Lettre 315 : Pierre Meherenc, sieur de La Conseillère à Pierre Bayle

à Hambourg le 29 juillet/ 8 aoust 1684

Lors que j’ay receu, Monsieur, la derniere lettre que vous m’avéz fait l’honneur de m’écrire, j’étois sur le point de répondre à la précédente [1], en • vous demandant ce que pouvoit estre devenu le Florimond de Raymond que vous m’aviéz destiné [2], et par quelle voye je pourrois vous en faire venir l’argent puisque Mr Wankerbargue [3] dont je devois me servir n’étoit deja plus en cette ville lors qu’on me rendit la premiere de vos lettres[,] mais j’apprens par la derniere une raison pertinente de ce que je n’ay pas veu l’effet de vôtre promesse, et puis que le libraire qui avoit vendu ce livre vous a manqué de parole je ne sçaurois me plaindre du manquem[en]t de la vôtre[.] J’aurois esté bien aise d’avoir ce livre au prix que vous l’aviéz acheté quoy que dans la verité ce fust en donner déja plus qu’il ne valloit, mais puisque le libraire a esté assés malhonneste pour retirer sa parole, punissons-le un peu, Monsieur, en temoignans de l’indifference et peutestre que dans peu de temps il sera le premier à l’offrir pour ce qu’il en a refusé et alors quand il n’en rabatroit rien ou peu de chose je ne serois pas fâché de me l’approprier par vôtre moyen puis qu’il n’est pas possible de l’avoir autrement[.]

Mais il faut que je vous dise une chose qui me refroidit un peu sur le sujet du lutheranisme, c’est qu’ayant écrit et fait êcrire en Saxe, sur tout à Wittenberg pour apprendre quelque chose sur le sujet de Luther, on m’a fait sçavoir qu’ un des premiers ministres du duc de Saxe Gotha [4], dont même on me marque le nom est bien avancé dans cet ouvrage, et que pour y réussir à la satisfaction de ses lecteurs, il a esté luy même sur les lieux et a tiré des registres et monuments publics non imprimés, tout ce qui peut servir à confondre le P[ere] Maimbourg et qu’enfin comme il sçait parfaitement bien la langue françoise, c’est celle dont il se sert • pour la composition de son ouvrage ; aprés cela, Monsieur, vous me l’avoüeréz sans doute c’est à moy à rengainer ; je ne veux pas dire par là que j’aye un livre tout prest d’estre mis sous la presse, j’en suis fort éloigné, et comme il n’y a pas encores bien long temps que j’avois formé ce dessein*, comme il est certain d’ailleurs qu’avec les occupations ordinaires de ma charge qui me coûtent beaucoup plus que de la meditation, j’ay mille distractions qui me derobent beaucoup de temps[,] ce que j’avois pû faire jusques icy dans cette veüe étoit de lire quelques auteurs, de recueillir quelques memoires, d’assembler quelques materiaux que j’allois mettre en œuvre lors que pour toute reponse aux éclaircissements que je demandois du costé de Saxe on m’a mandé* la nouvelle dont je viens de vous parler ; et comme enfin celuy qui travaille presentement à cet ouvrage est un homme d’un rare merite aussy bien que d’un gros caractere, je croy qu’il est de mon honneur de n’entrer pas en concurrence avec luy sur un sujet de cette nature dont il est sans doute beaucoup mieux informé que moy[,] je voudrois pourtant que cet ouvrage parust bien tost pour me determiner tout à fait ou à poursuivre ou à quitter tout à fait mon premier dessein[.]

Il y a quelque temps qu’on me fist peur de Mr Heideger [5] dont vous nous avéz si bien parlé dans vos dernieres Nouvelles ; cependant son ouvrage que je commençois à lire lors que j’en ay veu le sommaire dans vôtre Mercure ne peut faire de tort à • une refutation particuliere de l’ Histoire du lutheranisme dont cet illustre auteur ne fait ici qu’un petit abbregé ; il y a une chose là dessus qu’il faut que je vous propose, quand ce ne seroit que pour ma satisfaction particuliere, une chose qui me paroit importante à quiconque veut travailler sur cette matiere, et sur la quelle cependant je n’ay pû encores rien trouver d’autantique pour donner un demanty au P[ere] Maimbourg, c’est que parlant de Sleidan [,] le Tacite des Allemans et l’ecrivain celebre de l’ Histoire du Lutheranisme, il est assés hardy pour dire que lors que Charles Quint demandoit cet auteur pour se divertir quelquesfois à le lire il disoit ordinairem[en]t, apportéz moy mon menteur [6] [.] / Dites moy à tout hazard ce que vous penséz et ce que vous sçavéz là dessus, puisqu’aussy bien c’étoit toujours mon dessein de consulter l’oracle sur ce doute, en m’adressant pour ce sujet à vous et à Mr. Jurieu[.]

