Lettre 254 : Pierre Bayle à Jacques Lenfant

• A Roterdam le 8 de mars 1684

Je vous aprens, Monsieur, que votre livre est achevé d’imprimer ; Mr Leers en envoye un bon nombre à la foire de Francfort. Il vous en envoye 25 exemplaires en present pour vos amis. Je joins dans le paquet un exemplaire de la 2e reponse, et un de la 2e edition de la Lettre des cometes [1]. Il faut s’il vous plait que vous donniez ordre à quelque ami de retirer ce paquet que l’on trouvera à Francfort à la boutique de Mr Leers libraire hollandois. Comme l’ouvrage ne fait que sortir de dessous la presse on n’a pas eu le tems de relier les 25 exemplaires qu’on vous donne, il a falu que le balot soit parti le lendemain qu’on a eu tiré la derniere feuille, et encore aujourdhuy on ne le vend point, toutes les feuilles n’etant pas encore rangées, ni aucun exemplaire n’etant relié. Je ne doute point qu’avec toute sincerité je ne puisse vous aprendre que le public en est extremement satisfait.

Nous avons nouvelle que le sieur **** [2] a pris la fuite. Mr Leers y perdra beaucoup apparemment. Je voudroit [ sic] bien avoir des exemplaires de La Recherche de la verité en latin pour son payement [3]. J’ay ecrit / au P[ere] Malebranche sur votre chapitre et luy ay dit qui vous etiez et où vous etiez, car il le souhaitoit aussi bien que vous. Je vous marqueray cy dessous son adresse [4]. Nous n’avons point joint la lettre de Montpellier, et j’ay aisement approuvé votre gout là dessus, quoi que j’aye un peu changé ce qui regarde Calvin, je ne crois pas que vous trouviez que je l’aye trop enervé [5].

A l’egard du livre intitulé L’Esprit de Mr Arnaud, je ne sai comment il arriva que je ne vous en parlai pas, car je vous ecrivis dans le tems qu’il faisoit le plus de fracas. On a attribué ce livre à diverses personnes, il y en a qui me l’ont attribué, et c’etoit presque le sentiment le plus suivi, duran[t] les 2 ou 3 premiers jours, mais on le quitta si bien, que je ne crois pas que personne en ait été 8 jours apres. Comme vous ne designez pas celuy que l’on vous a ecrit etre soupconné de l’avoir fait, je ne puis gueres vous satisfaire sur ce que vous me priez de vous en parler sincerement. Tout ce que je puis vous dire tres sincerement, c’est que ce n’est pas moy qui ay composé cet ouvrage, et que je n’en ay pas meme esté complice ny conscius [6]. Je voudrois etre capable de faire un aussy bon livre à l’aigreur pres, qui m’y semble un peu trop forte, mais du reste il brille d’esprit, il y a de la gayeté, et de la subtilité, le P[ere] Malebranche y a sa part sur le Traité de la nature et de la grace [7].

J’ay parlé à Mr Jurieu de l’endroit de votre lettre où vous me marquez ce que Mr Lenfant [8] vous marque touchant le silence que Mr Jurieu garde à son egard. Il me fit reponse, qu’à la verité il avoit été quelque tems sans luy ecrire, mais qu’il n’y avoit pas long tems qu’il luy avoit ecrit, et luy avoit fort parlé d’ un de M[e]ss[ieu]rs vos freres. Je luy fit [ sic] vos complimens, qu’il recut en homme qui a beaucoup d’estime pour vous.

Continuez à faire je vous en prie mes complimens à l’illustre Mr Fabrice [9] et à Mr et M de de Chadirac [10][.] Mr Justel m’ecrit d’Angleterre que Mr Boyle y a publié les experiences qu’il a faites sur le sang, et qu’on y verra bientot la 2e partie du livre du docteur Lyster De origine fontiu[m.]  [11] Je ne sai si Mr Le Clerc vous a parlé d’un livre intitulé Le Protestant pacifique, dont l’auteur a été autrefois ministre et a été deposé pour son socinianisme, il se revolta et a mené une vie fort dereglée, il s’appelle de Versé ou Aubert [12]. Il veut montrer dans ce livre qu’on peut fort bien faire une meme societé de religion des papistes, des calvinistes, des sociniens, des anababtistes [ sic], des trembleurs etc. Quand il adoucit les dogmes de l’Eglis[e] romaine, il s’attache sur tout à ecrire contre le Preservatif de Mr Jurieu [13]. Tous les sectaires de ce parti font grand cas du livre, et il faut avoüer qu’il y a de l’esprit en bien des endroits.

