Lettre 219 : Pierre Bayle à Joseph Bayle
Voicy apparemment, M[onsieur] e[t] t[res] c[her] f[rere], la derniere lettre que vous recevrez de moi à Geneve [1] ; je l’accompagne d’un billet pour Mr Choüet, et d’un autre po[ur] Mr Minut[oli] [2]. Vous les cacheterez avant que de les rendre. Je n’oserois prier Mr Minut[oli] apres lui avoir ecrit que je lui envoyois une lettre de change pour le payement de votre pension, de vous laisser emploier cet argent là à l’acquit des autres dettes : il faut que vous l’en priiez vous meme, ou que vous vous contentiez qu’il soit votre caution pour les autres dettes, s’il veut bien le faire [3] ; • peut etre meme que vous n’en aurez pas besoin, et que ceux à qui vous devez se contenteront de la promesse que vous leur fairez de les payer peu apres votre arrivée à Paris [4]. Je vous ai • si fortem[en]t representé la necessité qu’il y a de s’y rendre au plutot, qu’il seroit inutile d’en parler encore aujourdhui. Cependant l’honneur que L[eurs] E[xcellences] de Dona vous font • doit vous engager à faire le
Vous direz à Mr Tronchin que Mr Jurieu n’eut pas plutot seu qu’il avoit dessein de lui envoyer des memoires (ce fut moi qui le lui apris l’ayant seu par la lettre de Mr Tronchin que le s[ieu]r La Croze [9] m’apporta) qu’il lui ecrivit une lettre fort obligeante pour lui marquer son estime et lui offrir son amitié ; depuis ce tems là il n’a rien receu de Mr Tronchin si ce n’est un fragment de lettre de Mr Spon etc que le s[ieu]r Leers son imprimeur avoit receu ; n’ayant peu s’en servir dans le corps du livre, parce que ce qui regardoit Geneve etoit deja imprimé, il l’a mis dans la pre[face] de l’ouvrage [10].
Je suis fort obligé à Mr Lenfan [11] / et vous pouvez l’assurer que je suis rempli de consideration pour lui, et que je lirai avec une extreme satisfaction tout ce qui partira de sa plume.
Je n’ay receu aucune nouvelle de m[on] f[rere] et vos lettres qui m’apprennent la grossesse de sa femme ne me disent point où il est du Carla ou de Montauban [12]. On a brulé à Paris par la main du bourreau la Critique generale p[remier]e edition ; et deffense à peine de la vie de la vendre ou debiter [13]. N’oubliez pas Mr Pictet parmi ceux à qui vous fairez mes complimens les plus tendres, et de peur qu’il ne s’etonne de ne voir point ce que nous disons du livre qu’il vous a donné, il faut lui apprendre que vous ne l’avez envoyé que par la foire de Francfort [14]. Mr de La Bastide a repondu aux methodes du clergé [15], et on estime sa reponse. Je suis tout à vous mon t[res] c[her] f[rere] et vous recommande à la grace du bon Dieu.
Notes :
[1] Le contenu de la présente lettre démontre que plusieurs lettres de Bayle à son frère Joseph se sont perdues entre la Lettre 213 et celle-ci.
[2] Le billet adressé à Jean-Robert Chouet est perdu ; celui pour Minutoli est la Lettre 220.
[3] Nous apprenons ici que, si Minutoli employait Joseph Bayle, ce n’était plus au pair ; il y avait eu une pension à payer, soit que Joseph Bayle se soit révélé un précepteur incapable, soit que Bayle ait voulu assurer des loisirs à son frère pour qu’il puisse fréquenter sans entrave l’académie de Genève – ce qui paraît assez vraisemblable. En effet, Bayle avait probablement reçu de l’argent des libraires après le succès des premières éditions de ses œuvres et il avait hérité 2 000 florins de Mme Paets, morte en 1682, « pour acheter des livres » : voir aussi Lettre 221, n.35.
[4] Les lettres qui nous manquent nous auraient appris que la famille de Joseph – sans doute Jacob – lui avait trouvé une place de précepteur à Paris auprès des fils de Salomon d’Usson, marquis de Bonac, que celui-ci avait envoyés à Paris auprès de leur oncle, François d’Usson de Bonrepos, bien que ce dernier fût passé au catholicisme depuis quelques années : voir Lettre 156, n.19.
[5] Le comte de Dohna avait invité Joseph Bayle à l’accompagner au cours d’un voyage qu’il devait faire en Suisse, évidemment défrayé de tout...
[6] Jean-Louis Du Four, libraire genevois, qui allait se rendre à la foire de Francfort.
