Lettre 172 : Pierre Bayle à Jacob Bayle

[Sedan,] le jeudy 15 de juin 1679

Comme je m’imagine Monsieur Et Tres Cher Frere que vous attendez avec impatience des nouvelles de la condition* de Rouen, je commencerai par là n[ot]re entretien d’aujourd’huy. Vous saurez donc que peu apres avoir fait partir la 2e lettre où je vous ay parlé de cette affaire, je receus reponse de Mr Basnage [1] à [ce] que je lui avois demandé touchant le tems que l’on pourroit donner ; il me marque que la chose n’est pas pressée, qu’il ne faut pas se hater, et qu’il aura l’œil sur cela afin qu’[il] ne nous echappe point et qu’il puisse nous avertir à propos. Ainsi nous voilà aux termes que nous souhaittions ; notre c[adet] aura d’autant plus de loisir à se fortifier. Ses disciples sont tres jeunes et n’ont encore rien appris dans le latin, de sorte que ce sera à luy à leur montrer les 1ers principes. Autre commodité* qu’il trouvera. Tout ce que vous me dites de ses talens, soit pour la chaire, soit pour les agremens de la conversa[ti]on m’a extrémement plu, car c’est un grand avantage que d’avoir du merite, quoi que le merite ne soit pas toujours reconnu.

N’ayant pas receu de vos nouvelles depuis le dimanche d’apres la Pentecote [2], auquel jour vous pretendiez être à Montauban, je m’imagine que vous n’avez pas peu faire ce voyage. Je souhaitte qu’aucun fâcheux* accident ne vous en ait pas empêché. Je vous remercie de tout mon cœur de ce que vous m’apprennez sur l’etat de vos Eglises ou sur le plan de vos prédica[ti]ons, qui me paroit extremem[en]t bien entendu*.

Je suis si accablé d’occupa[ti]ons que je suis contraint de menager dans cette feuille une petite page pour repondre en 2 mots aux demandes de notre cadet. Je n’oublieray pas cependant à vous avertir que le traitté De l’Educa[ti]on des enfans que vous trouverez dans le paquet que j’ay envoyé / au s[ieu]r Carla, est un ouvrage de Mademoiselle Marie Du Moulin [3], qui par modestie ne se soucie pas qu’on le sache. Je viens de lire avec beaucoup de plaisir la vie de l’empereur Theodose composée par Mr Flechier [4]. Le stile en est beau, la narration belle et enfermée dans les circonstances essentielles sans superfluitez, en un mot l’autheur a fait un choix fort judicieux de tous les grands evenemens de ce regne et les a couchés d’une maniere tres propre à la fin qu’il s’est proposée, qui est de donner à Mr le Dauphin des grands modeles de l’art de régner. Il a eu ordre de travailler à cette vie pendant que d’autres savantes plumes ont été chargées de faire la vie des plus grands princes des siecles passez, tout cela pour l’instruction de Mr le Dauphin.

La paix n’est pas encore faitte avec l’ Electeur de Brandebourg, contre lequel le Roy a envoyé une puissante armée sous le commandem[en]t du marechal de Crequy. On ne sauroit se persuader que cet Electeur ait envie d’en découdre avec la France, sur tout quand on considere que pour obtenir une prolonga[ti]on de treve, il a cedé Wesel et Lipstat, qui asseurent au Roy la possession du duché de Cleves et de la comté de la Marck, sans qu’il luy en ait couté un soldat [5]. Mr et Mademoiselle Jurieu seront icy dans 2 ou 3 jours. Les bains d’Aix ont été bien favorables à cette illustre malade [6]. Mr Perou a été receu ministre au dernier synode de Charenton et a été donné à Mr Dauger, gentilho[mm]e de cette frontiere qui est brigadier de cavalerie et qui demeure à Villers-le-Tourneur [7]. C’est le seul proposant* qui s’est presenté, neanmoins il y avoit l’Eglise de Gercy à pourvoir, qui demeure vacante parce que Mr Hanus a été donné à l’Eglise d’Abbeville [8]. Mr de Langle [9] a été moderateur. Il y a une bulle du pape qui condamne 65 propositions de la morale des jesuites [10]. Mr Thiers, docteur de Sorbonne a fait un Traitté des superstitions qui sera apparemment supprimé, car il parle un peu / librement contre certaines prattiques de son Eglise [11]. Asseurez de mes tres humbles respects N[otre] T[res] H[onoré] P[ere.]

Tout à vous.

Notes :

[1Voir Lettre 169, p.. Les lettres échangées par Basnage et Bayle sont perdues, ainsi que celles de Jacob et de Joseph mentionnées plus loin.

[2En 1679, Pentecôte fut fêtée le 21 mai : la lettre de Jacob datait donc du 28 mai 1679 ; elle ne nous est pas parvenue.

[4Sur cet ouvrage de Fléchier, voir Lettre 171, n.4.

[5Voir Lettre 168, n.11.

[6Voir Lettre 170, n.16, la mention du départ des Jurieu pour Aix-la-Chapelle. Le thermalisme jouissait d’une grande réputation au siècle et, quelques années plus tard, Bayle devait en tâter lors de sa crise d’épuisement en 1687.

[7Jean Auger de Manimont, maréchal de camp, avait été anobli en 1658 en considération des services qu’il avait rendus à la couronne. Il s’agit ici de son fils, Guy-Aldonce d’Auger (ou Dauger), qui avait derrière lui une longue carrière militaire, qu’il avait débutée comme capitaine en 1643, et il devait mourir tué à Leuze, le 19 septembre 1691, comme maréchal de camp. Il allait abjurer le protestantisme en 1684, ce qui lui valut peu après le gouvernement de Mézières : voir E. Sénemaud, « Les comtes et barons Auger », Revue historique des Ardennes, 6 (1868), p.309-316 ; cet auteur, au reste, ignore ou tait le protestantisme initial de la famille d’Auger. Sur l’installation de Pérou comme pasteur chez les d’Auger, voir Lettre 169, n.19. Villers-le-Tourneur (actuellement Ardennes) est situé au sud de Sedan.

[8Les Actes du synode provincial d’Ile-de-France, qui s’ouvrit à Charenton le 27 avril 1679 (SHPF ms 563-1, f.152 v) indiquent que le pasteur qui quittait Gercy (actuellement, Aisne) pour aller desservir la communauté d’Abbeville (qui se réunissait chez Charles de Fournier, baron de Neufville, à Neufville-lès-Saint-Riquier) s’appelait Joseph Hauvet. Nous n’avons pu trouver de traces ultérieures de ce pasteur dont le nom reste conjectural.

[9Samuel Baux de L’Angle (1622 -1693), un des pasteurs de Charenton depuis 1661. Il était fils de Jean-Maximilien I Baux de L’Angle (1590-1674), pasteur de Rouen durant cinquante-deux ans.

[10Bayle désigne comme un bref du pape Innocent XI condamnant 65 propositions de morale des jésuites le décret du Saint-Office du 4 mars 1679 ; la première proposition condamnée commence par « Non est illicitum » : voir Denzinger, Enchiridion Symbolorum, n°1151-1215.

[11Sur ce traité de l’abbé Thiers, voir Lettre 171, n.15.

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