Lettre 23 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
En meme tems que votre lettre me fut rendue, j’appris que vous etiés passé pour aller à Seligni [1]. C’est ce qui a eté cause que je m’y suis rendu aujourdhuy esperant d’avoir le bien de vous voir et de jouyr de votre ravissante conversation. L’un de nos jeunes comtes, asavoir l ’ainé [2] vous connoissant de renommée avoit voulu etre de la partie : mais il s’est trouvé que j’ay pris le change, croyant que ce qu’on m’avoit dit de Mr votre pere, eut eté dit de vous meme Monsieur. Je vis avec bien de la peine ce que vous m’apreniez du peu de santé que vous avez eu depuis notre derniere entreveüe. Je voudrois de tout mon cœur avoir l’art de faire passer dans votre corps la bonne disposition et la ferme santé d’une infinité de gens qui ne savent pas s’en servir, ou qui ne sont pas capables quand ils en auroient bien l’envie de l’employer aus belles choses comme vous. Il ne tiendra pas à mes souhaits que vous ne puissiés vous glorifier pendant 20 lustres de cette santé athletique dont vous aviez eté partagé jusques à quelques semaines d’icy, et je serai toujours pret à ecrire sincerement si vales bene est [3] et
Je suis toujours mon cher Mr votre tres humble et tres obeissant serviteur
Notes :
[1] On orthographie actuellement « Céligny ». Situé au bord du lac Léman, assez près de Coppet, le village constitue une enclave genevoise dans ce qui était, à l’époque, un territoire bernois, devenu de nos jours le canton de Vaud. La lettre mentionnée ici ne nous est pas parvenue.
[2] Il s’agit du fils aîné du comte de Dohna (1621-1688) ; celui-ci était le cousin germain de Guillaume II d’Orange et de Frédéric-Guillaume de Brandebourg (le Grand Electeur). On a du comte de Dohna des Mémoires 1621-1688, éd. H. Borkowski (Königsberg 1898). Ce noble prussien avait épousé en 1656 Espérance de Puy-Montbrun Ferrassières et acheté, l’année suivante, la seigneurie de Coppet pour complaire à son beau-père, gentilhomme réformé de Bresse, qui ne voulait pas voir sa fille unique s’établir loin de lui, en Prusse. Au reste, le comte lui-même avait surtout vécu en Europe occidentale : il avait été longtemps gouverneur de la principauté d’Orange, pour les Orange-Nassau ses parents, avant de se réfugier en Suisse lors de la prise d’Orange par les troupes de Louis XIV. A l’époque où Bayle entra comme précepteur chez les Dohna, la famille comptait trois filles : Amélie (1658-1707), Louise-Antoinette (1660-1716) et Henriette-Ursula (1663-1712) ; et trois fils : Alexandre de Dohna-Schlobitten (1661-1728), Johann-Friedrich (1663-1712) et Christophe (1665-1733). Avant l’arrivée de Bayle à Coppet, une petite Espérance-Madeline, née en 1668, était morte en bas âge, et juste après le départ de Bayle, en août 1674, naquit Sophie-Albertine, qui devait mourir en 1746. Bayle était un précepteur peu endurant, à en croire les Mémoires du plus jeune de ses élèves, Christophe de Dohna, Mémoires originaux sur le règne et la cour de Frédéric 1er, roi de Prusse (Berlin 1833), p.3.
Dans les Aventures de Monsieur Dassoucy, publiées pour la première fois en janvier 1677 (Paris, Claude Audinet, 1677, 12°, 4 vol.), l’auteur fait allusion au mariage du comte et comtesse de Dohna et à la visite qu’il leur rend à Orange – peu après novembre 1656 – avant de reprendre la route d’Avignon : voir Charles Coypeau Dassoucy, Les Aventures et les Prisons, éd. D. Bertrand (Paris 2008), chap. XVI, p.259.
[3] « si tu vas bien, tant mieux », expression habituelle en tête des lettres, souvent abrégée SVBE ; vice versa : Bayle assure Minutoli de sa sympathie en cas de maladie également.
[4] Dans le langage du dix-septième siècle, comme dans les époques antérieures, l’expression « philosophie naturelle » couvrait toutes les sciences dans lesquelles l’observation (sinon déjà, l’expérimentation) jouait un rôle, de la cosmologie à la physiologie.
[5] Pierre-Daniel Huet (1630-1721), protégé par Montausier, devint sous-précepteur du dauphin en 1670 ; il entra à l’Académie française en 1674 et devint en 1687 évêque de Soissons, puis, par permutation, en 1689, évêque d’Avranches. Il se démit de cette charge en 1699, tout en conservant son abbaye d’Aulnay, pour se retirer dans la maison professe des jésuites de Paris, auxquels il lègua sa bibliothèque. Huet fut l’un des grands érudits de son temps ; il eut par ailleurs la singularité, pour un ecclésiastique de si haut rang, de ne célébrer dans aucun ouvrage, à notre connaissance, la révocation de l’Edit de Nantes : voir A. Dupront, P.-D. Huet et l’exégèse comparatiste au XVII e siècle (Paris 1930) ; L. Tolmer, P.-D. Huet, humaniste-physicien (Bayeux 1949) ; XVII e siècle, 147 (1985), fascicule en partie consacré à Huet.
[6] Le compte rendu du traité de Huet fut publié dans le 8 e recueil des Mémoires du 25 avril 1672. Le Traité de l’origine des romans parut en tête de Zayde histoire espagnole (Paris 1670, 8 o), une nouvelle de Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette (1634-1693). Les contemporains attribuèrent initialement Zayde à Jean Regnault, sieur de Segrais (1624-1701), car la page de titre portait en effet son nom.
[7] Lisez « elle ».