Lettre 15 : Pierre Bayle à Jeanne Bayle

[Genève, le 30 juin 1672]
Mademoiselle et tres honnorée mere,

Il est bien juste que je renouvelle de tems en tems les protestations de mon zele et de ma parfaitte obeissance, puis que vous étes toujours envers moy la plus tendre et la plus affectionnée mere du monde. Deux ou trois choses que mon frere m’a apprises dans sa lettre m’en asseureroient si le souvenir de tant de temoignages d’une bonté incomparable que je conserve si je l’ose ainsi dire, frais et vivant, ne m’empechoient de craindre que vous vous puissiez jamais rattiedir en mon endroit. Cependant la divine providence a voulu que je ne fisse rien pour fomenter cette inclination et cette tendresse de mere que j’ay toujours remarquée en vous, et m’a reduit aux termes de ne pouvoir rien contribuer à la nourriture de cette douce flamme d’amour que la nature a allumée dans votre ame. Ainsi bien me vaud que cette amour se nourrit d’elle meme, et ne se consume pas quoi qu’elle n’epargne point ses forces, et qu’elle les mette en usage dans toutes les rencontres. Bien m’en prend que vous n’etes pas de ces meres qui n’ayment qu’à proportion des services qu’elles recoivent de leurs enfans, et dont tous les soins et toute l’amitié n’ont autre but que de se procurer un baton de vieillesse com[m]e on parle. Pour vous ma tres bonne mere, vous etes plus desinteressée que tout cela, et bien que vous soyez pleinement persuadée qu’on ne vous payera jamais les soucis de votre amitié vous ne laissez pas d’aimer un enfant. Face le Ciel que je ne manque jamais aux devoirs d’une si legitime reconnoissance que celle où m’obligent vos faveurs, et veuille la divine providence faire pour moy ce que je suis obligé de faire. Puissiez vous passer jusques à une haute vieillesse couronnée de la benediction d’en haut, à l’abri de ces inquietudes qui environnent la pluspart des hommes, et dans une douce possession de toute sorte de contentemens Ce sont mes vœux continuels que j’acompagne de celuy cy que Dieu me face naitre les occasions de vous temoigner aussi effectivement que je fais par ecrit à quel point je suis, Mademoiselle et tres honnorée mere, votre tres humb[le] et tres obeissant serviteur et fils tres passionné
BAYLE

A Geneve [1], le 30 juin 1672
A Mademoiselle / Mademoiselle de Bayle / Au Carla

Notes :

[1Depuis le 23 mai 1672, Bayle était installé au château de Coppet, à quelques lieues de Genève, comme précepteur des fils du comte de Dohna : voir Lettre 23, n.2. Il se trouvait peut-être passagèrement en ville quand il a écrit la présente lettre, car il lui arrivait d’y retourner pour quelques heures : voir Lettre 18, p.108. Toutefois, c’est sciemment qu’ici et dans les deux lettres qui suivent il feint de se trouver toujours à Genève et cache à sa famille son changement d’existence. C’est seulement dans la Lettre 18 qu’il cherchera à préparer les siens à un changement d’orientation de sa part, qui entraînera l’abandon de ses études théologiques, mais assurera son autonomie financière.

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