Lettre 225 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

A Rotterdam, le 15 de juillet 1683

Je ne vous écrirois pas directement, mon très-cher Monsieur, mais sous le couvert de mon frere, si la peine où je suis sur son sujet ne m’obligeoit à vous écrire. Il y a deux mois qu’il devoit être à Paris ; et s’il eût voulu répondre à l’ attente de ceux chez qui il doit être, il s’y seroit rendu dès le mois de mars. Cependant je ne sai ce qu’il est devenu. Je sai seulement qu’il n’est pas à Paris, et qu’on se lasse de l’y attendre [1].

Pour nouveautez litéraires, je vous dirai, que depuis l’ Apologie que Mr Jurieu a opposée / au livre du s[ieu]r Maimbourg, il a fait imprimer un petit ouvrage, intitulé Le Janséniste convaincu de vaine sophistiquerie. C’est une réponse pour son Préservatif, aux Réflexions, que Mr Arnaud avoit publiées contre [2]. Ce dernier ouvrage est fort estimé ; bien qu’il y ait des gens qui souhaiteroient qu’il y eût dit moins d’injures à son adversaire. J’ai lû un poëme intitulé L’Art de prêcher, qui m’a charmé. L’auteur est un jeune jésuite, nommé le P[ere] de Villiers [3]. On ne peut pas approcher plus près qu’il a fait, de l’excellence de Boileau. Ses vers sont finement tournez ; il est plein de belles et de fines railleries, et donne de très-bons préceptes, et tout cela est plein d’agrémens, qu’on sent mieux en lisant, qu’on ne les peut exprimer.

Un médecin d’Amsterdam, nommé Janssonius, petit-fils de ce grand faiseur d’at / las, vient de publier en latin la Vie des Etiennes, ces fameux imprimeurs, et y a joint plusieurs particularités concernant leur imprimerie, et un catalogue de tous les livres qu’ils ont mis au jour ; même il y a quelques opuscules d’ Henri Etienne à ce sujet [4]. La Vie de Charles IX, par Mr Varillas [5], se réimprime à Amsterdam. Mais sur l’avis qu’on a eu que les copies manuscrites, qu’on en a vuës à Paris pendant un fort long tems, sont plus amples que l’imprimé, on tâche de recouvrer une de ces copies, afin de remplacer dans l’edition de ce païs-ci ce que celle de Paris supprime. Un ministre d’Utrecht, nommé Witsius, a publié un ouvrage intitulé Ægyptiaca , où il répond à / Spencerus et à Marsham, qui ont prétendu que Moïse avoit emprunté les Urim et Tummim et autres choses, de la religion des Egyptiens [6]. On fait cas de cet ouvrage.

Mr Arnaud écrit contre le P[ere] Malebranche, et a déjà publié un bon in 12, contre ce qu’il a dit des idées par lesquelles « nous voions toutes choses en Dieu ». Il y a beaucoup de force d’esprit dans ce traité-là. Si celui qui le doit suivre, contre le Traité de la nature et de la grace, est aussi fort, le Pere Malebranche aura bien de la peine à y répondre [7].

La petite dissertation latine de Mr de Graverol, sur les juvenilia Bezæ [8], est imprimée. Je l’ai luë avec bien du plaisir. La latinité est fort belle, et il y a des traits* de lecture fort curieux. Le plaisir que je prens à la lecture de ces sortes de piéces, fait que je souhaite passionnément qu’il vous prenne envie d’enrichir le public d’un recueil de dissertations, et de pieces d’eloquence, dont vous avez déjà recité* un bon nombre. Tous vos amis vous doivent solliciter à cela, aussi bien qu’à hâter l’edition de votre géographie séculiere, à laquelle on m’a dit que vous travaillez [9]. Mr Spanheim de Leyde s’est borné à nous donner une Introduction à la géographie sacrée [10]. Son Histoire ecclésiastique, jusques au VI. siecle inclusivement, vient de paroître, in 4 [11][.] Mr son frere, le résident à Paris, y a publié Les Césars de Julien avec des médailles, et des commentaires, qui sont, dit-on, très-savans [12]. Nous n’avons point ce livre ici. /

Agréez que je prenne la liberté d’assurer ici de mes respects monsieur le professeur Turretin, et Mr Pictet. Je suis, mon très-cher Monsieur, tout à vous.

