Lettre 241 : Jacques Lenfant à Pierre Bayle

[Heidelberg, fin 1683-début 1684]
Monsieur,

Je vous envoye enfin ce que vous m’avez demandé il y a si longtems sur le livre de Monsieur Brueys, intitulé Examen des raisons, etc. Je n’aurois pas tant tardé à vous satisfaire là-dessus, si j’avois pû disposer de moi depuis plus de trois mois. Ce n’est pas qu’à vous parler franchement, j’eusse grande envie de vous accorder ce que vous me demandiez ; et j’étois presque résolu de ne vous répondre / que par le compliment ordinaire et de vous dire que vous avez assez de lumières pour juger des choses par vous-meme, sans avoir recours au jugement d’autrui. Mais quand une fois j’ai eu la main à la plume, je n’ai pû m’empêcher de mettre sur le papier plusieurs pensées que la lecture de ce livre m’avoit fait naître. Je vous les envoye assez en désordre, n’ayant pas eu dessein de faire un livre en forme. Si vous les trouvez hors de saison, je vous permets de les renfermer dans vôtre cabinet, même sans les lire.

Comme en toutes choses il faut être de bonne foi, je ne ferai pas de difficulté de vous dire, avant que d’entrer dans la critique de ce livre, que j’y ai remarqué quantité de choses qui m’ont extremement plû, et qui plairont à tous les gens désinteressez. On peut dire qu’en general il y a dans le stile et dans / le tour de cette piéce, un caractere d’honneste homme et de bon chrêtien, qui prévient d’abord le lecteur par des sentimens d’estime pour l’auteur. Il est vrai que si d’une vûë générale on descend dans un éxamen plus particulier, on découvrira de l’artifice en plusieurs endroits ; et c’est ce que vous pourrez voir dans les réponses particuliéres qu l’on fait à ce livre [1], comme je le sai de tres-bonne part.

On ne peut pas non plus blâmer l’intention de l’ auteur dans ce nouveau livre, qui est de procurer la paix à l’Eglise par la réunion des chrêtiens qui sont séparez. J’avoüe que plusieurs grands hommes ont échoüé dans ce dessein. Mais, quoi qu’il en soit, cette foiblesse est excusable, parce qu’elle marque une grande modération d’esprit, comme l’a fort bien dit Monsieur Burnet dans ses excellentes Remar / ques sur les Actes du Clergé [2]. Il semble même que la méthode des adoucissemens soit assez propre à ce but, si l’on ne la poussoit pas trop loin, ou plûtôt, s’il étoit possible de concilier des choses aussi incompatibles que le sont la religion romaine et la protestante. Et sans perdre le tems en réflexions de mon chef, je ne ferai pas difficulté de vous copier ici un endroit du livre de Monsieur Burnet , Docteur anglois dont je viens de vous parler [3]. « Il est certain, dit-il, que la chaleur de la dispute a fort souvent fait pousser les choses trop loin dans les controverses, et que plusieurs contestations ont été déraisonnables, parce qu’elles n’avoient point d’autre fondement, que quelques expressions dont un parti se servoit, et que l’autre n’entendoit pas. De part et d’autre on a outré diverses matiéres. De sorte / que ces personnes-là ont rendu un bon office à l’Eglise, qui ont tâché d’avancer la réünion des deux partis, en amenant toutes choses aussi prés du point de la réconciliation, qu’il leur a été possible. Mais avec cela, on ne peut, sans en vouloir imposer cruellement à nôtre siècle et au dernier siécle, faire croire au monde que les catholiques romains et les protestans ont toûjours eu véritablement les mêmes opinions : qu’aucun néanmoins n’avoit fait cette découverte avant l’excellent Monsieur de Meaux : que c’est luy qui a montré le premier, jusqu’où l’on peut se relâcher de part et d’autre : et que maintenant, pour peu que l’on ait d’adresse, et que l’on se sente disposé à donner aux choses un sens favorable, des personnes auparavant opposées les unes aux autres, se voyent enfin / d’accord. Pour réüssir dans ce dessein, on a fait violence aux opinions de chaque parti ; tellement qu’aucun des deux ne reconnoit pour son véritable sentiment, ce qu’on lui attribüe dans ces adoucissemens. » Voilà les paroles de ce Docteur à l’occasion de la méthode de Monsieur de Meaux dans son Exposition [4]. Comme on ne peut rien dire là-dessus de plus raisonnable, cela suffira pour vous expliquer ma pensée sur la méthode de Monsieur Brueys, qui est la mesme que celle de Monsieur de Meaux. Vous verrez dans la suite quelques réflexions sur la conformité qu’il y a entre ces deux auteurs.

