Lettre 291 : Pierre Bayle à Jean Le Clerc

A Roterdam le dimanche 18 juin 1684

J’ai de la confusion Monsieur, d’avoir recu la lettre que Mr Vetstein me donna hier de votre part en date du 8 du courant avant que d’avoir repondu à celle qui l’avoit precedée de quelques jours [1], mais j’espere que vous pardonnerez ce retardement de reponse aux occupations que vous savez qui me tiennent comme enchaisné. J’avois fait dessein de vous repondre par le premier renvoi que j’aurois fait d’une epreuve à Mr Des Bordes [2], mais puis que Mr Vetstein qui s’en retourne demain à Amsterdam me fournit une occasion plus prochaine, je m’en servirai.

La premiere chose que j’ai à faire Monsieur est assurement de vous remercier de vos bons avis. Non seulement je vous en suis obligé parce qu’ils me pourront etre utiles, mais aussi parce qu’ils me font connoitre que vous vous etes fait de moi l’idée qu’il faloit, c’est à dire d’un homme qui aprend sans chagrin la critique que l’on fait de ses ouvrages, et qui conte pour un bien fait la sincerité des amis qui la lui aprenent sans deguisement. Ainsi Monsieur je vous prie d’etre persuadé que je vous remercie comme d’une grace tres-particuliere, de ce que vous m’avez communiqué ce que vous avez oui dire sur les Nouvelles de mars et d’avril [3], et je vous prie aussi de continuer à m’apprendre tout ce qu’on y critiquera à l’avenir.

J’avouë que la plus part des choses qu’on a censurées sont en elles memes dignes de censure et je suis meme persuadé que si tout le monde avoit le gout aussi bon, que ceux que vous avez oüi parler, il faudroit reformer desormais l’ouvrage sur leurs idées. Mais Monsieur, il faut savoir que plusieurs personnes, et sur tout de Paris m’ont puissamment exhorté à ne point faire mon journal uniquement pour les [sav]ans, ils m’ont dit qu’il faut tenir un milieu entre les nouvelles de gazete [et] les nouvelles de pure science, afin que les cavaliers et les dames, et en genera[l] / mille personnes qui lisent et qui ont de l’esprit sans etre savans se divertissent à la lecture de nos Nouvelles. Ils m’ont fait comprendre que le debit par ce moien sera grand par tout, qu’il faut donc egaier un peu les choses, y meler de petites particularitez, quelques petites railleries, des nouvelles de roman, et des comedies, et diversifier le plus qu’on pourra. Pour des gens du monde, et curieux la circonstance qu’on a blamée touchant Mr Patin de Padouë [4], n’est nullement inutile. J’avouë avec vos messieurs qu’il importe fort peu de savoir si Mr Patin reviendra en France, mais je sai qu’il y a mille personnes qui seront bien aises d’aprendre 1° que l’on permet à Mr Patin de revenir 2° qu’il a à Padouë les petites dignitez dont je parle et que j’accompagne de quelques faits curieux comme la promotion d’une fille • au doctorat [5]. Combien croiez vous Mr qu’il y a des gens qui lisent ces bagatelles avec plus de plaisir que l’extrait du meilleur livre. Ainsi ce n’est pas par imprudence que j’ai inseré ces choses et celles qui regardent la comedie à l’occasion d’ Arlequin procureur [6]. C’est une affaire où il y a du dessein ; ces inutilitez et ces superfluitez à l’egard des gens tout à fait savans, et qui n’ont du gout que pour les choses grandes et solides ; sont presque necessaires à l’ouvrage que j’ai entrepris, à qui expressement je n’ai donné qu’un titre fort general, de peur d’epouvanter les gens du monde. L’auteur du Journal des savans ayant seu que sur son titre personne ne vouloit mordre à son ouvrage qui ne se sentit savant, avertit il y a 2 ans dans sa preface qu’on se trompoit si on croioit qu’il faloit etre savant pour se divertir à son livre, et qu’il y avoit mille choses de la competence de tout le monde [7]. Il a tort de dire cela, car il se tient trop roide et trop grave, et on m’a conseillé afin d’avoir bien des lecteurs et de faire le profit du libraire, de relacher un peu la corde. Si je serrois mes extraits en sorte que les 4 ou 5 feuilles fussent reduites à deux, je conviens que l’ouvrage seroit plus exact, plus regulier, et plus propre • à plaire aux docteurs, mais necessairement il seroit sec, et / denué de mille petits agremens qui en rendront la lecture plaisante aux gens du monde. Or comme je dois m’accommoder à toute sorte d’esprits, il est certain qu’il faut eviter la secheresse qui accompagne tous les ouvrages reguliers. Feu Mr de Larroque [8] etoit l’homme du monde le plus ennemi des fausses pensées et des remarques inutiles. Il alloit serré sans digressions, sans superfluitez ; par là il a fait que ses ouvrages n’ont pas les agremens, ni les charmes que l’on trouve dans Mr Claude. Je croi pour moi qu’à l’egard de la plus grande partie des lecteurs un livre doit etre comme un arbre. S’il n’y • avoit que des fruits il seroit un objet afreux, mais quand il a des fleurs, des fruits, et des feuilles en meme tems, • comme les orangers, il plait extremement à la veuë …

