Lettre 1580 : Pierre Bayle à Gottfried Wilhelm Leibniz

[Rotterdam, le 3 octobre 1702] Je suis bien aise que Mr Toland [1] se soit souvenu de la priere que je lui avois faite de vous asseurer de mes respects. La lettre que vous me fites l’honneur de m’ecrire le 19 e d’aout dernier [2] me fut envoiée par Monsieur de Volder [3] il y a deux ou trois jours avec le manuscrit où vous avez bien voulu examiner mes petites objections [4]. Je l’ai lu avec un plaisir extreme et avec une nouvelle admiration de la beauté, et de la profondeur de votre genie qui sait si bien develop[p]er* les matieres les plus dif[f]iciles. Quant aux loüanges que vous m’y donnez, Monsieur, vous me permettrez de les attribuer à vos manieres honnetes et polies, car je suis bien convaincu que tout ce que je puis penser et dire est petit, et principalement par rap[p]ort à un philosophe aussi grand, et aussi sublime que vous l’etes. Ainsi quelque gloire qu’il y ait à etre loüé par un si grand homme[,] la connoissance que j’ai de mon indignité m’oblige à vous prier d’oter ces eloges [5] quand vous publierez (ce que je souhaitte passionnement que vous fassiez) votre reponse [6]. Je la renvoie à Mr de Volder afin de vous epargner la peine d’en faire faire une autre copie. Il aura la bonté de vous la faire tenir avec cette lettre. Je voi[s] plus clair dans votre hypothese, Monsieur, depuis que j’ai lu votre manuscrit, et je me felicite de vous avoir donné lieu à l’orner de nouvelles considerations qui develop[p]ent de plus en plus un point de doctrine tres relevée. Je ne vous envoie point de nouveaux doutes car tout ce que je pourrois repliquer, autant que je le prevois, ne seroient que des appendice[s] des premieres objections qui à proprement parler ne contiendroient rien de plus qu’elles, et reviendroient à la meme chose par des circuits. On ne peut[,] ce me semble, bien combat[t]re la possibilité de votre hypothese [7], pendant que l’on ne con[n]oit pas distinctement le fond substantiel de l’ame, et la maniere dont elle se peut transformer d’une pensée à une autre. Et peutetre que si l’on connoissoit tres distinctement cela, on verrait que rien n’est plus possible que ce que vous sup[p]osez. Personne n’est plus capable que vous, Monsieur[,] de nous eclairer sur ce grand point, et je suis seur que cette analyse des idées dont vous parlés à la fin de votre ecrit seroit le plus grand secours qu’on puisse donner à l’esprit humain, et l’une des plus importantes choses de la philosophie. Je souhaitte que celui qui l’a concüe la produise au public. C’est de vous Monsieur que je parle. Il me faudroit plusieurs pages, si je voulois vous indiquer tous les endroits de votre reponse qui m’ont charmé, et si j’entrois dans ce detail j’oublierois moins que toute autre chose ce que vous dites sur le sujet du chevalier de Meré [8]. Cela est tout à fait curieux. Mais je ne m’aperçois pas que quand on a l’honneur d’écrire à une personne si occupée que vous, on doit etre court. Je finis donc ici en vous souhaitant une parfaite santé afin que vous continuiez à travailler à la propagation des veritez les plus sublimes de la philosophie, et en vous asseurant que je suis avec un profond respect, et toute la gratitude imaginable, Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur A Rotterdam le 3 e d’octobre 1702. A Monsieur / Monsieur de Leibniz.

Notes :

[1] Sur John Toland, voir Lettre 1575, n.1.

[2] Lettre 1575.

[3] Sur Burchardus de Volder, professeur de physique à l’université de Leyde, voir Lettre 1575, n.6.

[4] La Réponse de Leibniz aux réflexions contenues dans la seconde édition du « Dictionnaire critique » de Mr Bayle, article « Rorarius », sur le système de l’harmonie préétablie : voir Lettre 1575, n.5.

[5] Bayle avait déjà fait une demande semblable à Des Maizeaux et à Jacques Bernard : voir Lettres 1499 et 1502.

[6] Pour les publications de Leibniz sur cette problématique, voir son Système de la nature et de la communauté des substances et autres textes, éd. C. Frémont (Paris 1996).

[7] Il s’agit toujours du « Nouveau système » de Leibniz, au sujet duquel Des Maizeaux avait aussi, de son côté, composé des objections : voir Lettre 1499, n.9. Bayle ne pouvait dire plus poliment que l’écrit de Leibniz ne suffisait pas à réfuter les objections soulevées dans les nouvelles remarques de l’article « Rorarius ». Leibniz ne devait pas l’entendre de cette oreille : voir Lettre 1585, n.3.

