Lettre 296 : Anonyme janséniste à Pierre Bayle

[Paris, juin 1684]

• Personne ne s’empressera à vous envoyer des mémoires pour l’eloge de feu Monsieur Clerselier [1], car on s’imagine que vous n’oseriez vous en servir. C’étoit le plus grand cartésien qui fût au monde, et il avoit plus de zele pour ce parti que M. Descartes lui-même. En voilà assez pour obliger un auteur prudent à ne pas loüer un tel homme. Dieu merci nous sommes tous d’accord, catholiques, et réformez, pour ce qui regarde la haine du cartésianisme. C’est une secte que l’on excommunie aussi bien parmi les protestans, que parmi les moines [2]. Il faut pourtant avoüer qu’on peut être bon catholique, et bon cartésien en même temps ; car je ne croy pas qu’il y eût aucun bourgeois dans Paris, qui allât plus souvent à la messe que le bon M. Clerselier. Non seulement il étoit exact à ouïr la messe, mais ce qui est bien plus surprenant dans un philosophe, il retournoit à l’Eglise tous les jours de fête dès qu’il avoit diné, et n’en revenoit que quand tout étoit fait ; de sorte qu’il passoit plusieurs bonnes heures, ou à ouïr la psalmodie de vêpres, ou à écouter un long sermon, qui n’est pas pour l’ordinaire fort éloquent, le dimanche sur tout, dans les cloîtres. Il y a quelque apparence qu’on publiera dans quelque païs de liberté, les lettres que M. Clerselier et le P[ere] Violier, religieux de l’ordre de S[aint-]Augustin, se sont écrites pendant que le P[ere] Violier étoit aumonier de M. Chanut, ambassadeur en Suede [3]. L’aumonier n’étoit pas du sentiment de M. Chanut ; il croyoit que le cartésianisme ruinoit le mystere de la Transsubstanciation, et il s’est efforcé de le prouver à M. Clerselier. M. Chanut croyoit au contraire que l’on pouvoit accorder ces choses ensemble. Grand plaisir pour M. Clerselier de voir sa sœur mariée avec M. Chanut bon cartésien ; et sa fille mariée avec M. Rohault, professeur célebre du cartésianisme [4]. Si l’on publie les lettres dont je vous parle, on y mêlera ce que Dom Robert Des Gabets, bénédictin de Verdun, et grand cartésien, avoit écrit sur la même matiere [5]. Peut-être même qu’on y ajoûtera divers traitez du même bénédictin, qui étoient dans le cabinet de M. Clerselier son bon ami. Il y avoit, entre autres, un Traité de méchanique, un Discours sur l’indefectibilité des substances, une Réponse à M. de Cordemoi sur les atomes, et la réfutation d’une lettre du P[ere] Pardies, intitulée Lettre d’un Philosophe à un Cartésien de ses amis [6].

 

Notes :

[1Claude Clerselier (1614-1684) venait de mourir : sur son rôle capital dans la diffusion du cartésianisme, voir C. Adam, « Clerselier, éditeur des Lettres de Descartes (1657, 1659, 1667) », Séances de l’Académie des sciences morales et politiques, 45 (1896), p.722-781 ; P. Mouy, Le Développement de la physique cartésienne (Paris 1934) ; A.G.A. Balz, Cartesian studies (New York 1951). L’auteur de la présente lettre adressée aux NRL est d’ailleurs parfaitement informé.

[2Comme marque de l’hostilité des protestants à l’égard du cartésianisme, l’auteur pense peut-être à la querelle de Descartes avec Gysbert Voet, Martin Schoock et Paul Voet, sur laquelle voir T. Verbeek, La Querelle d’Utrecht. Rappelons aussi la prudence de Bayle au moment où il cherchait un poste aux Pays-Bas : « Le cartésianisme ne faira pas une affaire, je le regarde simplement comme une hypothese ingenieuse qui peut servir à expliquer certains effets naturels, mais au reste j’en suis si peu enteté, que je ne risquerai pas la moindre chose pour soutenir que la nature se reigle et se gouverne selon ces principes là. » (Lettre 190, p.244). Quant à « l’excommunication » du cartésianisme parmi les « moines », l’auteur pense sans doute à l’hostilité des jésuites à l’égard de la nouvelle philosophie et aux difficultés de l’Oratoire, sur lesquelles Bayle lui-même insistait dans son Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes (Amsterdam 1684, 12°) et auxquelles il devait continuer à s’intéresser à travers la philosophie de Malebranche.

[3Nous n’avons su localiser la correspondance de Clerselier avec le Père Violier, augustin, aumônier de Hector-Pierre Chanut (1601-1662), ambassadeur à Stockholm entre 1645 et 1649. Sur celui-ci, voir J.-F. de Raymond, Pierre Chanut, ami de Descartes. Un diplomate philosophe (Paris 1999).

[4Sur Rohault, voir Lettre 66, n.27.

[5Sur Dom Robert Desgabets (1610-1678), bénédictin, prieur de Breuil, voir P. Lemaire, Le Cartésianisme chez les bénédictins. Dom R. Desgabets, son système, son influence, son école (Paris 1901) ; R. Taveneaux, Le Jansénisme en Lorraine (Paris 1960) ; J.-R. Armogathe, Theologia cartesiana (La Haye 1977) ; A. McKenna, De Pascal à Voltaire : le rôle des « Pensées » de Pascal dans l’histoire des idées entre 1670 et 1734 (Oxford 1990, 2 vol.), p.312-316 ; Dictionnaire de Port-Royal, s.v.

[6Ces traités ont été publiés parmi les Œuvres philosophiques inédites de Desgabets, éditées par G. Rodis-Lewis et J. Beaude, dans Analecta cartesiana (Amsterdam 1983-1985).

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