Lettre 1384 : Pierre Bayle à Mathieu Marais

A Rotterdam, le 2 d’octobre, 1698

Je me borne à répondre aujourd’hui, Monsieur, à quelques-uns des endroits de votre lettre. Je commence par celui où vous m’apprenez que mon Diction[n]aire n’a point déplu à Mr Des-Préaux. C’est un bien si grand ; c’est une gloire si relevée, que je n’avois garde de l’espérer. Il y a long-tem[p]s que j’applique à ce grand homme un éloge plus étendu que celui que Phèdre donne à Esope, naris emunctæ, natura nunquam verba cui potuit dare. Il me semble aussi que l’industrie la plus artificieuse des auteurs ne le peut tromper. A plus forte raison, ai-je dû voir que je ne surprendrai pas son suffrage, en compilant bonnement, à l’allemande, et sans me gêner beaucoup sur le choix, une grande quantité de choses. Mon Diction[n]aire me paroît à son égard un vrai voiage de caravanne, où l’on fait vin[g]t ou trente lieües sans trouver un arbre fruitier, ou une fontaine ; mais moins j’avois esperé l’avantage que vous m’annoncez, plus j’y ai été sensible.

Que j’admire l’abondance des faits curieux, que vous me communiquez, touchant Mr Arnaud, Rabelais, Santeüil, La Fontaine, La Bruière, etc. Cela me fait juger, Monsieur, qu’un Diction[n]aire historique et critique, que vous voudriez faire, seroit l’ouvrage le plus curieux qui se put voir. Vous connoissez amplement mille particularitez, mille person[n]alitez, qui sont inconnuës à la plupart des auteurs, et vous pour[r]iez leur donner la meilleure forme du monde. Il est vrai, que pour bien faire, votre imprimeur devroit être en ce païs-ci : il faudrait avoir deux corps : l’un à Paris pour y ramasser ces matériaux ; et l’autre, en Hollande, pour y faire imprimer l’ouvrage que l’on en composeroit. Cette réplication, comme l’appellent les scholastiques, n’étant pas possible, naturellement au moins, ce sera un bon remêde, si vous continuez d’avoir la bonté de m’enrichir de vos remarques et de vos bons avis. Vous m’y paraissez très-disposé, Monsieur, et je vous puis assurer que je m’en estimerai le plus heureux du monde, et que j’en paroitrai fort reconnoissant. Je vous demande par avance la permission de marquer à la marge à qui le public sera redevable de tant de bonnes et de belles choses, que je tirerai de vous.

Je dressai la semaine passée l’article d’« Hénault », et j’y inserai tout ce que vous m’avez écrit sur ce sujet. Je n’ai pas encore mis votre nom à la marge ; mais, j’ai dessein de le faire, si j’appren[d]s que vous l’agréez. Vous jugez bien, que s’il s’agissoit de quelque chose qui choquât quelque personne vivante, je n’aurois garde de vous commettre. J’ai supprimé ce que vous m’avez écrit touchant ce que vous jugez de la critique des œuvres de Saint Evremond. Autre chose est de dire dans une lettre à un ami ce que l’on pense d’un livre nouveau ; et autre chose, de vouloir que cela devienne public.

L’habile homme, dont j’ai rapporté un extrait de lettre, ignoroit qu’il eut paru à Paris un recueil des œuvres de Mr Hénault : cependant, il fait à Paris son séjour le plus ordinaire, depuis quelques années. Je ne lui ai rien fait sçavoir encore touchant ce fait ; mais je lui ai communiqué une objection, qui me fut faite par un Anglois : savoir que le Sonnet de l’avorton ne fut point fait pour Mademoiselle de Guerchi : car, il parut avant la mort de cette fille. Je crois que l’Anglois a raison, et j’ai dejà effacé tous les endroits où j’ai suivi en cela l’erreur commune.

On n’a pas eu raison de vous dire que mon Supplément est imprimé. On commencera seulement à l’imprimer au printem[p]s prochain. Nous avons crû qu’il ne falloit en commencer l’impression, que lorsque la copie seroit, ou achevée, ou fort avancée. Pour ce qui est de la seconde édition des deux volumes qui ont paru, elle précédera le Supplément : elle sera corrigée, mais peu augmentée.

