Lettre 264 : Jacques Lenfant à Pierre Bayle

• [Heidelberg, le 27 avril 1684]

J’espere, Monsieur, que l’homme de M. Leers aura executé ma commission, en vous donnant et à M. Jurieu un exemplaire des Considerations generales et en vous donnant la lettre de remerciement dont je l’ai chargé [1]. Ainsi je ne vous écrirois point presentement si par une fatalité que je ne puis evîter je n’etois obligé de vous importuner encore et d’abuser de vôtre bonté. Monsieur de Saumaise (par parentese grand admirateur de vos ouvrages) m’a écrit de m’informer à Francfort, qui sont les heritiers d’ Antonius Clement, qui a fait imprimer le premier volume des lettres de feu Monsieur son père le grand Saumaise [2] ; parce qu’il voudroit savoir entre les mains de qui sont tombées toutes celles qu’il promettoit et qui auroient fait, dit il, deux ou trois autres volumes. Ce qui l’engage plus à cette découverte, c’est qu’il souhaiteroit extremement avoir / ou [est]l’original ou la copie d’une piece que ce Clement dit dans sa preface avoir entre ses mains concernant la famille des Saumaise. Il me mande que les marchands de Leyde pourront donner quelques lumieres là dessus, parce qu’il croit que cet illustre jeune homme (c’est ainsi qu’il appelle Antonius Clemens) etoit de là. Sa lettre n’est venuë qu’apres mon retour de Francfort, ainsi je n’ay pû faire sa commission. Comme vous etes pour ainsi dire, sur les lieux, je vous supplie, Monsieur, de la faire pour moi, et de vous informer de cela avec toute l’exactitude possible, suivant ce memoire. Vous m’obligerez infiniment et Mr de Saumaise aussi qui merite bien qu’on l’oblige. Mais, Monsieur, ne croyez pas encore être quitte avec moy. M. d’Arassus [3], nôtre ministre françois qui vous baise les mains, me prie de mettre dans ma lettre celle qu’il ecrit à M. Pichot [4]. Ce M. Pichot lui a écrit sans lui mander* son addresse, et comme il lui mande qu’il vous a vû souvent il a crû que vous sauriez où il est presentement et qu’ainsi vous pourriez avoir la bonté de lui faire tenir cette lettre.

Je vous remercie, Monsieur, pour parler d’autre chose, de la bonté que vous avez euë de parler de moi à Mr Mallebranche. Je crois ne devoir qu’à vous l’ honnêteté* de la lettre qu’il m’a êcritte [5]. Je ne lui avois point répondu ne sachant point son adresse que vous avez eu la bonté de m’apprendre. Je vous suis aussi infiniment obligé de ce que vous avez changé sur le chapitre de Calvin dans les Considerations [6]. Votre tour a fait du bien à ma pensée, et sans lui ôter sa force, lui a ôté son air un peu trop misantrope. J’ay l’eu L’Esprit / de M. Arnaud, et y ai trouvé tous les caracteres par lesquels vous me l’avez dépeint. J’aurois demandé grace à l’auteur pour M. Mallebranche. Non que sa critique [7] • soit tout à fait sans fondement : assurément M. Mallebranche outre trop la metaphysique et a de trop grands airs de singularité. Mais je soutiens qu’il est injuste de le refuter • en detachant ainsi quelques passages de toute la suite. Ces termes singuliers et ces abstractions ne viennent qu’en consequence de son systeme. Ainsi il faudroit refuter le systeme, ce qui peut être ne seroit pas trop aisé. D’ailleurs le Pere Mallebranche n’est point un controversiste. Il ne se mêle point des querelles de la Religion. Pourquoy s’aller jetter sur lui qui ne pensoit à rien moins que d’etre mêlé dans cette piece où la memoire et l’imagination dominent de la maniere du monde la plus agreable à la verité, mais de la maniere du monde la moins propre a refuter Mr Mallebranche.