La douceur et la modération que Monsieur Brueys fait paroître dans tout son livre, est encore une de ces choses qui plairont à toutes les personnes raisonnables et animées de l’esprit du christianisme. / Il seroit à souhaiter, que les auteurs de l’une et de l’autre communion imitassent cet éxample, et qu’au lieu de ces plumes détrempées de fiel, on reconnût dans les ecrits des chrêtiens l’onction de la charité, qui est leur caractere essentiel. Il est impossible de s’expliquer et de s’entendre, quand on ne pense qu’à s’irriter les uns contre les autres par un stile aigre et emporté : et l’on ne peut être trop obligé à ces Messieurs, quand par cet emportement et cette aigreur qui ne leur a esté que trop ordinaire jusqu’ici, ils ne nous forcent pas à sortir pour leur répondre, du caractere de nôtre religion, qui est la douceur et la charité. Aussi les protestans doivent-ils être fort religieux à leur répondre sur le même pied de douceur. Il ne se peut rien de plus honnête et de plus tendre, que l’ Avertissement pasto- / ral, dont il a plû à Messieurs du Clergé de France d’honnorer les Protestans de ce royaume. Ils auroient le plus grand tort du monde, s’ils ne leur en témoignoient pas, autant qu’il leur est possible, leur reconnoissance, puis que sur le fonds des choses leur conscience ne leur permet pas d’accorder à ces Messieurs ce qu’ils demandent d’eux. Ainsi, à l’égard des livres de Monsieur de Meaux et de Monsieur Brueys, il faut répondre aux choses avec toute la vigueur que la vérité demande de ses deffenseurs : mais pour les personnes de ces Messieurs, nous devons les traiter avec tous les égards que des chrêtiens doivent avoir les uns pour les autres. Il est vrai que quand on est obligé de répondre à des livres du stile de ceux que Monsieur Arnaud, et Monsieur Maimbourg ont publiés contre nous en dernier lieu [5], / il faut être extraordinairement pénétré des maximes de l’Evangile, pour ne pas laisser échapper quelques traits d’emportement et d’indignation. Peut-être feroit-on plus de chagrin à ces Messieurs, si méprisant leurs injures, on leur disoit avec douceur les choses comme elles sont, qu’en leur répondant du même air qu’ils ont écrit. Mais il faut avoüer de bonne foi, que peu de gens sont capables de ce flegme. Et je suis le plus trompé du monde, si les gens modérés de la communion de Rome, ne blâment l’emportement outré de leurs auteurs, et n’ont beaucoup de penchant à excuser ce qu’il pourroit y avoir de trop aigre dans les réponses des nôtres.

Ce n’est pas qu’il faille être dupe sur ces témoignages de douceur et de tendresse, dont quelques-uns de ces Messieurs accompagnent leurs ouvrages. On est en droit de s’en / défier, et de ne regarder qu’au fonds des choses qu’ils disent, de quelque air qu’ils puissent les dire. Mais d’autre côté, comme nous ne saurions pénétrer dans le fonds de leur ame, nous ne sommes point en droit de les accuser d’hypocrisie, et nous devons nous défier des apparences qui pourroient nous porter à douter de leur sincérité. Il faut laisser à Dieu le jugement des coeurs, et prendre les choses le plus favorablement qu’il se peut, et le plus conformément aux maximes de la charité. Et quand l’événement nous fait remarquer une manifeste opposition entre leur conduite et les sentimens de douceur et de charité répandus dans leurs ouvrages, il est bon de leur faire sentir doucement le tort qu’une si sensible opposition fait et à leur réputation, et même à leur conscience : mais nous ne devons pourtant pas leur avoir moins / d’obligation des bons sentimens qu’ils font paroître dans leurs ouvrages. Nous devons faire des jugemens différens à mesure que les choses sont différentes, et regarder leurs livres modérez et radoucis, comme partans d’un bon fonds. Et quand les effets n’y répondent pas, il faut attribuer cela à une infirmité ordinaire et naturelle à tous les hommes qui est de démentir leurs sentimens par leurs actions.

