Lettre 146 : Pierre Bayle à Jacob Bayle

[Sedan, le 19 n[ovem]bre 1677]
M[onsieur] e[t] t[res] c[her] f[rere],

J’ai appris avec une extreme satisfaction par les lettres de n[ot]re cher J[oseph] [1] que le synode de votre prov[ince] devoit se tenir à Caussade au commencem[en]t de ce mois [2], car outre le bien de l’Eglize, j’espere que j’en tirerai l’avantage de recevoir quelque lettre de vous pendant le sejour que vous fairez à Mont[auban] ou au voisinage.

Pour vous entretenir en peu de mots de mes dernieres lectures, je vous dirai qu’ayant veu cité dans plusieurs livres un Mr Borel , non sans des eloges considerables, j’avois de la peine à croire que ce fut le medecin de Castres qui porte ce nom. Cependant j’ai trouvé que c’etoit lui meme, et en lisant quelques uns de ses ouvrages, j’ai admiré* comme une chose des plus prodigieuses qu’un ho[m]me comme celui là ne fasse pas plus de bruit dans son pays. Ce fut un hazard qui voulut que ce nom ne me fut pas tout à fait inconnu, faisant q[ue] m[on] p[ere] achetat ses Antiquitez de Castres. Sans cela je suis persuadé q[ue] tout mon sejour à Puyl[aurens] ne m’auroit pas fait oui [ sic] parler de cet homme : Et c’est ce qui me passe, car enfin un esprit aussi curieux, aussi laborieux, qui a tant fait imprimer de livres remarquables par leur singularité, qui en a fait sur toutes sortes de matieres devroit etre connu comme un loup blanc, et sur tout dans un lieu d’academie qui n’est eloigné de celui de sa residence que de 3 lieües [3]. Son seul livre des Antiquitez gauloises et francoises [4] où il cite tout ce qu’il y a eu jamais de vieux romans imprimez et à imprimer tous les trouveres et jongleurs de Provence, et où il donne un catalogue de tous les livres qu’il a composez ou entrepris, qui suffiroient à 15 ou 20 volumes in folio ; ce seul livre, dis je, imprimé à Paris ches Augustin Courbé en 1655 devoit seul le faire regarder comme un hom[m]e extraordinaire ; mais c’est fort le genie des Gascons, ils ne se connoissent pas d’une lieüe à une autre, et ils ne s’informent pas beaucoup s’il y a des gens dans leur pays qui se distinguent. Le livre dont je parle, n’est à proprement parler qu’un dictionnaire de vieux mots, et de vieilles phrases, qu’on n’entend plus, et sans l’intelligence desquelles, il est impossible de mettre le nez dans Froissard, Monstrelet [,] le sire de Joinville, Ville Hardouïn, le Roman de la rose, et autres chroniques ou romans encore plus modernes [5]. Il en donne l’explica[ti]on et fort souvent y ajoute l’etymologie, et comme c’est un genie qui a ramassé mille et mille choses, il fait souvent [des] digressions fort curieuses. Il s’attache fort aux choses qui regardent son / pays, cite souvent les poetes gascons, et parle meme de votre abet courounat, et de la grosse pierre qui est aupres, où se lisent ces vers fai bé et nou mal, d’autre sermou nou te cal [6].