Pour ce qui regarde l’ archevesque de Cantorberi [9], prenez y bien garde Monsieur, je ne le soupconne pas d’avoir voulu abolir la Reformation, car je declare au contraire que je n’ai rien à dire ni pour ni contre, j’ai dit seulement que s’il avoit eu ce dessein, il n’eust pas laissé d’ecrire en bon protestant, à ceux d’entre les protestans qui n’auroient pas eté de sa confidence*. J’avois bien de la peine à me resoudre de faire là une remarque qui ne s’accordoit pas avec la votre touchant la preuve tirée des lettres de Laud, mais j’esperai que vous ne vous en facheriez pas considerant qu’il est juste que les catholiques ne prennent pas trop d’occasion d’insulter aux presbyteriens, par l’aveu des protestans d’au deca la mer, qui en Hollande sont tous reunis dans le point qui exclut • l’episcopat, et qui lui prefere le rite presbyterien.

Encore un coup Monsieur je vous remercie tres-humblement et de vos avis (dont je profiterai autant que le dessein de m’accommoder à differens gouts qui • doit necessairement regner dans les ouvrages de la nature du mien me le permettra) et des nouvelles que vous me communiquez. Je vous suis obligé de l’offre que vous me faites concernant les Entretiens de Philalethe. Je les ai leus, et l’extrait en est imprimé depuis plus de 10 jours [10]. Je ne sai si j’en aurai dit assez de bien, mais j’espere que vous en serez content. Vous y trouverez une / reflexion qui vient de moi. Vos messieurs [la d]esapreuveront sans doute mais je suis seur qu’elle plairra à quantité de gens, et en general j’ai oüi blamer cent fois l’auteur du Journal de Paris [11] de ce qu’il ne dit jamais rien de son cru, ni ne juge d’un livre, et la plus part des choses qu’on blame dans mes Nouvelles, je les y mets • afin d’eviter ce que bien des gens à Paris reprennent dans le Journal. Je garderai le secret à l’egard de Mr Vigne [12], • je suis bien aise de le connoitre pour l’auteur du livre des Entretiens. Je fais un extrait qui ne sera pas trop long des Otia theologica pour le mois de juin [13]. Excusez mes ratures et ma mechante ecriture. Je suis de tout mon cœur

votre tres humble et tres obeissant serviteur

 
Bayle

Notes :

[1Lettres 281 et 285.

[2Bayle avait pensé profiter du renvoi des épreuves des NRL à l’imprimeur Desbordes à Amsterdam pour répondre à Le Clerc. Sur Wetstein, voir Lettre 285, n.5.

[3Dans la Lettre 281.

[4Voir Lettre 281, n.26.

[5Il s’agit d’ Elena Lucretia Cornaro Piscopia : voir Lettre 181, n.17.

[6Voir Lettre 281, n.28.

[7Voir le JS de l’année 1683, « L’Imprimeur au Lecteur », paragraphe final : « Au reste, comme il y a bien des personnes que le seul titre du Iournal des Sçavans detourne de la lecture de cet ouvrage, se persuadant qu’il faut estre sçavant et habile pour y comprendre quelque chose, on est bien aise de les detromper et de leur faire connoistre par quatre petits mots qu’on ajoûtera desormais au titre, que les moins habiles et les ouvriers mesme y peuvent trouver de quoy se divertir, et de quoy s’instruire aussi bien que les plus sçavans ; puisque c’est un abregé de la science universelle qui comprend ce qui arrive de plus surprenant dans la nature, ce qui se fait de plus beau et de plus curieux dans la Republique des Lettres, et ce qui se decouvre, ou qui s’invente de plus nouveau et de plus rare dans tous les arts. » Les quatre mots qui s’ajouteront au titre sont les suivants : Journal des Sçavans. « Recueil succint et abregé » de tout ce qui arrive de plus surprenant…

[8Voir Lettre 258.

[9Voir Lettre 281, n.18.

[10Voir Lettre 285, n.2.

[11L’abbé Jean-Paul de La Roque, rédacteur du JS.

[12Sur l’anonymat du livre de Vigne, voir Lettre 285 p. et n.2.

[13Voir Lettre 285, n.4.

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