Au reste, Monsieur, il est vray à parler sincerement que je vous ay creu long temps l’auteur de L’Esprit de Mr Arnaud [7], et un jeune homme du pays de Lunebourg qui • faisoit gloire d’avoir conversé particulierement avec vous, je ne sçay s’il disait vray, me maintint un jour si fortement à la cour de Cell et en bonne compagnie que ce nouvel ouvrage étoit une nouvelle production de vôtre esprit et de vôtre plume, que ce fut à moy d’acquiescer, n’ayant alors que de foibles conjectures pour l’attribuer a Mons r Jurieu, et comme vous m’aviéz mandé depuis peu que vous m’envoyiéz quelques livres [8] je me glorifiay par tout que j’aurois bien tost de la main même de l’auteur, quelques exemplaires de ce livre qui faisoit tant de bruit ; et enfin, Monsieur, ce jeune homme m’avoit si fort remply l’esprit de L’Esprit de Mr Arnaud qu’oubliant tout à fait vôtre lettre où vous me promettiéz d’autres livres je ne pouvois pas croire ce que vous m’en avez dit depuis peu pour me desabuser si aprés avoir cherché cet[te] autre lettre à dessein de vous la produire je ne l’avois effectivement trouvée conforme à la seconde ; ce prejugé, Monsieur, est allé si loin que j’ay enfin receu le paquet dont vous m’aviéz tant parlé, • et comme alors je n’avois point encore receu la lettre qui m’a tiré d’erreur, j’ay ouvert ce paquet pour y chercher L’Esprit de Mr. Arnaud, j’y ay veu même plusieurs exemplaires de vos Pensées diverses sur les cometes, mais ne regardant rien de cela pour moy j’ay envoyé incessamment tout le paquet a Mr Abbadie [9] et Mr Leers se doit assurer qu’il a esté receu[,] mais depuis vôtre eclaircissement j’ay ecrit à Berlin pour demander ce qui m’appartient[,] et comme Mr Abbadie doit bientost venir icy à dessein comme on dit, d’aller jusques en Hollande[,] j’espere qu’il m’apportera ce que vous aviéz destiné pour Mr de Bellemare [10] et pour moy ; à propos de Mr de Bellemare, dites moy je vous prie si Mr / Bânage n’est pas l’auteur de l’ Examen des methodes [11] qui est à mon sens un des meilleurs livres qui ayent paru sur cette matiere et c’est bien dommage qu’il n’est mieux imprimé[.]

Vos Nouvelles, Monsieur, de la rep[ublique] des lettres me donnent un plaisir et un profit considerable, et si vous continuez toujours sur le même pié*, comme je n’en doute point, sans me mettre en peine et en frais pour acheter des livres[,] je me contenteray fort volontiers de la quintessence que vous en tiréz dans vôtre Mercure, et qui vaut mieux à mon avis que tout ce qu’on en peut recueillir par une longue lecture[.] Puisque vous avéz dessein de parler de l’arbre canelle que nous avon[s] vu à Hambourg [12], vous ne pouviéz jamais vous adresser mieux qu’à moy qui voys tous les jours cet arbre de la fenestre de mon cabinet et qui enfin suis logé tout proche de ce fameux jardin de Mons r Ankelman [13][.] Je vous aurois satisfait dés aujourd’huy sur cette curiosité si j’avois pû voir hier le maitre du jardin que je cherchay pour ce sujet, et comme je ne sçay pas encores assés la langue du pays pour m’en entretenir avec le jardinier, il faut que je remette à une autre fois à vous envoyer quelque chose qui vaille la peine à cet égard d’en instruire le public[,] car quoy que je l’aye veu et touché plusieurs fois en le faisant voir et toucher à des personnes de France, ce que j’en ay appris par là ne peut pas suffire pour vôtre dessein et il faut que le maitre luy même qui parle françois m’en dise toutes les particularités[.]

Ce n’est pas tout, Monsieur, vous m’avéz engagé à acheter et à lire ce livre dont je vous ay déja parlé et qui a esté icy nouvellem[en]t composé contre l’ Exposition de Mr de Meaux [14] ; puisque je suis déja en si beau chemin, non pas sans trouver quelques epines, il faut achever, et j’espere vous en rendre conte, je ne vous dis point encores précisement quand ce sera, et quand ce ne seroit qu’au mois de decembre ou de janvier, ce seroit assés tost, et le livre à mon avis seroit assés convenable à la saison, car il n’est pas de ceux où la lumiere et le feu se trouvent en abondance.