J’ai leu une autre ouvrage de sa faco[n] où le pays de Foix sert de scene assez souvent. C’est un recueil latin de plusieurs observa[ti]ons de physique et de medecine, tres curieuses pour la pluspart, et fort extraordinaires. Il cite sans le designer que par la premiere lettre de son nom, Mr Marsolan m[arquis] de Savarat sur ce que sa femme le haïssoit par sortilege quand elle le voyoit, et quand elle ne le voyoit point, elle se reprochoit comme une injustice enorme de n’aimer pas un mari de cette importance là, il ajoute qu’elle fut delivrée de cette importune aversion par un autre sortilege [i]. Il raporte une damoiselle de Pilhe du Mas dazil, qui parla espagnol (dont elle ne savoit pas un mot auparavant) dans une maladie, et recitoit diverses choses qu’elle disoit avoir apprises d’un vieillard, pendant un evanouissement extatique où elle etoit tombée, lesquelles choses concernoient son frere et son pere, et qui se trouverent veritables [7]. Je ne vous allegue pas ces histoires comme les plus remarquables du livre, il y en a cent et cent beaucoup plus etonnantes, je les choisis à cause du lieu où elles se sont passées. L’ouvrage est imprimé à Paris ches Jean Billaine 1658 et il y a joint un Abbregé de la vie de Mr Descartes  [8]. Je voudrois avoir connu cet homme là, car je trouve des gens qui ne se plaignent pas qu’il manque de jugement autant qu’il devroit faire, veu la vaste etendue de sa memoire, et de ses lectures, et son insatiable avidité de parler de tout. • J’avois plus de 20 ans avant que d’avoir oui parler de telescope et de microscope. Cependant il y avoit plusieurs années q[ue] Borel avoit fait imprimer une disserta[ti]on De vero telescopii inventore , et une Centurie d’observations microscopiques [9], qui faisoit du bruit jusques hors du Royaume. Mais c’est trop parler d’un seul homme ; passons à d’autres choses.

On a veu les theses inaugurales de Mr de Brais qui doit etre presentem[en]t installé en la charge de prof[esseur] en theol[ogie] à Saumur. On les estime beaucoup, le synode lui avoit donné pour theme, de necessitate baptismi [i]. Le fils de Mr de Ruvigny a receu, dit on, en survivance* la charge de n[ot]re deputé general [10]. On tient le mariage du p[rin]ce d’Orange avec la fille du duc d’Yorck, arreté, et que c’est la veritable cause du voyage de ce p[rin]ce en Angleterre [11] ; plusieurs en tirent de bons presages po[ur] la paix. Le livre de Mr Huet De veritate religionis christianæ e[st] encore sous la presse [12], ce ser[…] / Je croi vo[us] avoir mandé qu’il avoit deja paru, mais cela etoit faux. Mr Larroque va faire imprimer au p[remi]er jour son traitté de la Conformité de n[otre] discipline avec celle des p[remi]ers siecles [13]. Mr Allix prepare aussi plusieurs ouvrages tres curieux, entr’autres un traitté De sanguine Christi, où il faira voir que les sentimens des Peres sur cela sont incompatibles avec la transubstantia[ti]on [14]. Je vous envoie le dernier ouvrage de Mr Jurieu [15] où vous trouverez quelq[ue] chose de fort original, et un tour* inimitable p[ou]r lever les plus embarrassantes difficultez. Mr Lenfan ministre de Chatillon sur Loing a voulu repondre à l’ouvrage du P[ere] Maimbourg [16] duquel parle Mr Jur[ieu] mais il y a reussi pitoyablem[en]t. On a imprimé en Holl[ande] une reponse à ce livre qui a fait tant de bruit et où on traitte les choses de la religion si cavalierement. Vous comprennez bien que je parle du Tractatus theologo-politicus fait par un Espagnol nommé Spinosa [17], si je ne me trompe. La reponse dont je parle s’intitule Ariadne atheismi retorta, et vient d’un socinien [18]. On ne laisse* pas de dire qu’elle e[st] bonne.

Je trouve fort belle la Phi[loso]phie du P[ere] Maig[nan] ce qui me fait vous remercier d’autant plus de me l’avoir envoiée [19]. L’on vient d’apprendre q[ue] Mr de Crequi ayant passé le Rhin a pris en 3 jours de siege la ville de Fribourg capitale du Brisgaw, et on le croit à present maitre du château [20], cette prise est d’une extreme consequence. J’ai veu en parcourant le Nouveau Mercure galant les vers du s[ieu]r Terson Un berger des coteaux etc [21][.] L’autheur asseure qu’on en dit beaucoup de bien à Paris, et qu’il est facile de juger qu’ils sont d’un homme d’esprit et delicat. On voit encore des grands eloges du marquis de Foix par rapport à l’antiquité de sa maison. On dit meme q[ue] les Espagnols s’etant presentez p[ou]r faire irruption dans son gouvernem[en]t, il leva promptem[en]t du monde et leur donna la chasse [22].

A Monsieur/ Monsieur Ynard not[ai]re royal/ à la rue Dauriol/ pour faire tenir à Mr Baile/ A Montauban

Notes :

[1Les lettres de Joseph sont perdues.