Mais je reviens à Mr Brueys, et je continüerai à vous donner le caractere de son livre. Si l’on compare ce dernier ouvrage avec le premier qu’il fit il y a quelques années contre l’ Exposition de la doctrine catholique [6], on trouvera une si grande différence entre ces deux livres dans les maniéres d’exprimer les choses, que si Monsieur Brueys ne se fût nommé à la tête de son Examen, et ne se fût designé par / certaines particularitez, on ne l’eût jamais reconnu. Son premier livre a esté generalement approuvé dans le parti protestant, et avec raison : on auroit tort de lui refuser la loüange qu’il merite à cet égard. Mais on peut pourtant dire, que depuis ce tems-là il a fait de grands progrés dans l’art d’escrire ; et l’air de Paris a donné à son dernier livre un certain je ne sai quoi que l’autre n’avoit pas. Car si l’on y prend garde, on trouvera dans l’autre un air et un stile de Province, dont celui-ci est fort esloigné. Il faut avoüer aussi, que Monsieur Brueys ayant à faire ce qu’il a fait, avoit grand besoin d’aller dans un lieu où l’on sût tourner les choses. Comme la cause qu’il avoit à soutenir dans ce dernier livre, est infiniment differente de celle qu’il défendoit dans l’autre, il eût tres-mal reüssi, s’il eût voulu parler sans fa- / çon, comme il avoit fait contre Monsieur de Meaux, et s’il eût prétendu aller d’abord au fait sans biaiser. Il ne faut donc point trouver étrange la différence qu’il y a entre ces deux livres. Il est d’un habile escrivain d’accommoder son stile aux matiéres.

Je ne vous dirai que tres-peu de choses sur la conformité ou la différence qu’il y a entre Monsieur de Meaux et Monsieur Brueys. J’ai destiné un chapitre à cela. Et je sai d’ailleurs de tres-bonne part, qu’il doit paroître au premier jour une réponse à ce nouveau livre, faite par une des nos meilleures plumes [7], dans laquelle l’on doit marquer exactement ces differences. Je ferai seulement observer en passant, deux caracteres differens qui regnent dans tout le livre de Monsieur Brueys. Les tours, les adoucissemens, en un mot, ce qu’il y a de plus fin, / et si j’ose m’exprimer ainsi, de plus artificieux, ressemble fort à Monsieur de Meaux. On sait les fraudes pieuses dont ce prélat se sert avec tant d’adresse, et même de succés. Il paroît manifestement, que Monsieur Brueys a pris cette teinture. Voilà le premier caractere qui regne dans son livre. L’autre est un caractere extremement huguenot. Je ne ferai pas difficulté de me servir de ce terme. Vous et moi sentons ce que cela veut dire. Ce dessein et cet esprit d’éxamen, generalement répandu dans tout son Livre, a je ne sai quoi qui n’est point catholique. Et si une semblable pensée estoit entrée dans l’esprit de quelqu’un de la communion de Rome, on ne manqueroit pas de dire que cela sent le fagot. Mais j’ai reservé un chapitre sur cet article. D’ailleurs, l’auteur prend dans tout son livre un certain air équi- / voque, qui pourroit faire douter de quel parti il est, si l’on n’estoit pas bien informé de l’affaire. Quelquefois il appelle Luther, Zuingle, Calvin, etc. ses Réformateurs, disant avec nous, nos Péres les Réformateurs du Christianisme [8]. Il se joint souvent avec nous soit pour blâmer la conduite de l’autre communion, soit pour approuver celle de la nôtre. En un mot, à considerer un grand nombre d’endroits de son livre, ces Messieurs suivant leurs préjugez, pourroient assez justement l’accomparer à la femme de Lot, qui se tournoit de tems en tems, pour regarder du côté de Sodome [9]. Et cette ambiguité de sentimens qui paroit dans cet ouvrage me fait naître une pensée ; c’est que Monsieur Brueys a fait son livre en deux estats différens : il l’a commencé étant encore dans nôtre communion et minutant sa sortie, et il / l’a achevé aprés être entré actüellement dans le sein de l’Eglise romaine. En effet, je sai de tres-bonne part [10], que dans un voyage qu’il fit à Geneve un peu devant son changement, il lisoit incessamment le Concile de Trente. La chronique scandaleuse dit, que Monsieur Brueys, comme un homme prudent et sage, avoit alors deux cordes dans son arc. S’il eût trouvé à Geneve quelque remede au désordre de ses affaires, il eût condamné son Examen au cabinet, et n’eût jamais rien témoigné du dessein qu’il avoit de changer de religion. Mais le secours lui manquant de ce côté, il se tenoit toûjours en état par le moyen de son Examen, de se tirer d’affaire avec honneur. Et ce peut bien être là la cause de l’ambiguité qui regne dans son livre : ou bien, pour insinüer que les choses ne / sont pas si éloignées que l’on pense, Monsieur Brueys a bien voulu parler de tems en tems, comme s’interessant également à tous les deux partis. Mais comme ce livre ne part pas de ces imaginations fortes qui entraînent par impression, il n’y a gueres d’apparence qu’on donne dans ce piége.

