Lettre 268 : Charles Gourjault, marquis de Venours à Pierre Bayle

[Leeuwarden,] ce 24 avril/3 may 1684

 [1]
Comme je [2] suis Monsieur[,] un des premiers qui ay fait cognoistre à cette cour [3], et à Mr de Vandrevaye [4] qui y a beaucoup de credit, l’avantage et la gloire que s’aquereroit cette province, sy elle pouvoit attirer une personne de vostre meritte, je me trouve engagé Monsieur de vous avertir de ce qui s’y est passé sur vostre suject pendant le sejour que j’ay fait à Levarden. Je vous diray donc Mr qu’il y a quatre jours qu’à la table de Mr le comte de Nassau quelcun dit que vous n’accepteriés pas la vocation que cet estat [v]ous presante et que vous vous en estiés expliqué [5][.] A quoy Mr le prince de Nassau repondit qu’il ne le pouvoit croire, vos amis luy ayant fait entendre que si on vous offroit un establissement plus grand et plus solide que celuy que vous avés à Rotredam on ne douttoit pas que vous ne l’acceptasiés, surtout en estant solicité d’une maniere aussy honeste et aussy engageante que celle dont on vous en solicitte. Mr Thiers d’Aloy [6] qui dinoit avec S[on] A[ltesse] le p[rince] de N[assau] assura qu’on devoit conter sur vous qu’il vous avoit veu à La Haye et qu’il scavoit que vous estiés dans ce sentimant et Mr de Vendrevaye que je vis en suitte avec Mr Fournier [7] me dit d’abort qu’on vous attendoit avec impatiance et que j’aurois le plaisir de voir reussir la proposition que je luy avois faitte / il y avoit long tems[.] Et sur ce que Mr Fournier luy dit qu’il craignoit que vous n’eussiés de la peine à quitter un lieu où vous passiés une vie agreable dans une liaison avec des amis considerables[,] il nous dit qu’un de vos meilleurs amis qui estoit Mr Passe [8] luy avoit fait cognoistre que si on vous offroit à Franequer un poste qui vous pust satisfaire quoy qu’il eust interest de vous retenir à Roterdam il vous consideroit tropt pour ne pas consentir à vous en voir esloigner[.] La conversation nous conduisit à l’engagemant où vous estes de travailler à un Journal des scavans que vous l’aviés desjà commancé [9][ ;] à quoy il repartit que vous pouriés vous employer à cet ouvrage dans ce pais icy comme à Rotredam qu’on y a des correspondances en Alemagne et tous les jours commerce à Amsterdam. Pour me receuillir* Mr, • je vous assure qu’on ne peut pas tesmoigner plus de joye de vous voir • icy qu’on en fait parestre, comme je ne m’ingere pas à donner des conseils et qu’en l’estat où je suis icy je serois interessé cepandant je prens la liberté de vous dire Monsieur que quelque party que vous preniés je ne scay si vous pouvés gueres vous dispanser de venir faire un voyage en ce pais et d’y voir cette Cour où je scay qu’on a une forte consideration pour vostre merite. Soyés persuadé de la sincerité des santimans que j’ay pour vous et que je suis sans reserve

Monsieur,

vostre tres humble et tres obeissant serviteur

le marquis de Venours

• A/ Mr Albert de Hasse. at/ the sign of the hare/ on the Spanish key in/ Roterdam •

Notes :

[1Le marquis de Venours donne la date en vieux style et en nouveau style.

[2Charles Gourjault (ou Gourgeault), marquis de Venours, était un réformé poitevin, que son attitude courageuse et ses démarches à Versailles lors des premières dragonnades, ordonnées par l’ intendant Marillac, avait obligé de quitter la France dès 1682. Il vécut en Hollande jusqu’en 1687, se consacrant à l’organisation de colonies de réfugiés en Frise. Il vint ensuite à Berlin, où il mourut en 1692, sans avoir cessé de servir la cause de ses coreligionnaires : voir H.D. Guyot, Le Marquis de Venours, protecteur des victimes de l’intolérance de Louis XIV (Groningue 1906) ; A. de Chabrier, Henri de Mirmand et les réfugiés de la révocation de l’Edit de Nantes, 1650-1721 (Neuchâtel, Paris 1910), appendice n°6 ; Y. Krumenacker, Les Protestants du Poitou au siècle (1681-1789) (Paris 1998), p.69, 71, 78, 124.

[3La Cour du comte Henri-Casimir II de Nassau-Dietz (1657-1696), stathouder de Frise de 1675 à 1696, Groningue et Drenthe ; ce prince était curateur de l’université de Franeker.

[4Johannes van der Wayen (ou Waeyen) (1639-1701), élève de Voetius et d’ Essenius à Utrecht, ami intime du Frisien Henri-Casimir II de Nassau-Dietz, accéda en 1677 au poste de professeur d’hébreu et de théologie à Franeker sur la recommandation de son protecteur ; il fut recteur de l’université de Franeker en 1686 et assessor (vice-recteur) en 1681, 1682, 1685, 1687, 1691, 1696, 1700. Van der Wayen commença sa carrière comme disciple de Voetius mais devint par la suite un partisan éminent de la doctrine coccéienne et prit donc la défense du cartésianisme : voir T. Verbeek, La Querelle d’Utrecht (Paris 1988), Jacob van Sluis, « Het omzwaaien van Johannes van der Waeyen », in Een richtingenstrijd in de Gereformeerde Kerk. Voetianen en coccejanen 1650-1750, éd. F.G.M. Broeyer and E.G.E. van der Wall (Zoetermeer 1994), p.95-103, et E. van der Wall, « The religious context of the early Dutch Enlightenment : moral religion and society », in The Early Enlightenment in the Dutch Republic, 1650-1750, éd. W. van Bunge (Leiden, Boston 2003), p.39-57.

[5Sur le refus par Bayle de son invitation à Franeker, voir Lettre 267, n.1.

[6Lisez Thierry d’Alonne, sur lequel voir Lettre 247, n.1 ; sur le poste de Franeker, voir E. Labrousse, « Documents relatifs à l’offre d’une chaire de philosophie à Bayle à l’université de Franeker au printemps de 1684 », et Lettre 267, n.1.

[7Jean Fournier (?-1692), qui avait auparavant résidé à Rotterdam, devait devenir en août 1684 pasteur de la colonie de réfugiés huguenots fondée à Balk par le marquis de Venours ; il servit cette colonie jusqu’à sa mort en 1692 ; Pierre Forestier lui succéda (voir H. Bots, « Les pasteurs français », n°162).

[8Lisez « Paets » : sur lui, voir Lettre 195, n.3.

[9Bayle était alors fort occupé par la rédaction des NRL.

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