Monsieur Fabrice [8] vous baise les mains et me charge de vous marquer la reconnoiss[anc]e qu’il a du plaisir et du fruit qu’il tire de la lecture de vos ouvrages, dont il parle toujours avec grand éloge.

J’ay leu depuis peu, les Meditations de Monsieur Mallebranche [9][.] Pour moi, qui suis fait à ses manieres, je vous avouë que j’y prends grand plaisir, et que j’en suis singulierement edifié. En faveur de ce qu’il y a de bon j’excuse ce qu’il y a de difficile à digerer. Et c’est ainsi qu’il faut faire dans tous les ouvrages des hommes. J’ay aussi leu sa Réponse à M. Arnaud dont je n’ay jamais pû trouver le livre à Francfort touchant Les vrayes et les fausses idées [10]. Cette question de l’ame me paroit fort inutile et fort problematique, cependant tout bien examiné celle de M. Mallebranche me paroit plus juste, quoi qu’elle ait beaucoup d’inconveniens [11]. Mais quand une fois j’ay vû clairement et distinctement une verité, tous les inconveniens du monde ne sauroient me la faire abandonner, parce que tous les inconveniens du monde ne sauroient prescrire contre une verité connuë, / et qu’ayant l’esprit fini et ne connaissant par consequent pas tous les rapports des choses, je puis trouver dans une verité beaucoup d’inconveniens qu’un esprit infini n’y trouveroit pas.

Monsieur Le Clerc ne m’a point parlé du Protestant pacifique [12]. Mais je l’ai acheté à Francfort. Je ne l’ai pas encore lû ; le titre m’en deplait souverainement et a quelque chose de fort captieux. D’ailleurs qu’y a t’il de plus ridicule que de vouloir procurer la paix au public pour avoir le plaisir de combattre les sentimens d’un particulier. En verité si le dessein de cet auteur reussit, Monsieur Jurieu doit bien se consoler d’estre dans la disgrace de Mr de La Guitonnière, puis qu’il • en doit revenir au public un aussi grand bien que la paix [13]. L’auteur feroit • mieux de reformer sa vie ; que de pretendre reformer le genre humain. Il ne se peut rien de mieux pris que la Suite du Preservatif [14]. Le Proselyte abusé [15] est aussi excellent dans son genre. Monsieur Tronchin dans ses lecons publiques a opposé Bellarmin et M. de Meaux comme l’auteur du Proselyte [16].

M. et Madame de Chadirac vous baisent les mains [17]. Je vous prie de continuer d’assurer Monsieur et Mademoiselle Jurieu de mes tres humbles respecs. Il y a longtems que je n’ay reçu de lettres de mon pere [18] et je suis dans une grande impatience de savoir ce que M. Jurieu sait d’un de mes freres. Je vous prie de continuer à me mander* ce que vous saurez de nouveau. Il y a longtems que je n’ay eu de nouvelles de M. vôtre frere, c’est un paresseux [19]. Je suis parfaitement, Monsieur

Votre tres humble et tres obeissant serviteur

Lenfant

A Heydelberg ce 27 avril

 

Notes :

[1Bayle avait annoncé l’envoi d’exemplaires des Considérations générales dans la Lettre 254 du 8 mars 1684 ; la lettre de remerciement de Lenfant, datée du 1 er avril 1684 (voir Lettre 270, n.1), est perdue.