Je mets entre ces caracteres de huguenotiste, certaines maniéres d’expliquer les choses, qui ressentent encore le génie de nôtre religion, et que Mr. Brueys a apprises dans nos livres et dans les prêches de nos ministres. Car si vous le remarquez, Monsieur, chaque religion a son air et son stile particulier, fort aisé à discerner à ceux qui sont versés dans ces sortes de choses. La religion catholique romaine a le sien. Et quoi que Monsieur de Meaux soit extrémement éloigné des maniéres ordinaires de sa religion, et de ce génie bigot et guindé qu’affectent / les auteurs de sa communion, on le reconnoîtra pourtant toûjours parmi cent auteurs de la nôtre, quand les choses en elles-mêmes ne feroient pas faire cette distinction. Mais nôtre religion n’est pas plus éxemte que les autres, d’un certain air et d’un certain génie singulier, qui la fait d’abord reconnoître. Et c’est cet air-là que Monsieur Brueys a répandu dans plusieurs endroits de son livre. Je ne m’arrêterai pas à vous en apporter des éxemples. Ce sont de ces choses qui ne sentent mieux qu’elles ne s’expriment, et qui s’apperçoivent aisément par ceux qui ont tant soit peu de goût. Et il est si vrai que chaque societé a son air singulier, qu’on reconnoît à cela un hérétique d’avec un orthodoxe. Dans les choses mêmes où ils conviennent, l’hérétique donne cependant un certain air particulier à ses pensées, qui ne manque / jamais d’être suspect, pour peu qu’on ait de goût de l’orthodoxie.

J’ai encore remarqué une chose dans le livre de Monsieur Brueys, que vous ne serez peut-être pas fâché de remarquer avec moi. Je ne sai si le livre De la connoissance des bêtes fait par le Pere Pardies [11], ne vous est jamais tombé par hazard entre les mains. Cet auteur a dessein de réfuter l’opinion des cartésiens, qui croyent que les bêtes ne sont que des machines. Mais comment croyez-vous que s’y prenne ce bon Pere ? Il rapporte les objections des cartésiens dans toute leur exactitude et dans toute leur force, avec la derniere fidelité : et aprés s’être ainsi severement taillé sa besogne, il répond de la maniére du monde la plus foible et la plus triviale. De sorte que tous ceux qui ont leu ce livre avec un peu d’attention, n’ont pû s’empêcher de / juger, que le Pere Pardies n’a composé ce livre contre Monsieur Descartes, que par complaisance pour les religieux de son ordre [12], mais que dans le fonds, il croit avec les cartésiens, que les bêtes ne sont que des machines. Voilà précisément le jugement que le livre de Monsieur Brueys fait d’abord naître dans l’esprit. Car assurément il rapporte nos objections, et celles qu’il avoit faites lui-même à Monsieur de Condom, avec beaucoup de force et de fidelité. Mais d’autre côté il y répond d’une maniére si foible et si puérile dans quelques endroits, que quelque foible que soit d’elle-mesme la cause qu’il deffend, on ne peut s’empécher de croire, que n’étant pas bien persuadé de sa verité, sa conscience ne lui a pas permis de la deffendre avec la mesme force que ceux de sa com- / munion ont coûtume de le faire.

