Lettre 30 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Je commence cette lettre, mon cher Monsieur, par vous souhaitter le bon an : et c’est là toute l’etreine que vous devez attendre de moy. C’est peu de chose me direz vous. J’en tombe d’accord : mais comme c’est tout ce que je puis faire il me semble que vous ne m’en fairez pas un crime. Si j’etois poete je vous etrenerois* de quelques douzaines de vers à l’imitation des plus celebres hommes de cette espece, qui sont en possession de tems immemorial de se fêtoyer ainsi à chaque nouvelle année : mais vous m’en tiendrés quitte s’il vous plait, attendu que je ne suis pas de cet ordre d’hommes. Je louë Dieu de ce qu’il ne m’en a pas fait naitre, parce qu’au moins si je suis facheux* je ne le suis qu’en prose ; au lieu que je l’aurois eté et en prose et en vers. J’aurois un beau champ presentement à fronder l’importunité des poetes si je voulois vous importuner moi meme ; car c’est un genre d’hommes qui donne tant de prise à la raillerie, et contre lequel on voit tant de dechainemens dans les bons autheurs que pour peu qu’on entame cette matiere, on se trouve environné d’une infinité de remarques. En effet quoi qu’on leur reproche qu’ils sont d’un temperament promt et vindicatif
Flebit et insignis totâ cantabitur urbe [2] ;
Ad benedicendum delectandumque redacti [4]
Vir justus, probus, innocens timeris [6].
Objectos caveæ valuit si frangere clathros
Indoctum doctumque fugat recitator acerbus
Quem verò arripuit, tenet, occiditque legendo
Non missura cutem nisi plena cruoris hirudo [7] .
Naturas dominus : quem nos sic fugimus ulti
Ut nihil omnino gustaremus : velut illis
Canidia afflasset, pejor serpentibus Afris [9].
Il vaut mieux que j’en revienne sur les actions de graces que je dois à Dieu de ce que je ne suis pas poete ; car il me semble qu’à cause de cela je suis moins à charge à mes amis quand je les va* voir. En effet un poete ne marche jamais qu’à cheval : un autheur de prose jamais que sur la haquenée des cordeliers [10]. Or il est bien plus commode de loger un homme seul qu’un homme avec son cheval, sur tout quand on n’a point d’ecurie. Que si vous douttés de la validité du partage que j’ay donné à la prose et à la poesie ; je vous alleguerai mes garens. L’autheur de la Nouvelle allegorique [11] ne donne point à l’eloquence d’autre cavalerie que les poetes et dit que c’etoient des figures fort bien montées, et qui avoient beaucoup d’elevation par dessus les autres. Ce qui n’etoit pas nouveau, car quelques Anciens nous ont appris que les vers n’etoient autre chose que de la prose montée à cheval. Le Pere Strada dans une de ses harangues [12], nous decrivant une assemblée de poetes qui se tint pour la reforme generale de l’état, les y fait tous venir à cheval excepté celuy qui representoit Lucrece ; parce qu’il ne l’a pas tant consideré comme poete que comme philosophe et que le philosophe doit etre necessairement pieton par la reigle
Il y a du plaisir de voir l’equipage qu’il donne à un chacun, mais il a surtout reussi celuy de Stace, car pour exprimer l’enfleure et la tumeur de sa veine poetique il luy donne un grand cheval qui avoit les allures fort superbes et qu’on voyoitpsJe vous ay mille obligations que vous ayes renvoyé de huitaine* le discours des heresies modernes [21]. Je ferai tout mon possible pour y assister et je serai moi meme le porteur de
S[on] E[xcellence] a receu des nouvelles qui confirment la prise de Charleroy et de Bengen, et le siege de Philippeville et de Mariembourg par le prince d’Orange [25].
Notes :
[1] Horace, Epîtres, ii.ii.102 : « Je supporte bien des choses pour vivre en paix avec la race irritable des poètes. »
[2] Horace, Satires, ii.i.45-46 : « Celui qui m’aura provoqué – il vaut mieux, je le dis bien haut, me laisser tranquille – celui-là versera des larmes et, designé par moi à l’attention, il sera glosé dans toutela ville. »
[3] Lycambe et sa fille, ou même ses trois filles, se pendirent à cause de la satire qu’ Archilocus dirigea contre eux quand il apprit que Lycambe le refusait pour gendre : voir DHC, « Archilocus », texte.
[4] Horace, Epîtres, ii.i.154-55 : « Les poètes changèrent leur manière, par crainte du bâton, réduits à dire du bien et à charmer. »
[5] François de La Mothe Le Vayer, « Des Poètes », Derniers petits traitez en forme de lettres écrites à diverses personnes studieuses, cxliv, in Œuvres (3 e éd., Paris 1662, folio, 2 vol.), ii.1075. Ce texte paraît pour la première fois dans cette édition.
[6] Martial, Epigrammes, iii.xliv.17-18 : « Veux-tu te rendre compte du mal que tu fais ? Tu es juste, honnête et ne fais de tort à personne et pourtant, on te redoute. »
[7] Horace, Art poétique, 472-76 : « Comme un ours qui a réussi à briser les barreaux de sa cage, ce lecteur féroce fait fuir ignorants et savants. S’il arrive à saisir quelqu’un, il ne le lâche pas et le tue à force de lire ; la sangsue ne se détachera de la peau que gorgée de sang. »
[8] Voir Molière, Le Misanthrope, i.ii, vers 305-308.
