Lettre 301 : Nicolas Malebranche à Pierre Bayle

[Paris,] le 9 juillet [16]84

Monsieur

J’ai lu deux de vos journaux [1] avec un singulier plaisir. Je les appelle vôtres, parceque j’ai appris de plusieurs personnes que vous en etes l’auteur. Je croyois d’abord que ce n’etoit pas vous, parce que vous m’avez écrit [2] qu’un de vos amis y devoit travailler. C’est Monsieur que vous vouliez vous cacher, mais je ne scai si vous le deviez à une personne qui vous honore autant que je fais. Je vous assure Monsieur qu’il m’a paru tant d’etenduë et de justesse d’esprit dans ces deux journaux que le public • vous est bien redevable de la peine que vous prenez de l’instruire et moi en particulier qui à l’egard de bien des livres aime mieux en apprendre d’un bon connoisseur co[mme] vous l’idee et le dessein que de les acheter et de les lire[,] car pour cela il faut des correspondances* pour les avoir et du tems à perdre. Je ne vous louerai point Monsieur sur les belles choses que j’ai remarquées dans votre ouvrage. Les louanges d’un homme comme moi ne sont bonnes à rien à un homme comme vous[.] Je ne vous remercierai point non plus de ce que vous avez dit dans votre 2. journal à l’avantage de ma Reponse à M A[rnauld]  [3]. / 

Vous en etes bien payé car c’est l’amour de la verité et en meme tems le plaisir de la deffendre qui vous a fait parler. Pour les louanges que vous me donnez à moi Monsieur, vous n’y pensez pas. Assurement je me connois mieux que vous me connoissez, mais votre inclination pour moi vous a seduit, il faut Monsieur faire de semblables liberalitez à ceux qui les meritent[.] Vous gasterez vos journaux[,] le monde est jaloux, et vous le chagrinerez contre vous aussi bien que contre moi.

Toute la critique que je veux vous faire se reduit à 2 choses[.] L’une que vous avez pris page 218 M. Du Bois docteur de Sorbonne qui travaille à un Apparatus biblicus (je ne scai si c’est de concert avec M. Simon) pour le P[ere] Du Bois de l’Oratoire, qui ne travaille point sur l’Ecriture mais à l’ Histoire de l[’]Eglise de Paris par ordre de M. l’archeveque [4]. La 2 e page 23 qu’il n’est pas vrai que le sentiment de Descartes sur l’ame des bestes n’est que de ce tems. Car on a disputé de cela autrefois, selon ce passage de s[ain]t Aug[ustin] De quantitate animae ch. 30. Quod autem tibi visum est non esse animam in corpore viventis animantis, quamquam videatur absurdum, non tamen doctissimi homines, quibus id placuit defuerunt, neque nunc arbitror deesse etc [5] . / 

Voilà Monsieur de bien grandes fautes pour certains esprits car elles prouvent • demonstrativement que vous ne scavez pas tout ce qui se fait à Paris, et que vous n’avez pas lû ou du moins retenu tout ce qui est dans les livres. Mais je pense que vous seriez bien faché* de n’etre point sujet à en faire de semblables[,] car il vaut mieux avoir bon sens qu’une memoire toute remplie de meubles inutiles. Puis je Monsieur vous dire ici que la seule chose que je trouve veritablem[en]t à redire dans vos journaux c’est qu’il paroist que vous etes de parti sur la religion, et que vous ne rendez pas encore assez de justice aux catholiques [6]. Cela sied il bien à la qualite que vous portez et ne seroit il point mieux qu’on ne pust decouvrir vos sentimens ? C’est un avis que je prens la liberté de vous donner ce que je croi difficile à observer. C’est Monsieur un grand mal que le schisme qui divise l’Eglise et anime les chretiens les uns contre les autres[.] Je prie Dieu qu’il ait pitié de son Eglise en Jes[us] Ch[rist] n[otre] Seigneur. Si je decouvre quelque memoire qui soit propre à v[ot]re journal je vous le ferai tenir mais je vous prie Monsieur de ne me point nommer[.] Je suis avec tous les sentimens que je dois Monsieur v[ot]re tres humble et tres obeissant serviteur

 
Malebranche

• Pour/ Monsieur Bayle

 

Notes :

[1La suite de la lettre de Malebranche permet de déduire qu’il s’agit des deux premiers fascicules des NRL datés des mois de mars et d’avril 1684. Comme l’indique A. Robinet, l’ Inventaire de la bibliothèque de Malebranche (cote 422) montre que l’oratorien allait posséder toute la collection du périodique de Bayle : voir Malebranche, Œuvres complètes, éd. A. Robinet, xx, n°422.

[2Les premières lettres échangées entre Bayle et Malebranche sont perdues : voir Lettre 249, n.13.

[3Le compte rendu de la Réponse de Malebranche à Arnauld avait paru dans les NRL d’avril 1684, art. II.

[4Dans les NRL d’avril 1684, cat. xiv, Bayle avait déclaré : « On nous fait espérer que lui [le Père Du Bois de l’Oratoire qui vient de publier les ouvrages de Le Cointe] et M. Simon, qui a été autrefois de l’Oratoire, nous donneront bientôt un Apparatus biblicus in folio fort ample, avec un jugement de toutes les éditions de la Bible. » Bayle confond, en effet, comme le relève Malebranche, l’oratorien Gérard Dubois (1629-1696), qui avait assuré la publication de Le Cointe et dont l’ Historia ecclesiæ parisiensis devait paraître quelques années plus tard (Paris 1690-1710, folio, 2 vol.), et le Père Jacob Du Bois, également oratorien, collaborateur de Richard Simon, dont les Disquisitiones criticæ avaient été annoncées par Justel : voir Lettre 271, n.3.

[5Il s’agit du compte rendu dans les NRL, mars 1684 (art. II), de J. Darmanson, La Bête transformée en machine : voir Lettre 281, n.11. Malebranche avance dans la présente lettre une citation de saint Augustin, tirée, comme nous l’apprendrons dans sa lettre du 21 mars 1685, du recueil d’ André Martin (pseud. Ambrosius Victor), Philosophiæ christianæ volumen sextum, seu [...] de anima bestiarum (Salmurii, s.d. [1671], 8°). Dans son traité De la grandeur de l’âme, ch.30, saint Augustin écrit : « D’ailleurs, ce qu’il vous a semblé qu’il n’y a pas d’âme dans le corps d’un être vivant et animé, encore que cela semble absurde, des hommes très érudits n’ont pas manqué pour le croire néanmoins, et il n’en manque pas maintenant, je pense, etc. » Malebranche s’avisera par la suite que cette citation l’avait induit en erreur et que Pereira fut, en effet, comme l’avait affirmé Bayle, le premier à soutenir la théorie des animaux-machines. Bayle est invité à avertir ses lecteurs de ces erreurs successives (voir NRL, août 1684, avertissement) et reprendra la question et la discussion des citations de saint Augustin et de Malebranche dans les articles « Pereira » et « Rorarius » du DHC.

[6Pierre Allix fera écho à cette critique des NRL : voir Lettre 306, p., et le commentaire d’H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre, p.40-43.

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