[2Anthony Clement (1633-1657) était petit-fils d’ Antonius Walaeus (1573-1639), théologien protestant flamand, et neveu de Johannes Walaeus (1604-1649), professeur de médecine à Leide. Sur celui-ci, auteur des Epistolae duae de motu chili et sanguinis ad Thomam Bartholeum, dans Thomas Bartholeus, Anatomica (Lugduni Bataviae 1640, 4°) et un des premiers défenseurs de la théorie de la circulation du sang proposée par William Harvey, voir J. Schouten, Johannes Walaeus. Zijn betekenis voor de verbreiding van de leer der bloedsomloop (Assen 1972). Anthony Clement s’inscrivit le 17 mai 1656 comme étudiant en théologie à Leyde, où il composa un poème en latin pour accompagner le portrait de son oncle, Johannes Walaeus. Il publia, la même année, un premier livre des lettres de Claude Saumaise sous le titre : Cl. Salmasii viri illustr. Epistolarum liber primus : accedunt de laudibus et vita ejusdem. Prolegomena, accurante Anton. Clementio (Lugduni Batavorum 1656, 4°) ; le volume s’ouvrait sur des Prolegomena. Il y promettait une suite des lettres de Saumaise, qui ne parut cependant pas. En 1657, l’année de sa mort prématurée, Clement publia l’œuvre de l’Ecossais Robert Baron, Metaphysica generalis : accedunt nunc primum quæ supererant ex parte speciali. Omnia ad usum theologiæ accommodata. Opus postumum : Ex museo Antonii Clementii (Lugduni Batavorum, 1657, 8°) et projetait une édition de Platon. Le fils de Saumaise dont il est question ici est probablement Louis Saumaise, sieur de Saint-Loup.

[3Sur Jean Darassus, voir Lettre 164, n.28.

[4Sur François Pichot, voir Lettre 244, n.38.

[5La démarche de Bayle, annoncée dans la Lettre 254 du 8 mars 1684, avait été inutile : Malebranche avait reçu en février 1684 la lettre de Jacques Lenfant datée du 16 octobre 1683 : l’oratorien y avait répondu dès le 10 février : voir Malebranche, Œuvres complètes, éd. A. Robinet, xviii.289-290.

[6Voir Lettre 254, n.5.

[7Voir L’Esprit de M. Arnaud, cité Lettre 254, n.7.

[8Sur Johann Ludovicius Fabricius, voir Lettre 249, n.10.

[9Nicolas Malebranche, Meditations chrestiennes (Cologne 1683, 12°).

[11Sur la position de Bayle à l’égard de l’occasionalisme de Malebranche, voir G. Mori, Bayle philosophe (Paris 1999), ch.3, p.89-154.

[12Aubert de Versé prônait, contre Pierre Jurieu, un latitudinarisme religieux qui, d’après lui, devait favoriser la pacification des conflits internes au protestantisme. Pour le titre complet de son ouvrage, voir Lettre 243, n.9 ; sur le conflit entre Jurieu et Aubert de Versé, voir Lettres 228, n.6, et 254, n.12 et 13.

[13La Guitonnière est le pseudonyme sous lequel Aubert de Versé publia son ouvrage Le Protestant pacifique : voir ci-dessus n.12.

[14La Suite du Préservatif est consacrée à la critique de Brueys : voir Lettre 221, n.23.

[15L’auteur du Prosélyte est Daniel de Larroque : voir Lettre 248, n.9.

[16Dans Le Prosélyte abusé, Daniel de Larroque oppose Bellarmin et Bossuet d’une part à propos de l’invocation et du culte des saints (p.69 ss), et d’autre part au sujet de la foi justifiante, du mérite des œuvres, des indulgences et du purgatoire (p.88 ss). Les leçons publiques de Louis Tronchin n’ont pas été publiées ; il n’en reste que ses cahiers de notes (AEG, ms 81-82), où l’on trouve, au f. 76r°-v° du volume 82, un extrait de l’ouvrage de Mathieu de Larroque, Réponse au livre de M. de Meaux sur la communion sous les deux espèces (s.l. 1683, 12°). Dans un discours de promotion de 1688, Tronchin fait une allusion positive à Bellarmin, mais les sources de sa polémique anti-romaine – au-delà des auteurs de Port-Royal – restent largement inconnues.

[17Sur Abel de Chadirac et sa femme, voir Lettre 119, n.19.

[18Paul Lenfant, pasteur de l’Église de Châtillon-sur-Loing. Il devait quitter son Église à la révocation pour se réfugier à Cassel, où s’organisa une colonie huguenote dont il allait devenir le premier pasteur : voir aussi Lettres 146, n.18, et 147, n.5.

[19Joseph Bayle, dont Lenfant ne pensait alors guère de bien : voir Lettre 259.

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