Lettre 26 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[A Coppet, le 8 décembre 1672]

Je suis confus mon cher Monsieur, de l’excessive flatterie dont vous m’avez regalé [1] sur le sujet de ma derniere. Malgré la tentation où de telles douceurs mettent d’avoir de la complaisance pour ce qu’on fait, je reconnois tres bien qu’il n’est rien parti de ma plume qui soit digne seulement que vous le lisiés. Mais pour briser vite sur les complimens, croiriez vous bien que j’ay encore à vous parler d’epitaphes ? Il y auroit lieu de croire apres ce qui s’est passé que vous ne seriés plus assassiné de ces sortes de matieres, il est pourtant vrai que jamais attaque n’a porté plus directement sur les epitaphes que celle cy. Le fait est que Monsieur le comte ayant receu une epitaphe qui a eté composée pour son neveu [2] tué dernierement dans un rencontre*, et eté prié par le pere du defunt de la faire voir à de gens capables et entendus en ces matieres, vous l’envoye à vous Monsieur qu’il sait y etre fort habile et vous prie de la luy renvoyer avec vos corrections. Il vous auroit ecrit luy meme pour vous prier de vous donner cette peine, sans la foiblesse que luy a laissée à la main droitte une atteinte de goutte, et il a oublié d’en parler aujourdhuy à Mr Fabri [3] pour vous l’envoyer par son moyen. Enfin mons r pour ne vous detenir pas plus long tems je vous declare que Mr le comte se promet que vous aurés la bonté de luy rendre ce service. Il y a apparence que son frere la veut faire graver sur le monument ; mais qu’avant que d’en venir là il veut qu’elle ait passé par la critique. Il attend donc de la recevoir reveüe et corrigée suffisamment, et monsieur le comte pour satisfaire à son attente la luy veut renvoyer mardy. Voicy donc cette epitaphe

In exercitu

Frederici Wilhelmi

Electoris Brandenburgici [4]

Pro imperii et confœderatorum libertate

Militabat

Christophorus burggr. ac comes à Dona

Annis pene xx. adimpletis

Præfectus vigilum dignissimus

Verè pius, fortis, justus,

Corpore et anima

Elegantissimus

Virtute tandem nulli secundus

Pugnans.

Adjutor illi nullus

Sic solus cecidit qui ferè solus vicit

Vivus et moriens hostibus formidabilis

Mortuus

Eorum vindicta spretus

Et humi derelictus

Pietate Capucinarum confluentiæ

Sublatus et sepultus

Pater mæstus

Hic corpus in sinum terræ deponi curavit

Pater æternus

In sinum Abrahæ [5] animam asumpsit

Hoc et tibi viator

Anno salutis M. D. C. LXXII octobr. 27 [6] .

C’est ainsi qu’on l’a receu d’Allemagne. Mr le comte a trouvé qu’il faloit particulariser un peu mieux sa mort, c’est pourquoi de son avis apres pugnans et avant que de mettre adjutor illi nullus, on a ajouté

Hostes dum inquirit acrius

Heu !

A multitudine eorum circumventus

Octenis perforatus glandibus

Fortiter occubuit

Ex infesta manu variis a se occisis [7] .

Voilà[,] Mr[,] de la tablature* pour votre critique. N’epargnés rien, taillés, tranchés, rognés, ajoutés, tout vous est permis. Tout ce dont je vous asseure de la part de Son Excellence, c’est que vous l’obligerez sensiblement* de luy envoyer une copie de cet epitaphe* corrigée de votre main et mise en l’etat que vous la voudriés si elle etoit de votre façon. Il l’envoira en Allemagne si elle est icy pour mardy prochain. En mon particulier je vous en serai tres obligé mais nous en parlerons une autrefois plus amplement, aussi bien que de vos conferences litteraires dont je regrette infiniment de ne pouvoir pas etre membre toutes les fois que je le voudrois. Vous recevrés Zaïde [8] avant que la semaine ne se passe.

Je suis tout à vous mon cher Mr

A Copet le jeudy 8 decembre 1672.
A Monsieur / Monsieur Minutoly / A Geneve

Notes :

[1Cette lettre de Minutoli ne nous est pas parvenue.

[2Ce neveu de Frédéric de Dohna – fils de son frère cadet Christian-Albrecht (1621-1677), grand-maître de l’artillerie de Brandebourg, et de Sophie de Brederode – était Christophe, burgrave de Dohna (1651-1672). Le jeune burgrave, qui servait dans l’armée brandebourgeoise, fut tué non loin de Coblence dans un combat mineur de la guerre de Hollande : voir l’arbre généalogique en planche hors-texte dans F. de Dohna, Mémoires.

[3Vincent Minutoli avait épousé, le 28 avril 1671, Suzanne Fabri, fille de Pierre Fabri, seigneur d’Aire-la-Ville (1616-1700), avocat, et d’ Adrienne Trembley ; les époux appartenaient l’un et l’autre à des familles patriciennes genevoises, très actives au service de la République. Pierre Fabri allait être, au cours de sa carrière, cinq fois premier syndic, après avoir siégé des années durant dans les institutions politiques essentielles de la ville.

[4Il s’agit de Frédéric Guillaume (1620-1688), dit le Grand Electeur de Brandebourg : sur lui voir E. Opgenoorth, Friedrich Wilhelm, der grosse Kurfürst von Brandeburg (Göttingen 1971-1978).

[5Allusion à Lc xvi.23.

[6« Christophe, burgrave et comte de Dohna, âgé de vingt ans à peine, servait dans l’armée de Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, engagée au service de la liberté de l’Empire et des confédérés. Très digne commandant des gardes de nuit, il était véritablement pieux, vaillant, juste, aussi distingué de corps que d’esprit ; il ne le cédait à personne quant au courage dans les combats. Sans être secouru par qui que ce soit, il tomba seul, celui qui, presque seul, avait vaincu. Vivant et mourant, [il avait été] redoutable à l’ennemi ; une fois tombé, sa dépouille fut abandonnée sur le sol avec un mépris vindicatif de la part de ses adversaires, mais elle fut enlevée et ensevelie par la piété des capucins de Coblence. Pénétré de douleur, son père eut le soin de déposer ici son corps au sein de la terre ; le Père éternel reçut son âme dans le sein d’Abraham. Que tel soit votre sort, voyageur. L’année du salut 1672, le 27 octobre. »

[7« Alors qu’il poursuivait avec ardeur les ennemis, hélas ! il fut entouré par une multitude de ceux-ci et transpercé par huit balles, il succomba vaillamment, non sans avoir auparavant tué de nombreux adversaires. »

[8Sur cette nouvelle de M me de La Fayette, voir Lettre 23, n.6.

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