[2Caussade est situé un peu au nord de Montauban.

[3Sur ces livres de Borel, voir Lettre 140, n.15.

[5Bayle évoque les célèbres auteurs du Moyen Age : Jean Froissart (1333 ou 1337-v.1400), auteur de Chroniques de France ; Enguerrand de Monstrelet (1390 ?-1453), auteur de Chroniques des règnes de Louis XI et de Charles VIII ; Jean de Joinville (v.1224-1317), auteur d’une Histoire de Saint Louis ; Geoffroy de Villehardouin (v.1159-v.1213), auteur d’une Histoire de la Conquête de Constantinople ; enfin le célèbre Roman de la rose de Guillaume de Lorris (v.1200/1210-après 1240) et de Jean de Meung (v.1240-v.1305).

[6Voir Tresor de recherches et antiquitez gauloises et francoises, p.405, où on lit : « Sap sapin, on l’appelle aussi abet ». « Abet coronat » « sapin couronné », ainsi nommé, non pas à cause de sa forme, mais parce que, selon la légende, trois rois avaient dîné sous ce sapin. Borel traduit les deux vers ainsi : « Fay bien, et ne fay point mal, / Il ne te faut point d’autre sermon ».

[iHistoriarum et observationum medicophysicarum centuria prima [-secunda] (Castris 1653, 12°). On connaît des Centuriæ III et IV (Parisiis 1656, 8°), et une autre parut dans l’intervalle, avec le De Vero telescopii inventore, cum brevi omnium conspicillorum historia […] Accessit etiam centuria observationum microcospicarum [ sic] (Hagæ Comitis 1655, 4°). Bayle a vu l’édition publiée à Paris par Jean Billaine en 1658 : l’histoire du pasteur de Sabarat est racontée Centuria I, observatio xci : Fascinum ad odium. On sait que ce Jean ou Jacques Marsolan était pasteur à Camarade et Sabarat en 1614 et qu’il était encore pasteur à Sabarat en 1656.

[7Voir Centuria II, observatio LIV, Aegri variis linguis loquuti, item ecstatica mulier , appelée « Domina de Pile », dans Historiarum et observationum medicophysicarum centuriæ (éd. Paris 1656, 8°, p.153-154 ; éd. Paris 1657, 8°, p.150-151).

[8Borel avait fait paraître isolément Vitæ Renati Cartesii summi philosophi compendium (Paris 1656, 8°), dédiée à Paul Pellisson-Fontanier ; il est le premier biographe à raconter l’intervention de Descartes dans une espèce de colloque philosophique qui se tint à Paris chez le nonce du Pape, Guidi di Bagno en 1627 ou 1628 et auquel assistait le cardinal de Bérulle : voir H. Gouhier, La Pensée religieuse de Descartes (Paris 1972), p.56-64. L’édition des Historiarum et observationum medico-physicarum centuriæ , qui contient aussi la Vie des Descartes, comporte les quatre centuries (Paris 1657, 8°). Sur la publication des précédentes centuries, voir ci-dessus n.7.

[9 De vero telescopii inventore . Voir le titre complet ci-dessus n.7 et Lettre 140, n.15.

[iExercitationes inaugurales tres 1° de necessitate baptismi ; 2° de auxiliis ; 3° de pœna peccati (Saumur 1678, 8°) ; il était habituel de post-dater les ouvrages en fin d’année. Ces opuscules d’ Etienne de Brais devaient être réédités en 1735 à Amsterdam par Hermann Venema et annotés par lui : Stephani De Brais opuscula edidit Hermann Venema (Amstelodami 1735, 4°) ; ils furent repris plus tard au tome IV de la Bibliotheca theologica selecta de J.G. Walch (1693-1775), publiée de 1757 à 1765.

[10Sur Henri de Massue, fils du marquis de Ruvigny, voir Lettre 47, n.8.