Mais puis que j’en suis sur les endroits foibles de ce livre, je vai vous en marquer quelques-uns, qui ne pourroient pas entrer naturellement dans la suite de cet ouvrage.

Je mets dans ce rang les fréquentes reïtérations que fait l’auteur, de la necessité qu’il y a d’éxaminer les raisons qui ont porté les protestans à se séparer. Il en a touché quelque chose dés la Préface. Mais je ne dirai rien de ce qu’il en dit là, parce que j’aurai occasion d’en parler ailleurs. Je ne parlerai ici que de ce qu’il en dit dans le corps du livre depuis la page 9. jusqu’à la page 16. Quand je mets cet endroit au rang des endroits foibles, je ne prétens pas condamner la méthode d’examiner. Au contraire, je trouve que cette methode ne sau- / roit être trop recommandée et trop inculquée. Et si Monsieur Brueys avoit fait un livre exprés là-dessus, le public lui en sauroit bon gré, et sur tout les réformez, qui mettent cela entre leurs principes. Plût à Dieu, que cette méthode d’éxaminer les choses, et de ne se payer pas d’autorité et de tradition fût suivie avec éxactitude ! On verroit moins de desordre soit dans la religion, soit dans les sciences hunaines, soit dans la conduite de la vie. On ne blâme donc point ici la chose. Mais on blâme I. l’occasion que Monsieur Brueys a prise de la dire. II. l’affectation de la redire tant de fois. III. le prétexte dont il se sert pour la dire. Je dis que Monsieur Brueys a mal pris son tems de faire valoir la méthode de l’éxamen. Car pourquoi s’adresser pour cela aux protestans, qui ne prêchent autre chose ? Si quel- / ques-uns (comme il n’y en a que trop) reçoivent des doctrines sans éxamen, ils sortent en cela des principes des protestans, et l’on n’a pas dessein de les justifier ici. Je dis aussi, qu’il y a de l’affectation à justifier en différens endroits la méthode de l’éxamen. Car pourquoi, aprés en avoir parlé suffisamment, et même sans necessité dans la Préface, y employer encore huit pages dans le corps du livre ? C’est là ce qu’on appelle en bon françois, amuser le tapis : et cela arrive plus d’une fois à Monsieur Brueys. Enfin je dis, que l’auteur s’est servi d’un mauvais prétexte pour autoriser la voye de l’éxamen. Ce prétexte est, que les protestans se sont conduits d’une maniére violente dans l’affaire de la Réformation. Or cela étant faux, il s’ensuit que le prétexte est mauvais. Je ne prouverai pas ici la fausseté de ce prétexte parce que / dans la suite on doit éxaminer cette affaire. Elle est assez de conséquence pour la traiter ex professo [13].

