Lettre 284 : Jean Rou à Pierre Bayle

• A la Haye, ce 6e juin 1684

Je vous rens graces[,] mon cher Monsieur[,] de vostre agreable present, je dis agreable, parce qu’il me l’est tres fort, à deux egars, et pour l’impatience où j’estois sur cet ouvrage, depuis que j’ay sceu que vous l’aviez entrepris, et pour l’honneur que vous m’avez fait, en me l’envoyant si obligeamment vous mesme [1]. J’ay trop de choses à vous dire là dessus pour entrer en matiere, mais ce grand nombre • ne seroit nullement ce que vous semblez exiger de moy, puis qu’outre qu’un aussy habile homme que vous, est à couvert de toute sorte de critique, je suis en tout cas un trop petit écolier pour entreprendre celle des chef d’œuvres d’un maistre ; toute ma prolixité donc ne seroit qu’un tissu d’eloges, et sans parler de vostre modestie qui suffira d’excuse à mon silence, le temoignage que vos propres lumières vous rendent à vous mesme vous est bien plus glorieux que tout mon applaudissement. Je me contenteray de vous dire, qu’une de mes plus grandes joyes au sujet de la province que vous avez entreprise, est, que m’estant veu douloureusement privé des plaisirs du cabinet, à cause de leur incompatibilité avec mon employ [2], je suis tout consolé de ce chagrin par l’engagem[en]t où vous vous estes mis auprez de tous les curieux, puisque j’en puis esperer une etude beaucoup plus courte, et bien plus solide et plus seure que toute[s] celle[s] que je pourrois faire de moy mesme : je souhaiterois seulem[en]t que pour l’amour de moy vous voulussiez bien ajouter une chose à vostre dessein, et qui entroit dans celuy du Mercure savant [3], en la place duquel vos nouvelles, au grand contentement / de tous les beaux esprits, sont substituées ; c’est de vouloir dire seulement un mot de la naissance, du mariage, et de la mort des personnes distinguées, de leur promotion aux charges enimentes [ sic] soit ecclesiastiques soit civiles soit militaires, et enfin des batailles et des sieges, à mesure que ces choses arriveront [4] : vous me direz, que cela est du ressort des gazettes[,] mais outre que les gasettes sont fort inexactes sur ce chapitre, vous devez reconnoistre que ces remarquables particularitez sont une dependance de l’histoire de la Rep[ublique] des Lettres. En tout cas, dites une bonne fois pour toutes, que la complaisance vous a fait accorder cela à l’amitié.

A propos de Republique des Lettres, ne trouvez vous point[,] mon cher Monsieur[,] le titre que vous avez pris là un peu precieux ? La simplicité de l’autre, pour ne rien vous céler, me revenoit mieux, et je me trouve avoir encore à cet egard le mesme goust qui me fit condamner il y a quelques années, Le Preservatif etc. de • Mr Jurieu ; l’experience a fait voir, que d’autres que moy n’estoient pas incapables du mesme sentiment, car vous savez qu’un des antagonistes de nostre celebre ami ne l’a pas epargné sur ce sujet [5] ; mais quand vous ne desaprouveriez pas ma pensée là dessus, j’avouë qu’il n’est guere plus temps d’y remedier, ainsy ne debattisons point les Nouvelles de la Rep[ublique] des L[ettres] et dumoins aimons le nom de l’enfant pour l’amour du parrain et pere, et à cause de la beauté de l’enfant mesme.

Au reste puisque contre ce que j’ay d’abord declaré de mon / dessein[,] je viens d’entamer là une espece de critique[,] souffrez encore[,] mon cher Monsieur[,] ce petit mot avec indulgence et de bonne amitié ; vous avez employé dans le milieu de vostre 24e page, un terme que nostre langue n’a point encore adopté, non obstant le grand besoin qu’elle en a ; c’est celuy de sculper [6], et cette seule raison que toute la necessité de ce mot n’a pu favoriser son adoption, montre qu’il ne s’en faut pas servir ; il n’est ny usé, ny neuf, il est absolument inconnu ; vous ne le trouverez ny dans les dictionnaires anciens, ny dans les modernes ; dans Richelet ny dans Danet non plus que dans Etienne et dans Nicod [7] ; vous ne le trouverez point enfin dans les traittez de peinture et de sculpture de Mr Felibien [8][,] où mille occasions de l’employer se sont rencontrées sans qu’il l’ait fait et j’admire en cela le caprice de nostre langue[,] car encore une fois il est tres certain que ce terme luy siéroit admirablement et j’ay eté tenté cent fois de trancher là dessus du Ménage [9]. En effet, puis qu’analogiquement aux termes de graveur et gravûre nous disons bien graver, pourquoy est ce que par analogie à ceux de sculpteur et sculpture nous ne disons pas aussy sculper ? Mais l’usage ne l’a pas voulu, et puis que l’usage ne le veut / pas, ne le veuillons pas aussy.