[9] Horace, Satires, ii.viii.92-95 : « Mets délicats si le maître ne nous en eût énuméré la provenance et les propriétés. Ainsi lui avons-nous échappé en prenant la fuite, nous vengeant de lui en ne touchant à aucun de ces plats comme si Canidie, à l’haleine plus venimeuse que les serpents d’Afrique, avait soufflé sur eux. »
[10] Les cordeliers sont les franciscains. La haquenée – jument marchant à l’amble – était une monture de luxe ; celle des cordeliers, c’était d’aller à pied, un bâton à la main, car ils avaient fait vœu de pauvreté.
[11] Voir Antoine Furetière, Nouvelle allégorique, éd. E. van Ginneken, p.55.
[12] Famiano Strada, Prolusiones academicæ seu orationes variæ (Coloniæ Agrippinæ 1625, 8 o), ii.5 : « De stylo poetico », p.323-25. D’après Sommervogel (vii.1605), la première édition de cet ouvrage est celle de Rome (Romæ 1617, 4 o). On trouve chez Strada les deux citations de Virgile et de Stace dont Bayle orne sa lettre, ce qui rend vraisemblable qu’il ait eu une des éditions de Strada sous les yeux.
[13] « Galien [la médecine] assure les richesses, Justinien [le droit] les honneurs, le pauvre Aristote [la philosophie] oblige à aller à pied » ; il s’agit d’un proverbe médiéval, dont la troisième observation, qui ne se rencontre pas toujours, semble être un ajout ironique.
[14] Virgile, Enéide, viii.596 : « les sabots des quadrupèdes martelèrent le sol poudreux de la plaine ». Pour des raisons grammaticales, Bayle remplace le quatit du texte de Virgile par l’infinitif quatere.
[15] Stace, Silves, i.i.1 : « une masse surmontée d’un colosse et ornée de pierres précieuses » ; on corrige actuellement gemmata en geminata.
[16] Nous n’avons su retrouver la source de cette remarque de Saumaise.
[17] Gaspard van Baerle (ou Barlæus) (1584-1648), érudit et poète néerlandais, et partisan des arminiens, perdit sa chaire de logique à l’Université de Leyde après le synode de Dordrecht ; il devint par la suite professeur de philosophie et d’éloquence à l’Ecole illustre d’Amsterdam. L’oraison funèbre de Frédéric-Henri d’Orange-Nassau composée par Barlæus en avril 1647, fut présentée par Huygens à Guillaume II, successeur de Frédéric-Henri : voir F. F. Blok, Caspar Barlæus : from the correspondence of a melancholic (Assen 1976), p.124.
[18] Le prince Frédéric-Henri d’Orange-Nassau (1584-1647), fils cadet de Guillaume le Taciturne, avait succédé en 1625 à son demi-frère, Maurice de Nassau, comme « Stadhouder » général. Il mourut le 14 mars et fut enterré le 10 mai 1647 à Delft.
[19] Frédéric Spanheim, Laudatio funebris celsissimi herois Frederici Henrici (Lugduni Batavorum 1647, folio).
[20] Homère, Odyssée, viii, 310-11 : « [Venus aime ce Mars] pour la seule raison qu’il est beau, l’insolent ! qu’il a les jambes droites ! Si je [Vulcain] nacquis infirme, à qui la faute ? »
[21] Sur « le discours des heresies modernes », voir Lettre 28, n.2.
[22] Sur cette nouvelle de M me de La Fayette, voir Lettre 23, n.6.
[23] Sur l’épitaphe, voir Lettre 26.
[24] Il s’agit de la Lettre 29.
[25] Louis XIV avait dû détacher une partie des forces d’occupation qui se trouvaient aux Pays-Bas pour faire face à la coalition défensive des Impériaux et des Brandebourgeois. Le prince d’Orange crut trouver là une occasion et, remontant rapidement la Meuse, assiégea Charleroi. Mais il dut se retirer après huit ou neuf jours de siège, juste avant Noël 1672 : voir S. B. Baxter, William III (London 1966), p.96-97. Les nouvelles dont Bayle se fait l’écho étaient donc fausses, mais elles avaient dû réjouir la maisonnée de Coppet, tout acquise aux intérêts néerlandais. Pour Bengen, il faut lire Bergen ; il s’agit de la ville appelée Mons par les Français. Bayle l’aura entendu nommer par son appellation flamande et ne l’aura pas identifiée. Sur le siège de Charleroi, voir Gazette, n o 45 et 151, nouvelles de Bruxelles du 19 et du 25 décembre 1672, et extraordinaire n o 152 du 30 décembre 1672, ainsi que le Mercure galant, n o 4 (Paris 1673), p.234-57 : « Lettres en vers libres sur le siège de Charleroy ». Philippeville, non loin de Namur, fut une place forte, cédée à la France au traité des Pyrénées, ainsi que Mariembourg, située au sud de Philippeville.