomy of Plants, with an idea of a philosophical history of plants and several other lectures read before the Royal Society (London 1682, folio).

[12Wicquefort fut arrêté en mars 1676, accusé d’avoir communiqué à l’ambassadeur d’Angleterre, Williamson, des documents confidentiels qu’il avait charge de traduire au titre de secrétaire-interprète des Etats de Hollande ( Wicquefort était en effet un remarquable polyglotte), charge qu’il cumulait avec celle de représentant du duc de Zell auprès des Provinces-Unies. C’est sans doute sa liaison intime d’autrefois avec De Witt qui lui avait valu son arrestation. Il avait pu rédiger et faire publier son ouvrage sur l’immunité propre aux ambassadeurs pour contester l’incarcération du représentant officiel d’un prince allemand. Condamné à l’emprisonnement à vie, il réussit à s’enfuir en 1679 et à gagner l’Allemagne, où il mourut trois ans plus tard.

[13Isaac de Benserade, Métamorphoses d’Ovide en rondeaux, imprimés et enrichis de figures, par ordre de Sa Majesté et dédiés à Monseigneur le Dauphin (Paris 1676, 4°). Bayle était bien informé : tout y était en rondeaux. Sur cet ouvrage, voir E. Meaume, « Notice sur une édition originale d’un ouvrage de Benserade, servant à éclaircir un point de l’histoire galante de Louis XIV  » – à savoir des amours du roi et de Mme de Ludres : voir Lettre 135, n.19 –, Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire 42 (1875), p.285-308 ; en effet, Benserade était lié avec Mme de Ludres et avait glissé dans ses rondeaux quelques allusions à ses amours avec le roi. La versification des rondeaux de Benserade est lamentable, et l’ouvrage fut un échec ; son intérêt principal réside dans la beauté des gravures (œuvre de Sébastien Le Clerc) qui coûtèrent 10 000 livres au roi.

[14Bayle avait déjà mentionné ce livre de Johann-Heinrich Otte, professeur à Zurich, Examinis perpetui in Annales Caes. Baronii […] centuria I [-II] congesta (Tiguri 1676, 4°, 2 vol.) : voir Lettre 117, n.12. Le JS du 18 janvier 1677 accorde à cet ouvrage une courte mention.

[15Jacques Le Paulmier de Grentemesnil (1587-1670), après avoir mené une carrière militaire en Hollande sous les ordres des princes Maurice et Frédéric-Henri de Nassau, s’établit définitivement à Caen en 1650 ; ami intime de Malherbe et de Moisant de Brieux, il contribua avec celui-ci à la fondation de l’Académie de cette ville. L’ouvrage auquel Bayle fait ici allusion est la Graeciæ antiquæ descriptio (Lugduni Batavorum 1678, 4°), qui fut publiée, inachevée et posthume, par les soins d’ Etienne Morin ; celui-ci, apparenté à l’auteur et pasteur de Caen, la fit précéder d’une Vie de l’auteur.

[16Sur Samuel Bochart, voir Lettre 36, n.26.

[17Voir Lettre 133, n.28.

[18Voir Lettre 107, n.24.

[19Les professeurs de Genève, en particulier Michel Turrettini, souhaitaient une révision et une réédition de la Bible dans la version de Des Marets. Ils ne purent s’entendre avec les pasteurs de Charenton, qui défendaient un projet similaire concernant la traduction ancienne d’Olivetan, en usage en France. Les Genevois, dont l’entreprise était moins radicale, aboutirent assez vite : La Sainte Bible, qui contient l’Ancien et le Nouveau Testament (Genève 1678, folio) : voir la Lettre de Pierre à Jacob Bayle du 26 novembre 1678.

[20A Charenton, Allix et Claude souhaitaient entreprendre une traduction nouvelle sur les originaux et s’abouchèrent avec Richard Simon : voir J. Steinmann, Richard Simon et les origines de l’exégèse biblique (Paris 1960), p.91-96, et P. Auvray, Richard Simon, étude bio-bibliographique, avec des textes inédits (Paris 1974), p.36-38. La Révocation de l’Edit de Nantes allait interrompre une entreprise qui représentait une première tentative pour réaliser une traduction « œcuménique » de la Bible : voir Laplanche, L’Ecriture, le sacré et l’histoire, p.560-568.

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