Lettre 204 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Roterdam le 16 de juin 1682

Je viens d’apprendre, mon très-cher Monsieur, que mon frere devoit partir de Toulouse le 31 de mai dernier, pour se rendre à Genève [1]. J’attendois il y a long-tems qu’il fit cela ; et c’est la cause pour laquelle je ne me suis pas donné l’honneur de vous écrire depuis que je suis en ce païs, désirant de m’acquitter de ce devoir justement lorsque je vous écrirois pour mon frere. Il est donc enfin parti, Monsieur, se faisant une joie infinie de ce qu’il espere que vous aurez la bonté de le recevoir chez vous, et de l’honorer de votre amitié, de vos bons avis, et de vos savantes instructions. Je vous l’ai déja marqué, Monsieur, dans une autre lettre ; s’il vous est à charge le moins du monde, défaites-vous en. Je ne veux pas que l’amitié dont vous m’honorez vous soit aucunement incommode. Je veux, au contraire, s’il est possible, que les soins qu’il prendra de vos chers enfans vous soient un sujet de joie [2]. En un mot, mon très-cher Monsieur, je vous suis caution que mon frere sera tout à vous, et qu’il s’accommodera à tous vos désirs. Je vous le recommande, et / vous supplie de m’écrire au plûtôt. Je suis logé chez Mr Ferrand, marchand, « op de Geldersche Kaey [3] ».

Aiant été logé à Paris avec Mr Pictet, ministre, fils de Mr Pictet de S[ain]t Gervais, si je ne me trompe, je lui écrivis de Rotterdam [4], pour lui apprendre le succès de mon voiage, et pour le prier de vous faire savoir à vous, Monsieur, et à monsieur Turretin le professeur [5], ce qui m’étoit arrivé en ce païs-ci : mais je n’ai eu aucune de ses nouvelles. J’écris à Mr Turretin aujourd’hui ce que c’est, et mon frere, qui apparemment sera à Geneve avant cette lettre, vous aura déja dit que messieurs de Rotterdam ont érigé une Ecole illustre, où ils m’ont donné la charge de professeur en philosophie et en histoire. J’ai été fort accablé d’occupations pendant tout cet hyver, à cause des leçons publiques, qu’il me falloit orner un peu, pour donner bonne opinion de moi à quantité d’auditeurs considérables, qui me venoient ouïr. Je me suis reposé un peu pendant tout ce mois de mai, que nous avons pris des vacances ; et j’ai été voir Amsterdam. J’y ai trouvé un imprimeur françois, qui imprimoit la traduction de la vie de cet illustre seigneur, qui souffrit tant pour la bonne cause, laquelle traduction vous m’avez appris venir de votre excellente plume. Mais je ne sai si celle dont l’on me montra le titre, portant le nom du s[ieu]r de Lestan, est la vôtre. A tout hazard, je la lirai avec grand plaisir, dès qu’elle sortira de dessous la presse [6].

Apprenez moi, s’il vous plaît, qui est l’auteur d’ un livre qui nous est venu de Geneve, in / titulé L’Eglise protestante justifiée par l’Eglise romaine en plusieurs points [7]. Il y en a qui croient que c’est Mr Bruguier de Nîmes qui en est l’auteur. Mr Wittichius, célèbre professeur de Leide, a fait imprimer trois ou quatre dissertations théologiques, qui sont fort bonnes. L’une s’intitule, Deus rector mundi . Il explique la conservation de toutes choses, et la providence de Dieu, à la cartesienne, d’une maniere fort solide, et fort judicieuse [8]. Mr Spanheim, à qui je fis la reverence l’un de ces jours, fait beaucoup de bruit en ce païs. Il fait imprimer un in 4 sur l’histoire ecclesiastique [9].

S’il vous tombe entre les mains un livre intitulé, Lettre à un docteur de Sorbonne, contre les présages des cométes, que l’on réfute par la philosophie et par la théologie, je vous prie de m’en dire votre sentiment. Il a fait du bruit en ce païs, à cause de quelques paradoxes dont il traite [10]. Aimez-moi toujours, mon très-cher Monsieur, qui suis tout à vous.

Notes :

[1Voir Lettre 203, p..

[2Minutoli avait proposé de prendre Joseph Bayle chez lui comme précepteur de ses fils : voir Lettre 191, n.14.

[3Bayle avait déjà indique être logé chez ce marchand, Ferrand : voir Lettre 201, n.10. On notera qu’il avait pris pension non seulement chez un Français, mais chez un Méridional comme lui, d’où cheminées (et non poëles), matelas et draps (et non couettes), vin (et non bière) et moins de tabagie...

[4Cette lettre ne nous est pas parvenue. Bénédict Pictet était le fils unique du second mariage (avec Barbe Turrettini, sœur de François) d’ André Pictet, qui occupa les plus hautes charges de la république de Genève à plusieurs reprises et joua un rôle dans sa diplomatie. Voir E. de Budé, Vie de Bénédict Pictet, théologien genevois (Lausanne 1874), p.6-8.

[5François Turrettini. La lettre de Bayle adressée à Turrettini, à laquelle il fait allusion à la ligne suivante, ne nous est pas parvenue.

[6Bayle commet ici une bévue : voir Lettre 191, n.10 ; c’est la traduction de Teissier, non celle de Minutoli, qui fut imprimée à Amsterdam sous le pseudonyme de Lestan.

[7Jean Graverol, L’Eglise protestante justifiée par l’Eglise romaine sur quelques points de controverse (Genève 1682, 12°). Graverol répondait là à un opuscule d’ Etienne Le Camus (1632-1707), évêque de Grenoble, portant sur l’eucharistie et qui, semble-t-il, n’avait pas été imprimé, mais avait entraîné le passage au catholicisme en 1675 de Samuel Aliès de La Tour (Haag, art. Graverol, en déforme le nom). De son côté, Jean Claude avait eu le souci de répondre à l’évêque, mais son manuscrit mit longtemps à être imprimé ; il parut d’abord en 1687 seulement : Réponse à un traité de l’Eucharistie attribué à M. Le Camus, évêque de Grenoble (Amsterdam 1687, 8°), puis dans le tome I des Œuvres posthumes (Amsterdam 1690, 8°, 5 vol.) du pasteur de Charenton. Sur Samuel Aliès de La Tour, voir Lettre 160, n.93.

[8Christophe Wittichius (1625-1687), Silésien d’origine, qui enseigna la théologie à Leyde, aura un article dans le DHC. A la lumière d’une précision donnée par Bayle (voir Lettre 206, p.), il semble qu’il s’agisse ici de la seconde édition du Consensus veritatis paru en 1659.

[10Bayle reprend avec Minutoli la tactique de dissimulation qu’il avait adoptée avec son frère Jacob (voir Lettre 201, n.9) : dans le but de connaître sans fard ce que ses correspondants pensent de son livre, il évite de s’en dire l’auteur, tout en sollicitant un jugement sur l’ouvrage.

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