[8] Voir la Réponse de Leibniz aux réflexions contenues dans la seconde édition du « Dictionnaire critique » de Mr Bayle, article « Rorarius », sur le système de l’harmonie préétablie, in Leibniz, Philosophische Schriften, éd. Gerhardt, iv.554-571, et Leibniz, Philosophical Papers and letters, trad. L.E. Loemker (Dordrecht 1989), p.574-585 : « J’ay presque ri des airs que Mr le chevalier de Méré s’est donné[s] dans sa lettre à M. Pascal que M. Bayle rapporte au même article [« Zénon, philosophe épicurien », rem. D]. Mais je vois que le chevalier savoit, que ce grand génie avoit ses inégalités, qui le rendoient quelquefois trop susceptible aux impressions des spiritualistes outrés, et le dégoûtoient même par intervalles des connoissances solides : ce qu’on a vu arriver depuis, mais sans retour, à Messieurs Stenonis et Swammerdam, faute d’avoir joint la métaphysique véritable à la physique et aux mathématiques. M. de Méré en profitoit pour parler de haut en bas à M. Pascal. Il semble qu’il se moque un peu, comme font les gens du monde, qui ont beaucoup d’esprit et un savoir médiocre. Ils voudroient nous persuader que ce qu’ils n’entendent pas assez est peu de chose, il auroit fallu l’envoyer à l’école chez M. Roberval. Il est vray cependant que le chevalier avoit quelque génie extraordinaire, même pour les mathématiques ; et j’ay appris de M. [Gilles Filleau] des Billettes, ami de M. Pascal, excellent dans les méchaniques, ce que c’est que cette découverte, dont ce chevalier se vante icy dans sa lettre. C’est, qu’étant grand joueur, il donna les premieres ouvertures sur l’estime des paris, ce qui fit naître les belles pensées de Alea, de Messieurs Fermat, Pascal et Hugens, où M. Roberval ne pouvoit ou ne vouloit rien comprendre. [...] Il se peut cependant que ce chevalier ait encor[e] eu quelque bon enthousiasme, qui l’ait transporté dans ce monde invisible, et dans cette étendue infinie, dont il parle, et que je crois être celle des idées ou des formes, dont ont parlé encor[e] quelques scholastiques en mettant en question, utrum detur vacuum formarum. Car il dit, “qu’on y peut découvrir les raisons et les principes des choses, les vérités les plus cachées, les convenances, les justesses, les porportions, les vrais originaux et les parfaites idées de tout ce qu’on cherche”. Ce monde intellectuel, dont les Anciens ont fort parlé, est en Dieu, et en quelque façon en nous aussi. Mais ce que la lettre dit contre la divisibilité à l’infini, fait bien voir, que celui qui l’a écrite étoit encor[e] trop étranger dans ce monde supérieur, et que les agrémen[t]s du monde visible, dont il a écrit, ne lui laisseroient pas le temps qu’il faut pour acquérir le droit de bourgeoisie dans l’autre. M. Bayle a raison de dire avec les Anciens, que Dieu exerce la géométrie, et que les mathématiques font une partie du monde intellectuel, et sont les plus propres à y donner entrée. Mais je crois moy-même que son intérieur est quelque chose de plus. J’ay insinué ailleurs, qu’il y a un calcul plus important que ceux de l’arithmétique et de la géométrie, et qui dépend de l’analyse des idées. Ce seroit une caractéristique universelle, dont la formation me paroist une des plus important choses qu’on pourroit entreprendre. » Leibniz était resté en correspondance avec Gilles Filleau des Billettes (éd. Gerhardt, vii.454-459), mais il s’agit peut-être ici d’un souvenir de son séjour à Paris, où il fréquenta le milieu de Pascal et du chevalier de Méré : voir L. Davillé, « Le séjour de Leibniz à Paris, 1672-1676 », Archiv für Geschichte der Philosophie, 32 (1918), p.142-149, 33 (1920), p.67-78 et 165-173, 34 (1922), p.14-40 et 136-141, 35 (1923), p.50-61 ; et Y. Belaval, « Leibniz à Paris », in Leibniz. Aspects de l’homme et l’œuvre (Paris 1968), p.37-43. Une nouvelle édition des œuvres de Méré venait de paraître : elle fut recensée dans les NRL, mai 1701, art. VIII(ii). La lettre de Méré citée par Bayle est très probablement une lettre fictive (non réellement envoyée à Pascal) : voir le texte établi et l’analyse proposée par J. Mesnard dans son édition des Œuvres complètes de Pascal (Paris 1964-, 4 vol. parus), iii.348-359, où il évoque l’article de Bayle et la réponse de Leibniz.

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