Le second foible que je remarquerai ici, parce qu’il pourroit ne pas trouver place dans le corps de cette réponse, est la précaution que prend l’auteur contre les préjugez que l’extérieur de la religion protestante, qui est tout différent de l’extérieur de l’Eglise catholique[,] nous donne dès l’enfance. Il dit qu’il faut que nous nous dépouillons de ces prejugez [14]. A cela je dis à Monsieur Brueys, qu’il y a deux sortes de préjugez. Il y en a de faux, il y en a de légitimes qui à parler proprement, ne sont pas tant des préjugez, que de véritables raisons. Mais ces Messieurs ont assez autorisé cette façon de parler [15], pour n’avoir pas besoin d’apolo / gie. On doit se dépouiller des préjugez au premier égard ; mais à l’esgard des autres, on doit les retenir, quand aprés un éxamen sérieux, on les a toûjours trouvé légitimes. Cela posé, examinons les préjugez que marque ici Monsieur Brueys, et dont il dit que nous devons nous dépouiller. Le premier est d’un côté l’extérieur simple et modeste de nôtre religion, et de l’autre un extérieur grand et magnifique dans l’Eglise romaine [16]. La seule maniére dont Monsieur Brueys propose la chose, réveille des idées qui nous sont extrémement favorables. Mais sans m’arrêter à cela, je dis que si Monsieur Brueys met cela au nombre des préjugez, c’est un de ces préjugez légitimes dont il ne faut pas se dépouiller. Et pour le prouver, il / suppose un homme qui n’ait jamais vêcu, parmi des chrétiens, un infidéle par exemple, et qui trouvant le livre de l’Evangile entre ses mains, le lise avec assez d’attention, pour se former de cette lecture une idée juste de la religion ou de l’Eglise chrêtienne. Je soûtiens, que si aprés cela l’on parle à cet homme de deux sociétez, dont l’une est chrêtienne, et l’autre ne l’est pas ; et qu’on lui dïse, que l’une a un extérieur grand et magnifique, au lieu que l’autre a un extérieur simple et modeste : je soûtiens, dis-je, que cet homme reconnoîtra d’abord la societé chrêtienne à sa simplicité et à sa modestie, et qu’il dira même que l’autre societé doit être directement opposée à la societé chrêtienne. On voit donc bien par là, la foiblesse du raisonnement de Mr Brueys. Je sai bien que l’extérieur n’est pas / l’essence de la religion ; mais c’est une suite de l’essence de la religion. Par exemple, quand Jesus Christ pendant qu’il estoit sur la terre, auroit toûjours été magnifiquement vêtu ; quand il auroit eu une aussi grande suite qu’on coûtume d’en avoir les princes de la terre ; en un mot quand son regne eût été autant temporel que spiritüel, il n’en eût pas moins été le Messie pour cela, et son Evangile n’eût pas été moins veritable, parce que la verité n’est point attachée à ces choses exterieures. Mais il eût démenti par là le génie de sa vocation et de sa doctrine. Or comme il étoit impossible que le Fils de Dieu démentît ainsi par sa conduite sa vocation et sa doctrine ; on eust pû conclurre fort raisonnablement, qu’un homme qui seroit venu dans cet état sous prétexte de prêcher l’Evangile, n’auroit point été le Messie. On voit / donc combien ce prejugé est légitime. Appliquons ceci à nôtre sujet. La verité n’en seroit pas moins la verité, quand elle s’enseigneroit dans une Eglise où l’on verroit un air grand et magnifique, (j’entens avec Monsieur Brueys, une grandeur et une magnificence mondaine). Mais cet air grand et magnifique ne seroit pas un fruit de la verité, et ne couleroit pas de son essence ; au contraire, il la combattroit manifestement. Or comme il est impossible que la religion ou l’Eglise de Jesus Christ tombe universellement et pour toûjours dans une semblable contradiction, on peut fort bien conclurre, que l’Eglise romaine avec ces grands airs de vanité, n’est pas la veritable Eglise.