[11Le mariage de Guillaume d’Orange et de Mary, fille du duc d’York, nièce de Charles II et pieuse protestante, eut lieu en novembre 1677. Le projet d’union entre les deux cousins était assez ancien et Louis XIV l’avait redouté au point de faire proposer à Guillaume d’Orange, à l’occasion de conférences secrètes, tenues en pleine guerre, entre le comte d’Estrades et Pesters, agent des Etats, Mademoiselle de Blois, née en 1666 et donc encore enfant ; cette fille légitimée de Mlle de La Vallière devait finalement épouser le prince de Conti, Louis-Armand , en 1680. Voir C. Rousset, Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire (4 e éd., Paris 1872, 4 vol.), chap. 7, ii.68-69, où l’auteur cite une lettre de Le Tellier au comte d’Estrades, datée du 16 octobre 1674. Sur la signification de ce rapprochement entre puissances protestantes, voir D. Ogg, England in the reign of Charles II (Oxford 1962), ii.545-547. Il représentait une menace pour Louis XIV, ce qui laissait augurer des chances accrues de paix, si le Roi-Soleil diminuait ses exigences vis-à-vis des coalisés.

[12En effet, la Demonstratio evangelica de Huet ne devait paraître qu’en 1679 ; Bayle corrige ici son propos antérieur : voir Lettre 141, n.24.

[14Pierre Allix, De Sanguine D. N. J. Ch. ad epistolam 146 S. Augustini, qua num adhuc existat, inquiritur . On sait que cet opuscule parut séparément en 1674 (s.l.n.d., 8°), mais on ne le connaît que par les Dissertationes tres (Paris 1678, 8°) : nous venons de donner le titre de la première ; la seconde s’intitule De Conciliorum quorumvis definitionibus expendendis, et la troisième De Tertulliani vita et scriptis (parue d’abord s.l. 1674, 8°).

[15Il s’agit de l’ouvrage de Jurieu, Traité de la puissance de l’Eglise : voir Lettre 141, n.21.

[16Paul Lenfant (?-1686), pasteur à Châtillon-sur-Loing, avait fait ses études à Saumur ; disciple d’ Amyraut, selon Jurieu il l’était devenu de Pajon. Il avait publié Les Fondements de la nouvelle methode de prescrire renversez par le desaveu du consentement que le P. Maimbourg attribue aux protestans (Quevilly 1672, 12°), ouvrage au sujet duquel Bayle fait ici écho à ce qu’il a entendu dire à Jurieu.

[17Baruch Spinoza (1632-1677), Tractatus theologico-politicus (Hamburgi 1670, 4°). C’est la première fois qu’on trouve le nom de Spinoza sous la plume de Bayle. Le DHC consacrera un de ses articles les plus substantiels au philosophe hollandais. Voir P. Bayle, Ecrits sur Spinoza, éd. Fr. Charles-Daubert et P.-F. Moreau (Paris 1984), et G. Mori, Bayle philosophe (Paris 1999), ch.4, p.155-188.

[18Ce titre est une déformation malencontreuse de celui de Frans Kuyper (1629-1691), Arcana atheismi revelata, philosophice et paradoxe refutata, examine Tractatus theologico-politici (Roterodami 1676, 4°) : voir la lettre du 23 février 1678. L’auteur, qui joua un rôle de premier plan dans la communauté des collégiants, exerçait le métier d’imprimeur : voir J. Vercruysse, « Frans Kuyper (1629-1691) ou les ambiguïtés du christianisme libéral hollandais », Tijdschrift voor de studie van de Verlichting 3-4 (1974), p.213-241.

[19Bayle a enfin reçu le cours de philosophie du Père Maignan : voir Lettre 144, n.21.

[20Fribourg était tombé le 17 novembre 1677. Bayle a lu l’extraordinaire n° 107 de la Gazette du 25 novembre 1677 : « Relation du siège et de la prise de la ville et de la citadelle de Fribourg » ; voir aussi le Nouveau Mercure galant, novembre 1677, ix.213-252.

[21Voir le Nouveau Mercure galant, août 1677, p.4-5 : « Le Berger et le pescheur, madrigal », qui commence : « Un berger des costeaux » et que Donneau de Visé désigne en effet comme « un madrigal dont on dit ici beaucoup de bien ». Bayle corrigera cette attribution à Terson, au lieu de Thérond : voir Lettre du 26 novembre 1678 à Jacob Bayle.

[22Pour l’éloge du marquis de Foy, voir le Nouveau Mercure galant, septembre 1677, p.191-200.

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