Lettre 3 : Jacob Bayle à Jean Bayle

A Puylaurens ce 25 aoust 1662
Monsieur mon tres honnoré pere,

Je suis bien aise d’avoir trouvé cette commodité* que j’ay recherchée depuis quelque tems pour vous ecrire, et pour faire reponce à deux de vos lettres que j’ay receües immediatem[en]t l’une apres l’autre. Tout ce que j’y ai veu m’afort diverti horsmis quand je vois la difficulté qui se trouve d’avoir de l’argent lors qu’il est si necessaire, Il faut que je vous avoüe que je vous ressemble dans le deplaisir que vous en avés. Neantmoins avec la grace de Dieu nous viendrons à bout de toutes ces difficultés. Je vous prie de faire maintenant un dernier effort puis que le tems de m’en aller s’approche [1]. Je receus il y a quelques jours une lettre de mon cousin Ynard [2] où il me faisoit esperer que l’argent qu’il vous doit vous sera baillé* dans quelques jours. Je luy ai ecrit par la voye de Mr Malabiou q[ui] est allé chercher son fils à Montauban, et je luy ai vivem[en]t decrit le prompt besoin que j’en ay, car nous devons [so]utenir le dernier de ce mois [3], le laurier [4] se donnera, le samedy à cause que l’examen rigorosum [5]se fait le vendredy. Les logiciens soutiendront le lendemain de la Cene, de sorte que par ce moien* il faut que j’aye de l’argent bien tot. Et comme le repas que nous donnons aux professeurs se fait le jour que nous soutenons[,] il faudroit que j’eusse pour payer l’hoste qui en demande la moitié par avance. Puis que vous desirés scavoir ce qu’il faut que vous m’envoiez il faut premierement 2 ecus p[ou]r le repas [6]. 1 ecu pour les lettres, 5 ecus pour payer l’habit. 20 s[ols] que j’ay empruntés pour la dedicace. 30 s[ols] pour un mois de musique que je dois depuis long tems, apres pour deux livres de chandelles et pour le port de quelques lettres q[ue] je dois aussi, ce qui monte* 20 s[ols][.] Jugés apres ce que je dois à Mr Malabiou pour ma depence de 3 mois, Je vous l’eusse envoyé s’il eut eté de retour de Montauban mais vous devés conter à peu pres comme auparavant, car notre depance est la même presque toujours. J’avoüe que cette depance est horrible mais ce qui me console est que je n’ay employé mon argent que dans les choses necessaires, et dont on ne se peut pas passer. Vous pourrés ajouter à cela l’argent que vous me jugerés necessaire pour mon voyage, et pour ce qu’il faut donner au valet et à la servante du logis quand on le quitte etc. J’attens toutes ces faveurs de votre part comme aussi de m’envoyer un cheval pour le 6 ou 7 de septembre et afin que je puisse être au Carla pour le second dimanche de septembre [7]. Vous m’obligerés de me faire scavoir des nouvelles pour le synode, quoy que je ne vous en donne pas de l’Academie que celles que nous avons eües il y a long tems. Mr Verdier q[ui] s’en alla hier à Montauban vous salüe fort comme font les autres m[essieu]rs pasteurs et professeurs  [8]. Je souhaitte de vous voir bien tot, et de vous presenter mes theses. Je suis

Monsieur mon tres honnoré pere

Votre tres humble et tres obeissant serviteur
Bayle f[ils]

 

A Monsieur / Monsieur Bayle f. m. d. / s. E. / Au Carla

Notes :

[1L’année académique finissait une semaine avant les Cènes de septembre (auxquelles les étudiants devaient pouvoir participer une fois de retour chez eux), soit, selon les années, dans les derniers jours d’août ou les premiers de septembre. Dans le cas présent, la Cène semble avoir été fixée au 10 et les vacances débutèrent le 3 septembre.

[2Le frère aîné de Jean Bayle, prénommé Jacob, avait eu d’un premier mariage une fille, Isabeau, qui épousa Robert Isnard (ou Ysnard), marchand de Montauban, en 1636. Un fils de ce couple, Joseph (qui devait devenir par la suite notaire royal), prit part à l’émeute de 1661 (voir Lettre 1, n.1, et Nicolas, Histoire de l’Académie de Montauban, p.378), ce qui lui valut une condamnation par contumace (il s’était enfui ou caché) ; il bénéficia avec d’autres de l’amnistie de 1662 : voir Lettre 1, n.15. L’argent que Robert Isnard devait à Jean Bayle pourrait représenter le remboursement d’un prêt consenti par ce dernier pour aider son cousin dans une période difficile pour lui et son fils, mais l’exiguïté des ressources du pasteur du Carla donne peu de vraisemblance à cette hypothèse. Il semble plus probable, vu la prodigieuse lenteur du règlement des successions à cette époque, que la créance de Jean Bayle correspondait à une part d’héritage ou à un legs d’origine très ancienne.

[3C’est-à-dire, le jeudi 31 août.

[4Sur la cérémonie du laurier, voir Lettre 1, n.16.

[5Il existe encore aujourd’hui un examen appelé rigorosum (« rigoureux »), qui a lieu avant la soutenance doctorale dans les facultés de théologie en Allemagne.

[6Le prix du repas – 2 écus alors que la pension est de 40 écus pour toute l’année scolaire – paraît exorbitant. Les synodes s’évertuaient, sans grand succès, à limiter les frais que les usages imposaient aux étudiants, en particulier, ceux des banquets : voir Félice, Les Protestants (1902), p.330-31.

[7Jacob devait partir le mercredi 6 ou jeudi 7 septembre, afin d’arriver au Carla pour le dimanche 10. Le trajet se faisait en deux étapes, avec coucher à Saverdun, où habitait une tante maternelle de Jacob, qui avait épousé Jean-Jacques de Bayze. Leur fils Jean, contemporain de Joseph Bayle et plus tard son camarade à Puylaurens, devait se réfugier en Angleterre après la Révocation et y devenir officier. Il devait correspondre avec Bayle.

[8Il y avait deux pasteurs « ordinaires » à Puylaurens – à cette date, Jean Bonafous (1601-1676) et David d’Almavy. En outre, il y avait deux ministres professeurs, dits « adjoints » – à cette date, Jean Verdier et André Martel (1618-1698), qui occupait ce poste depuis 1663 : sur Martel, voir M. Grandet, André Martel (1618-1698), professeur à l’Académie de Montauban (Montauban 1911). Antoine Peres (1628-1686) enseignait l’hébreu depuis 1661 et était pasteur de l’église de Cucq-Toulza, village proche. Quant aux professeurs de philosophie, c’étaient Elie Ramondou et Jean Bon. Ce dernier, né à Anduze vers 1630, était devenu professeur en 1659 et devait mourir en 1682. Il avait été élève de David Derodon à Nîmes et était fort hostile à son ancien maître, sans pour autant être devenu partisan des « modernes », tels Descartes et Gassendi.

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