Lettre 277 : Madame de Windsor à Pierre Bayle

• à Geneve, ce may 1684

C’est une faveur bien particuliere que vous me faites Monsieur de vous souvenir de moy assés obligeament (parmi les personnes de vostre connessance icy à qui vous avès voulu faire part de vos œuvres) pour me ranger avec elles et me mettre de leur nombre [1]. Je n’ay garde de prendre cela comme une chose deue puis que je reçois cet agreable present avec une reconnoissence qui fait fort connestre que je m’en sens bien indigne mais n’examinons point cela, je vous en supplie et permettès moy de vous dire que les gens les plus esclairés ne sont pas tousjour les plus sencibles aux graces que l’on leur fait, et soit que les sçavans s’amusent à critiquer ou à exagérer la beauté de cet ouvrage ils ne sçauroyent jamais avoir plus d’estime que j’en ay pour l’autheur.

Je souhaiterois seulem[en]t avoir reçeu cette marque de bonne volonté pour moy dans une conjoncture plus heureuse, et n’avoir pas à vous parler de la perte que vous avès faitte d’un frere qui me l’avoit promise il y plus d’un’année entiére [2]. Je puis vous assurer Monsieur que la triste nouvelle de sa mort qui ne m’a esté annoncée que deux jours avant que j’aye reçeu v[ot]re livre m’a touchée extremem[en]t et qu’il estoit fort à /

propos que j’en fusse consolée par vous mesme de quelque manniere, quoy qu’allors que vous me fistes l’honneur de m’escrire et de m’envoyer une si belle partie de vos œuvres vous ne songiés à rien moins sans doute qu’à me tirer d’un desplesir que je ressentois si vifvem[en]t à v[ot]re sujet.

Je vous pourrois entretenir fort amplement de tous les regrets dont la memoire de ce deffunt a esté celebrée par la famille de Do[h]na et avec raison puis qu’il avoit un attachem[en]t pour elle qui ne se peut dire et qu’elle ne peut jamais assès reconnestre. Mais un philosophe comme vous ne se repaist pas de ces tendresses innutiles et de fort courte durée et ce serà vous satisfaire mieux Monsieur de vous assurer combien il avoit gaigné l’estime et l’am[itié] des personnes qui l’ont connu à Paris • [comme] d[e] Mrs d’Ablancour, La Bastide et d’autres illustres [3] à qui je l’avois adressé. Ils m’en ont escrit comme estans touchés autant que vous le pouvés estre vous mesmes de sa pertte, quoy que dans les tems où nous sommes celle • de nos plus proches est le moindre des malheurs que nous ayons à craindre quand elle arrive, de sorte qu’elle ne marque rien, sinon l’amour de Dieu qui les veut retirer à soy, mais je m’aperçois pas Monsieur que je suis encore moins theologienne s’il se peut que filosofe[ ;] c’est pourquoy je quitte tout pour vous dire ce que je sçays fort bien et que je vous suplie de croire c’est que je suis et seray tousjours, Monsieur,

Votre tres humble et très obligée servante

 
De Windsor

A Monsieur/ Monsieur Beÿle/ A Rotterdam

Notes :

[1Bayle semble avoir entretenu une correspondance assez régulière avec Mme de Windsor, née Louise de Frotté, mais cette lettre est la seule qui nous soit parvenue : voir aussi Lettres 123, n.9, et 219, n.8.

[2Nous ignorons tout des relations entre Joseph Bayle et Mme de Windsor à Genève. Puisque Joseph avait promis cet ouvrage de Bayle à Mme de Windsor « il y a plus d’une année entière », on peut penser qu’il s’agit de la nouvelle édition de la Lettre sur les comètes sous le titre Pensées diverses, parue en 1683, que Bayle venait de lui envoyer.

[3Joseph avait donc été introduit dans le réseau très dense des relations huguenotes de son frère Pierre à Paris : sur Frémont d’Ablancourt, voir Lettre 247, n.6, et sur La Bastide, voir Lettre 36, n.13.

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