L’autre prejugé dont Monsieur Brueys souhaite que nous nous de- / pouillions, c’est celui que la différence des termes dont on se sert pour exprimer les choses saintes dans l’une et dans l’autre communion, peut jetter dans l’esprit. Par exemple, dit-il, dans l’une on se sert du mot de prêtres ; dans l’autre on se sert de celui de ministres[.] Les uns disant des temples ; les autres des Eglises. Les uns se servent du mot de cene ; les autres de celui de messe [17]. Pour ce dernier article, j’atteste la conscience de Monsieur Brueys à temoin, si cette question roule simplement sur des mots. A l’égard du reste, en verité je m’étonne qu’un homme d’esprit puisse descendre à ces puerilitez. A-t-on jamais ouï dire, qu’aucun protestant ait conté cette difference de termes parmi les raisons, ou même parmi les préjugés qui l’attachent à sa religion ? Ne sçait-on pas bien, que ces noms- / là changent selon les païs. Et moi qui vous parle, Monsieur, je suis présentement dans un païs protestant, où l’on dit beaucoup plus souvent aller à l’eglise, qu’aller au temple. Helas ! les pauvres protestans de France ne sont gueres en estat de s’aveugler par de semblables préjugez. Quand on jouït en repos de la verité, il peut bien arriver qu’on forme et qu’on nourrisse des préjugez pour s’occuper l’esprit. C’est l’effet ordinaire de l’oisiveté. Mais quand la verité est persecutée, ceux qui la professent ne sont pas si délicats, et ils se trouvent trop heureux, si Dieu leur fait la grace de conserver l’essentiel. D’ailleurs, nous sommes dans un siecle où l’on raisonne plus juste que jamais, et où sans trop s’arrêter aux termes et aux maniéres, on va d’abord au fonds des choses. Si Monsieur Brueys avoit composé son livre pour l’usa / ge des enfans et des païsans les plus grossiers, on ne s’étonneroit pas de ces petits raisonnemens. Mais on ne pense pas qu’il ait escrit pour ces gens-là, à juger du reste de son livre. Et tous ces tours et ces biais feroient infiniment moins d’impression sur eux, que la rhetorique de Monsieur de Marillac [18].

Le troisiéme endroit que je mets au rang des foibles, est le long raisonnement qu’il fait pour prouver qu’il faut décharger la controverse des choses qui ne sont pas essentielles, et que la plû-part des gens ignorent [19]. Ce n’est pas qu’on désapprouve cette methode : mais il falloit dire cela en deux mots, et n’y employer pas dix pages. C’est là chercher à grossir un livre sans necessité, et dissiper l’attention du lecteur à des choses inutiles. La religion des protestans ne les porte point à la chicane. Ce n’est point là / le génie de la verité. Elle est si forte sur la fonds, qu’elle peut beaucoup relâcher sur les choses moins essentielles, sans qu’on puisse prendre d’avantage sur elle. S’il y a parmi les protestans, des gens qui par un zele inconsidéré, trouvent que tout est essentiel et capital dans la religion, et qui ne veulent ni support, ni complaisance, et qui aimeroient mieux mourir, que de tolérer quoi que ce soit de tout ce que nos peres ont rejetté, et de rien désavoüer de tout ce qu’ils ont condamné dans la communion que nous avons quittée [20] ; en cela nous ne reconnoissons point ces gens-là pour bons reformez ; et nous osons dire, qu’ils n’ont point appris ces maximes dans l’Evangile, qui nous enseigne par tout la tolérance et la charité dans les choses qui ne choquent ni le but essentiel de la / religion, ni les bonnes moeurs. Ces gens-là agissent ainsi par un mauvais tour d’esprit, croyant qu’il y va de leur honneur de ne rien ceder : ou comme les semences de l’erreur se conservent longtems, ils ont retenu cet air d’autorité de l’Eglise romaine, où il regne plus qu’en aucune societé du christianisme. Et comme Monsieur Brueys trouveroit mauvais que nous lui alleguassions les excés du Pere Crasset [21], nous ne trouvons pas non plus qu’il soit de fort bonne grace à lui, de nous alleguer les excés où peuvent tomber quelques-uns de nos huguenots outrez. Nous souscrivons donc à tout ce qu’il dit dans cet endroit. Mais nous trouvons qu’il la dit hors de saison, et que cela ne nous regarde point, comme il le prouve lui-même par les témoignages de l’Ecriture, / que nous faisons profession de suivre par tout, et par les témoignages de ceux d’entre nos Docteurs qui sont les plus judicieux, On verra dans la suite, Monsieur Brueys est de bonne foi dans ce retranchement qu’il veut faire des questions qui n’ont pas donné lieu à la séparation.