Voici, quelques nouveautez lit[t]éraires de ce païs. Il est sûr qu’on y imprime des ouvrages très-considérables ; mais, ce ne sont que de nouvelles éditions. C’est ce que je dis en particulier du Lexicon Hoffmanni , et du Thesaurus Antiquitatum Romanorum, en douze volumes in folio dont les deux tiers au plus ont déjà paru, et dont le reste paroitra bientot. Je le dis aussi des grands critiques d’Angleterre, dont on a achevée [ sic] ici une nouvelle édition. L’édition des œuvres de Vossius, en plusieurs volumes in folio est presque achevée. Le tome, qui comprend les historiens grecs et latins, le traité De Arte Historicâ, et les lettres, se vendent depuis peu de jours. On a retranché plusieurs lettres qui ne paroissoient d’aucune importance, et que le s[ieu]r Colomiés n’avoit pas laissé d’insérer dans l’édition d’Angleterre. Enfin, je dis la même chose touchant deux volumes de Cotelier ; et touchant le gros volume de Gataker : ce ne sont que de nouvelles editions. Ce qu’il y a de meilleur dans l’in folio de Gataker, imprimé à Utrecht, est, sans doute*, le grand et savant commentaire sur le livre de Marc Aurele.

Quant aux livres nouveaux, et imprimez pour la premiere fois, nous n’en avons point de considérables. Mr Gousset, ministre françois, professeur en langue hébraïque à Groningue, qui fait imprimer un gros Lexicon hebreu, qui sera bon, dit-on, vient de publier en françois un in 8°, qui est l’examen d’un projet d’une nouvelle version de la Bible. Le projet a été fait par un ministre françois, qui s’est déclaré arminien depuis sa sortie de France, et qui se nomme Le Cene. Il a critiqué dans son projet plusieurs passages de la version de Geneve ; et Mr Gousset le réfute. On attribue à celui-ci une petite dissertation anonyme sur la chronologie du Vieux Testament. C’est bien peu de chose ; et j’ai de la peine à lui attribuer un écrit inférieur sans doute à sa capacité. Mr Mayer, professeur en théologie à Hambourg, a publié une dissertation latine touchant Cathérine Bore, femme de Luther, où il réfute Varillas, et rapporte plusieurs faits particuliers. On a dessein de faire à Francfort un nouveau journal des savan[t]s : il sera intitulé Polyhistor Litterarius et commencera à paroître au mois de janvier prochain. On nous a donné depuis peu la version latine des Dernieres heures ou de la Repentance du comte de Rochester , fameux athée. C’est la version d’un livre anglois du docteur Burnet. On a aussi traduit en françois la Vie de Mahomet, composée en anglois, par Mr Prideaux.

Je suis, etc.

P.S. Il est certain que les Huguetans , fameux libraires de Lion, réfugiés à Amsterdam, vont réimprimer les Dogmata Theologica du Pere Pétau. On avoit eu dessein de faire cette nouvelle édition en Angleterre ; mais quelques docteurs de l’Eglise anglicane s’y opposérent, représentant que ce livre, par accident et par abus, est fort propre à confirmer les ariens et les sociniens dans leurs erreurs, par le grand nombre de passages des anciens Peres, que l’on y trouve, où la doctrine de la Trinité est débitée si mal, qu’elle ne ressemble point du tout aux decisions du concile de Nicée. Les sociniens étoient ignoran[t]s, tout ce qui se peut, dans la connaissance des Peres ; et ils ont trouvé dans les ecrits du Pere Pétau de quoi s’en instruire à peu de frais. Ils en ont étrangement* abusé.

Nous verrons bientôt un ouvrage, qui ne déplairra point aux critiques : ce sont des notes sur Lucien. L’auteur est un jeune homme fort sçavant, et l’un des bons Grecs de ce siecle. II s’appelle Jens : il est de Dordrecht, et régente une classe à La Haie. Il corrigera plusieurs passages de Lucien, qui ont été jusqu’ici imprimez avec des fautes. Mr Leers doit commencer à réimprimer mes Pensées sur les cometes, avec les additions dont vous avez entendu parler, dès qu’il aura achevé les deux volumes in folio de Mr Basnage le ministre, sur l’ Histoire des dogmes de l’Eglise, et de son gouvernement.

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