On me dit l’autre jour que le magistrat d’Amsterdam avoit fait defense de precher à Mr L****** [14] mais c’est une nouvelle dont je ne suis pas autrement seur.

Soyez persuadé qu’en toutes rencontres je seray ravi de vous temoigner que je suis avec une parfaite estime et amitié tout à vous.

 
Bayle.

 

Notes :

[1Les livres envoyés sont les Considérations générales de Jacques Lenfant, Le Prosélyte abusé de Daniel de Larroque ; Bayle fait allusion également aux Pensées diverses […] à l’occasion de la comète, qui avaient été mises en vente le 2 septembre 1683 et constituaient une édition très augmentée de la Lettre sur la comète.

[2Le copiste a laissé en blanc le nom de Du Four : voir Lettre 248, n.13.

[3 De inquirenda Veritate libri sex […] authore P. Malebranche […] ex ultima editione gallica, pluribus illustrationibus ab ipso Authore aucta Latine versi (Genevæ 1685). L’ouvrage était édité par Jean-Louis Du Four, dont la faillite retarda une parution autorisée dès 1682 et qui bénéficiait d’un Privilège impérial, mais qui ne fut mis en vente qu’en 1689, après le rachat du fonds de Du Four. Voir Malebranche, Œuvres complètes, éd. Robinet, tome I (Paris 1962), p.xix, note 2 : cette traduction latine connut du succès et fut plusieurs fois rééditée, ce qui montre le sens commercial de Leers. Voir aussi NRL, juin 1684, Catalogue, art. IV.

[4Voir lettre 249, n.13. Nous n’avons pas cette lettre par laquelle Bayle introduisait Lenfant auprès de Malebranche.

[5Voir Lettre 249, n.5, quant à la suppression de la lettre de Montpellier ; nous ne pouvons évidemment savoir ce que Bayle a « un peu changé » du texte de Lenfant concernant Calvin : voir Considérations générales, conclusion, iii.102, sur Calvin « qui etoit un grand homme, mais […] sujet à l’erreur comme les autres ».

[6« mis dans la confidence » : Jurieu rendait à Bayle la monnaie de sa pièce, puisque ce dernier n’avait pas confié au théologien qu’il composait la Critique générale. Bayle reconnut probablement aussitôt le style de Jurieu dans L’Esprit de Mr Arnaud.

[7L’Esprit de Mr Arnaud, I, iii.73-99, et spécialement sur le Traité de la nature et de la grâce, p.80-99.

[8Entendez Paul Lenfant, pasteur de Chatillon-sur-Loing et père de Jacques Lenfant : voir Lettre 249, p..

[9Sur « Mr Fabrice », Johann Ludovicus Fabricius, voir Lettre 249, n.10.

[10Rappelons que Bayle avait connu les Chadirac à Sedan : voir Lettre 119, n.19.

[11Sur ces ouvrages, voir Lettre 252, p..

[13Jurieu, Préservatif contre le changement de religion : voir Lettre 188, n.12. Sur les motifs précis de l’animosité de Jurieu à l’égard d’ Aubert de Versé, voir A. McKenna, « Sur L’Esprit de M. Arnaud de Jurieu », Chroniques de Port-Royal, 47 (1998), appendice I.

[14Bayle laisse en blanc le nom de Jean Le Clerc : voir A. Barnes, Jean Le Clerc..., p.88-90. Les arminiens n’avaient aucun prédicateur francophone jusqu’à ce que Jean Le Clerc fût rallié à eux ; le sermon hebdomadaire dont ils le chargèrent constituait une nouveauté, désagréable aux réformés, et le prince d’Orange, dont les relations avec la ville d’Amsterdam, si républicaine, étaient perpétuellement tendues, fit siennes leurs objections à l’innovation. Finalement, pour Jean Le Clerc, l’interdiction de prêcher eut une conséquence heureuse, car, en avril 1684, l’assemblée remontrante créa pour lui une chaire de philosophie dans le séminaire arminien d’Amsterdam, professée bien entendu en latin, poste mal rétribué, mais stable.

Accueil| Contact | Plan du site | Se connecter | Mentions légales | icone statistiques visites | info visites 261201

Institut Cl. Logeon