[7] Le comte de Dohna-Ferrassières, un des anciens élèves de Bayle, alors à La Haye : voir Lettre 213, n.6.
[8] Sur Louise de Frotté, Madame de Windsor, voir Lettre 123, n.9.
[9] Ce La Croze, Français (voir Lettre 213, n.32), venait donc de Genève. La lettre de Tronchin à Bayle est perdue. Il est possible qu’il s’agisse de Jean Cornand de La Crose, dont on sait qu’il arriva aux Pays-Bas en juillet 1682 : voir Lettre 213, n.32.
[10] Cette lettre de Jurieu à Tronchin se perdit et, Jurieu l’ayant appris, récrivit à son collègue genevois (BPU, Archives Tronchin, xlii.6) le 15 septembre 1682, lettre éditée dans Knetsch, Pierre Jurieu. Theoloog en politikus der Refuge (Kampen 1967), p.411-412. La lettre de Spon, du 22 avril 1679, au pasteur de Jussy, figure dans la préface non paginée de l’ Histoire du calvinisme et celle du papisme..., accompagnée de commentaires assez aigres : en effet, pour obtenir un Privilège en France pour son Histoire de Genève, Spon avait accepté les suppressions exigées par Mézeray, son censeur ; ces passages devaient être restitués dans l’édition imprimée à Genève, établie par F. Abauzit et J.A. Gautier (Genève 1730, 4°, 2 vol.).
[11] Le tout jeune Lenfant venait certainement d’avoir, par Joseph Bayle, un contact, sinon avec un écrivain (impossible de déterminer s’il savait Pierre Bayle auteur), au moins avec un Français établi au paradis de la librairie. Si Lenfant devait par la suite devenir un grand érudit, nous verrons que son premier ouvrage est un opuscule de controverse.
[13] Voir Des Maizeaux, Vie de M. Bayle, selon qui Maimbourg aurait sollicité jusqu’à Louis XIV pour que la Critique générale soit sanctionnée ; en effet, dans la Critique générale, lettre XIX, §ii, Bayle soulignait que Maimbourg n’avait fait aucun éloge du Grand Condé en parlant de ses aïeux huguenots, observation qui avait particulièrement gêné l’ancien jésuite ; mis en demeure de faire brûler le livre en Place de Grève et d’en interdire la vente, le lieutenant de police La Reynie s’exécuta avec une certaine malice, puisqu’il fit imprimer plus de trois mille exemplaires de la sentence et la fit afficher, le 6 mars 1683, dans tout Paris – publicité prodigieuse. Bayle, d’ailleurs, n’avait peut-être pas compris tout de suite que l’ordonnance de La Reynie, qui avait apprécié son livre et n’aimait pas Maimbourg, assurait à son livre une considérable notoriété. Voir le texte de la sentence parmi les pièces justificatives de la Vie de M. Bayle, et, BNF, f.fr. 22088, pièce 14, f.116-117, le texte de l’ordonnance de La Reynie.
[14] Bénédict Pictet avait donné à Joseph Bayle pour son frère un livre que Joseph envoya en Hollande par un libraire genevois via la foire de Francfort, ce qui représentait de longs délais. Le pluriel employé ici par Bayle – « ce que nous disons » – se réfère à l’opinion wallonne, mais probablement surtout à celle de Jurieu. Il s’agit sans doute de l’ouvrage de Pictet, Entretiens de Philandre et d’Euvariste (Genève 1683, 12°), auquel Basnage fera allusion quelques mois plus tard : voir lettre 233, n.40.
[15] Marc-Antoine de La Bastide, Reponse apologétique à messieurs du clergé de France sur les actes de leur assemblée de 1682 touchant la religion (Amsterdam 1683, 12°). L’assemblée extraordinaire du clergé de 1682 avait, en effet, en fin de session, promulgué un monitoire, qui devait être signifié à tous les consistoires et qui incitait les huguenots à se faire catholiques sur un ton de rhétorique, mais assez sourdement menaçant. Le Monitoire ou Avertissement pastoral fut adopté le 23 juin 1682 et homologué à la dernière session, le 1 er juillet ; sa traduction en français fut confiée à Maucroix : voir Avertissement pastoral de l’Eglise gallicane assemblée à Paris par l’autorité du roy à ceux de la religion prétendue réformée pour les porter à se convertir et à se réconcilier avec l’Eglise (Poitiers 1682 et beaucoup d’autres éditions) ; pour le texte latin, voir A. Duranthon (éd.), Collection des procès-verbaux des assemblées générales du clergé de France depuis 1560 […] (Paris 1767-1778, folio, 9 vol.), v.552-553, et Pièces justificatives, p.266-275.