Voilà, Monsieur, ce que j’ai jugé à propos de vous dire en general sur le livre de Monsieur Brueys. Et je veux bien même vous avertir ici, que vous ne devez guere attendre que des generalitez de tout ce que je vous envoye sur ce livre. Il y a si long-tems que les auteurs de l’une et de l’autre communion se suivent pied à pied, qu’ils doivent être épuisez. D’ailleurs, cet éxamen particulier où l’on presse les termes de son adversaire, n’est utile que pour un certain tems. Ces sortes de combats divertissent, pendant qu’ils durent. / Mais d’abord qu’ils ont cessé, les livres deviennent inutiles, parce que les circonstances changent ; et ils font souvent mourir de faim les libraires qui se sont constituez* en grands frais pour les imprimer. Ainsi, puis qu’on est réduit à se deffendre continüellement, parce qu’on est continüellement attaqué, la meilleure méthode de répondre, est de répandre dans les réponses que l’on fait, des maximes generales qui puissent servir en tout tems. Je ne me vante pas de l’avoir fait, parce que quand je l’aurois pû, j’ai affaire à un auteur dont toute la force consiste dans le tour et dans les maniéres, et que par conséquent il faut quelquefois le suivre de prés. Je ne voi gueres d’auteurs modernes qui ayent mieux reüssi à cela que Monsieur Burnet, dont je vous ai dêja parlé, et l’auteur anonyme de la Critique générale du calvi / nisme [22]. Ces deux Messieurs donnent certaines maximes generales de raisonnemens, qui ont toûjours leur usage en tout tems, et à l’égard toutes sortes de questions. Mais je sors de mon sujet, ou plûtôt, je sors des bornes d’une lettre. Je vous prie, Monsieur, de me pardonner ma longueur. Je suis, &c.

Notes :

[1Allusion aux livres de Jurieu, Suite du Préservatif (voir Lettre 221, n.23), et de Daniel de Larroque, Le Prosélyte abusé (voir Lettres 194, n.4, et 234, n.1).

[2Gilbert Burnet, Remarques sur les Actes (pour le titre complet, voir Lettre 221, n.45).

[3Ibid., p.121-122.

[4Bossuet, Exposition (titre complet, Lettre 36, n.12).

[6D.-A. de Brueys, Réponse au livre de Mr de Condom (titre complet, Lettre 190, n.11).

[7Jurieu, Suite du Préservatif : voir Lettre 221, n.23.

[8Brueys, Examen, p.15.

[9Gen. 19,26.

[10Lenfant était proposant à Genève à l’époque de ce voyage que fit Brueys dans la ville ; son récit pourrait être fondé ; en tout cas, il nous apprend les bruits qui couraient à Genève sur le compte de Brueys.

[11Ignace-Gaston Pardiès, S.J. (1636-1673), Discours de la connoissance des bestes (Paris 1672, 12°).

[12L’expression n’est pas tout à fait exacte : les jésuites ne constituent pas un « ordre religieux ». Les jésuites étaient hostiles à Descartes, à la différence de beaucoup de jansénistes et d’oratoriens.

[13« ouvertement », « explicitement ».

[14Brueys, Examen, p.19.

[15Allusion au titre de l’ouvrage de Pierre Nicole, Préjugez légitimes contre les calvinistes. Pierre Jurieu devait y répondre par ses Prejugez legitimes contre le papisme (Amsterdam 1685, 4°, 2 vol.).

[16Brueys, Examen, p.20.

[17Brueys, Examen, p.20.

[18L’intendant du Poitou, responsable de la première grande dragonnade de 1681 : voir Y. Krumenacker, Les Protestants du Poitou, ch.2, p.53-132.

[19Brueys, Examen, p.27.

[20Brueys, Examen, p.28.

[21Jean Crasset, S.J., La Véritable dévotion envers la Sainte Vierge établie et défendue (Paris 1679, 4°) est vraisemblablement l’ouvrage visé ici, réponse à l’ouvrage d’ Adam van Widenfeldt : voir Lettre 157, n.12.

[22Hommage discret à Bayle, qui avait trouvé un imprimeur pour Lenfant.

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