Notes :

[1Nous n’avons aucune des lettres provenant de Paris et avertissant Bayle que son frère Joseph n’y était toujours pas arrivé : voir Lettre 221, p..

[2Par Apologie, il faut entendre l’ Histoire du calvinisme et celle du papisme : voir Lettre 213, n.22 ; sur Le Janséniste convaincu, voir Lettre 221, n.23 ; la réponse d’ Arnauld a pour titre Réflexions sur un livre intitulé « Préservatif [...] » qui font voir le peu de solidité et de jugement de cet auteur dans la manière dont il combat « L’Exposition […] » de M. l’évêque de Meaux (Anvers 1682, 12°).

[4Theodor Jansson van Almeloveen (1657-1712), médecin et lettré, allait par la suite se lier avec Bayle ; établi à Gouda en 1687, il devint professeur à Harderwick dix ans plus tard. Grand partisan des Anciens, il publia divers ouvrages en latin, dont celui dont parle ici Bayle, à savoir : De Vitis Stephanorum, celebrium typographorum, dissertatio epistolica […] subjecto illorum indice […] Subjecta est Stephani Querimonia aries typographicæ, ejusdem Epistola de statu suæ typographiæ […] (Amstelodami 1683, 8°). Sur les relations de Bayle avec Almeloveen, voir S. Stegeman, « Th. Janssonius van Almeloveen, une source importante pour le Dictionnaire  », in Le Dictionnaire de Pierre Bayle, Actes du colloque de Nimègue, 24-27 octobre 1996, dir. H. Bots (Amsterdam et Maarssen 1998), p.125-140.

[5Sur Varillas, voir Lettre 81, n.46 ; Histoire de Charles IX (Paris 1683, 4°, 2 vol.).

[6Herman Wits (1636-1708) n’était pas seulement pasteur, mais aussi, depuis 1680, professeur de théologie à Utrecht, après l’avoir été à Franeker et à Groningue. Ægyptica et , sive de Ægypticorum sacrorum cum Hebraicis collatione libri tres et de decem tribubus Israelis liber singularis. Accessit diatribe de legione fulminatrice christianorum sub imperatore Marco Aurelio Antonino (Amstelodami 1683, 4°). Dès le siècle avant Jésus-Christ, le sens des mots hébreux Ourim et Tourim était déjà obscurci ; il semble qu’il s’agissait de jetons divinatoires, mais la divination sacerdotale ancienne n’avait cessé de reculer.
Les auteurs anglais que Witsius prétend réfuter sont John Spencer (1630-1693), auteur d’une Dissertatio de Urim et Tummim in Deuteron. xxxiii, 8. In qua eorum natura et origo, non paucorum rituum mosaicorum rationes et obscuriora quaedam Scripturæ loca probabiliter explicantur (Cantabrigiæ 1669, 8°), et Sir John Marsham (1602-1685), Chronicus Canon Ægyptiacus ebraicus et graecus cum disquisitionibus (Londini 1672, folio ; 2 e éd. Lipsiæ 1676, 4°). Sur Spencer, voir J. Assmann, Moses the Aegyptian. The Memory of Egypt in Western Monotheism (Cambridge, Mass. 1997), ch.3, et sur la deuxième édition de Wits, voir NRL, août 1685, cat. ii.

[8Sur cette édition de Bèze par François Graverol De Juvenilibus Th. Bezæ poematis , voir Lettre 221, n.40.

[9Aucun de ces livres ne vit le jour, même les « pièces d’éloquence » dont on est assuré qu’elles n’étaient pas de simples projets. Toutefois, elles furent prononcées en latin, ce qui est certainement un facteur d’explication de leur caractère inédit.

[12Julien l’Apostat, Les Césars de l’empereur Julien, traduits du grec avec des remarques et des preuves illustrées par les médailles (Paris 1683, 4°) ; l’anonymat du traducteur, Ezéchiel Spanheim, est percé par le JS du 9 août 1683. Ezéchiel Spanheim avait publié près de vingt ans plus tôt la traduction française du texte, sans annotations (Heydelberg 1666, 12°).

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