Pardon, mon cher Mons r, je passe à un autre remerciment, c’est celuy de vostre obligeante felicitation sur la naissance de nostre enfant, et sur les vœux dont il vous a plu de le benir [10][.] Il me tarde, qu’il ne soit en estat d’estre un de vos auditeurs ; Philippe de Macedoine, (un magnifique exemple ne couste pas plus qu’un autre et il fait bien plus d’honneur) Philippe dis je remercioit les dieux non pas tant de ce qu’ils luy avoient donné un fils que de ce qu’ils avoient fait naistre ce fils en un temps où il pouvoit avoir un Aristote pour precepteur [11] ; faites vous mesme l’application, mon cher Monsieur, •. Il s’en faut beaucoup à la verité, que mon Louis soit un Alexandre mais en recompense vous estes bien plus qu’un Aristote.

Recommandez à vostre libraire de faire faire un index des matières de chaque mois afin qu’on les trouve tout d’un coup [12] ; on lit d’abord tout avec avidité, et ainsy rien n’echape mais on est bien aise apres de repasser certains articles par detachement, et la recherche de page en page est alors incommode[.] Adieu encore une fois et encore une fois pardon. Ma femme vous salue tres humblement et vous rend graces de tout l’honneur que vous luy faites[.] Tout à vous, mon cher Monsieur &c.

Vostre tres humble et tres obeissant serviteur

Rou

Notes :

[1Bayle avait sans doute envoyé, dès sa parution le 27 mai 1684, le premier fascicule des NRL à Jean Rou.

[2Rou était devenu historiographe de Guillaume d’Orange : voir Lettre 209, n.5.

[3Sur le Mercure savant de Nicolas de Blégny et d’ Abraham Gaultier, voir Lettre 256, n.9.

[4C’était demander à Bayle de prendre le Mercure galant comme modèle : la demande de Rou ne risquait guère d’être suivie d’effet.

[5Rou fait allusion à l’ouvrage de Jurieu, Préservatif contre le changement de religion ([Rouen 1680, 12°] : voir E. Kappler, Bibliographie de Jurieu, n°53, p.248-249), par lequel il répondait à Bossuet, Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse (Paris 1671, 12°) ; celui qui s’en est pris au titre et à l’ouvrage de Jurieu est Antoine Arnauld, Réflexions sur un livre intitulé « Préservatif... » (Anvers 1682, 8°).

[6Bayle parle de « diverses figures que l’on avoit sculpées anciennement sur une pierre précieuse » dans l’art. VIII des NRL de mars 1684.

[7Rou cite les ouvrages de référence bien connus de César-Pierre Richelet, Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses [...] (Genève 1679, 4°) ; Pierre Danet, Dictionarium novum latinum et gallicum, qui avait connu, à cette date quatre éditions (Paris 1673, 1677, 1680 , 1683, 4° : voir La Collection ad usum Delphini, p.67-68) ; Henri Estienne, Traité de la conformité du langage françois avec le grec [...] (Genève 1565, 8°) ; Jean Nicot, Dictionnaire françois-latin [...] (Paris 1573, folio) et Thrésor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne [...] (Paris 1606, folio).

[9« trancher du Ménage », c’est-à-dire, s’ériger en autorité pour imposer l’usage de tel néologisme, à l’instar de Ménage dans ses Observations sur la langue françoise (Paris 1672, 12°, et Paris 1675-1676, 12°, 2 vol.).

[10Cette lettre de Bayle à Jean Rou ne nous est pas parvenue.

[11Remarque inspirée sans doute par la « Vie d’Alexandre le Grand » de Plutarque, §8-10, éd. G. Walter, ii.328-330.

[12Cette suggestion pertinente sera suivi d’effet à partir du mois de juin 1684.

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