Lettre 310 : Etienne Le Moyne à Pierre Bayle
J’avois toujours quelque esperance de faire une course jusques à Rotterdam. Mais je vois bien qu’il n’y faut plus penser, et que de semblables voiages me seront desormais interdits [1]. Il ne faut plus penser qu’à demeurer doucement dans mon nid, et y attendre sans impatience l’heure qui m’en faira déloger pour toujours. En attendant cela j’y veux faire graver ces vers
Des muses, des grands, et du sort
J’attends icy tranquillement la mort
Sans la desirer, ni la craindre.
Mais M. de Beaulieu [4] qui part pour Roterdam, ne me permet pas de jouer davantage le personage de donneur d’avis. Le reste du roole sera pour une autrefois. Je vous prie de m’en donner un, c’est de me mander* quand il y aura à Roterdam quelque vaisseau prest à partir pour Rouën. J’y voudrois bien envoier un Stephanus de M. Rück [5], pour M. Bigot [6], et un autre pour M. Huët [7]. Faites moy encor une autre amitié. C’est de m’envoier un certain Traité de la religion chretiéne [8] dont il y a quelque tems que vous m’ecriviés je ne scay quoy. Je ne scay si on le vend à Roterdam. Nous ne l’avons pas vu icy, vous m’en avés parlé comme si vous l’aviés. Si vous n’en trouvés pas d’autres exemplaires à acheter pour moy, obligés* moy de me prester le votre, • et je ne manqueray pas de vous le rendre quand je l’auray parcouru. Je salue votre société rouennaise avec la quelle vous étes logé [9], et suis tres sincérement
A Monsieur/ Monsieur Bayle/ professeur/ A Roterdam •
Notes :
[1] Sur Etienne Le Moyne, voir Lettre 61, n.6 : né en 1624, pasteur à Rouen, il avait dû s’exiler en 1676 et était devenu professeur de théologie à Leyde. Il est donc âgé de soixante ans à la date de la présente lettre.
[2] Etienne Le Moyne appartenait donc, lui aussi, au cercle des amis à qui Bayle envoya les premiers fascicules des NRL.
[3] Sur le célèbre libraire-imprimeur Claude Barbin, voir G.E. Reed, Claude Barbin, libraire de Paris sous le règne de Louis XIV (Genève 1974).
[4] Il s’agit sans doute de Charles Le Blanc de Beaulieu, parent de Louis Le Blanc de Beaulieu, le professeur de théologie à l’académie de Sedan. Charles venait d’arriver aux Pays-Bas, et son voyage à Rotterdam indique peut-être qu’il hésitait sur le lieu de son établissement. En septembre 1685, il devait être reçu comme proposant à Leyde ; il fut ensuite appelé à Noordwijk, en août 1690, pour y desservir une Eglise naissante ; puis à Gorcum, en mai 1692, d’où il partit pour l’Angleterre le 1 er septembre 1700. Voir H. Bots, « Les pasteurs français au Refuge des Provinces-Unies », in La Vie intellectuelle aux Refuges protestants, éd. J. Häseler et A. McKenna (Paris 1999), n°249.
[5] Théodore Ryck (ou Rück, Ryckius) (éd.), Lucæ Holstenii Notæ et castigationes posthumæ in Stephanum Byzantium de Urbibus a Theodoro Ryckio, qui Scymni Chii fragmenta hactenus non edita etc. addidit [Notes et critiques de Lucas Holstein sur Etienne de Byzance, éditées par Théodore Ryck] (Lugduni Batavorum 1684, folio) ; un compte rendu devait paraître dans le JS du 11 septembre 1684.
[6] Emeric Bigot, l’érudit de Rouen : voir Lettre 69, n.2.
[7] Pierre-Daniel Huet, que Bayle avait rencontré autrefois chez Henri Justel à Paris : voir Lettre 102, p.221-222.
[8] La lettre où Bayle parlait à Etienne Le Moyne d’une apologie intitulée Traité de la religion chrétienne est perdue ; il s’agit probablement de l’ouvrage récent de Jacques Abbadie, Traité de la vérité de la religion chrétienne, où l’on établit la religion chrétienne par ses propres caractères, qui venait de paraître à Rotterdam (Rotterdam 1684, 8°) : voir Lettre 238, n.16, et A. McKenna, De Pascal à Voltaire, p.404-416 ; R. Whelan, « Between two worlds : the political theory of Jacques Abbadie (1656-1727) », Lias 14 (1987), p.101-118 et 143-156.
[9] Nous ne saurions identifier avec certitude la « société rouennaise », connue de Le Moyne, qui avait lui-même été pasteur à Rouen, et avec laquelle Bayle serait logé à cette époque. Son adresse est toujours chez M. Ferrand, quai des Gueldres ; or, Ferrand est originaire de Bordeaux. Isaac Claude remercie Bayle, dans la Lettre 279 du mois de mai 1684, de prendre soin de son frère, qui, semble-t-il, est logé chez Bayle, mais ce frère – ou plutôt beau-frère, Pierre ou Isaac Briot – ne constitue guère une « société rouennaise ». Rocolles rendit visite à Bayle à Rotterdam vers cette date, (comme nous l’apprendra la Lettre 313), mais cet ancien ami de Bayle était Biterrois d’origine. Il est à remarquer qu’il adresse sa lettre à « M. Bayle […] logé op Lewenheit chés Mr Vanderos marchand à Rotterdam ». Les grands amis rouennais de Bayle étaient les frères Jacques Basnage et Henri Basnage de Beauval ; Bayle était en contact avec eux, mais ils ne devaient arriver aux Pays-Bas qu’après la destruction de la communauté huguenote à Rouen, en avril 1685, quelques mois avant la Révocation de l’Edit de Nantes. Sur les adresses successives de Bayle, voir Lettre 269, n.2.