Pour ce qui est du s[ieu]r Chappuzeau Mr Jurieu n’a que faire de craindre ses intrigues, car dans la seule veüe de n’exposer point le s[ieu]r Chappuzeau à de nouveaux reproches je luy ay conseillé de retenir son libelle dans le silence [15][.] Je n’ay pû m’empescher de rire tout nouvellem[en]t quand on m’a dit que l’Achille et l’Homere se sont rencontrés depuis peu à Berlin, dans le temps justement qu’on y lisoit / avec ardeur L’Esprit de Mr Arnaud [16], et peut estre que c’est le desir de vengeance qui oblige le s[ieu]r Tavernier à rebrousser sur son pas ; car Mr Abbadie me mande q’il viendra icy en la compagnie de Mr Tavernier qui ira jusques en Hollande[.] Je n’écris point encores aujourd’hui à Mr Jurieu et je sçay bien comment m’excuser envers luy de ce que je ne luy ay encores rien dit de cet ouvrage dont nous venons de parler, car je luy declareray à la premiere occasion que ce sera pour me venger sans bruit de ce qu’il ne m’en a pas gratifié comme de la plus part des autres, et puis qu’il m’en adressoit un pour nôtre grande princesse [17] il ne devoit pas me negliger et si enfin il ne me donne ses Prejugés [18] pour m’appaiser je ne seray pas content.

Adieu, Monsieur, honorez moy toûjours s’il vous plait de vôtre souvenir et croyéz que je suis tout à vous[.]

 
La Conseillere

Mons r Jurieu aura sceu sans doute ce que j’ay mandé* a Mons r Le Moyne et a Mad lle [Du] Moulin touchant nôtre princesse pour la maison de Harlem [19].

J’ay eu icy depuis peu les Otia theologica de Mr Saldenus [20], et le peu que j’en ay deja leu me fait voir que c’est une [ sic] homme d’une assés grande litterature* et si l’oisiveté chéz luy produit de pareilles choses, il y a beaucoup à attendre de ses travaux[.]

Faites moy sçavoir je vous prie si Mr Braunius continuera son dessein, De Sacerdotio Dei , dont il nous a donné pour essay le scavant traité De Vestitu Sacerdotum hebræorum  [21].

 

A Monsieur/ Monsieur Bayle Professeur/ en Histoire et en langue grecque/ A Rotterdam •

Notes :

[1Ces premières lettres échangées entre Bayle et La Conseillère sont perdues. Pierre Meherenc de La Conseillère (1645-1699) fut ministre à Alençon, où il eut à deux reprises de graves difficultés avec l’autorité royale, ce qui l’obligea à quitter la France dès 1681. Il fonda une Eglise réformée française à Altona, près de Hambourg, mais, en 1690, accusé de socinianisme par Jurieu, il vint en Hollande se défendre. Le 15 mai 1693, les tracasseries incessantes suscitées par cette inculpation l’amenèrent à prendre une retraite anticipée : voir NBG, xxviii.548.

[2Florimond de Raemond, dont l’ouvrage le plus connu est l’ Histoire de la naissance, progrez et décadence de l’hérésie de ce siècle (Arras 1611, 8°), qui a connu de nombreuses autres éditions.

[3Nous n’avons su identifier plus précisément M. Wankerbargue, sans doute un marchand circulant entre Hambourg et Rotterdam.

[5Johann Heinrich Heidegger, professeur de théologie à Zurich, Historia papatus, novissimo Historia Lutheranismi et Calvinismi fabro reposita (Amsterdam 1684, 4°) : NRL, mai 1684, cat. vi, et juin 1684, cat. i. Dans la seconde de ces notices, Bayle signale la parution prochaine de la traduction française : l’ Histoire du papisme ou abregé de l’Histoire de l’Eglise romaine depuis sa naissance jusqu’à Innocent XI pape (Amsterdam, 1685, 2 vol., 12°), qui sera présentée dans les NRL, de mai 1685, cat. i.

[6Jean Sleidan (1506-1556), De Statu religionis et reipublicae Carolo Quinto caesare, commentarii (Strasbourg 1555). À propos d’une intervention de Guillaume Du Bellay, ambassadeur de François I er à Smalkalde fin 1535, Sleidan aurait laissé entendre que le roi de France était luthérien, avance Maimbourg, qui ajoute : « Il n’y a donc rien de plus faux que ce que fait dire à l’ambassadeur du Roy ce prétendu Tite-Live des lutheriens, car c’est ainsi qu’ils nomment cét historien, qui écrit à la vérité poliment, mais qui devoit du moins s’estre étudié à mentir avec un peu plus d’esprit en cette rencontre, où il fait bien voir que Charles-Quint avoit raison, lors que voulant se divertir quelquefois durant sa retraite à la lecture de l’ Histoire de cét auteur, laquelle venoit de paroistre, il disoit seulement, Que l’on m’apporte mon menteur, et aussitost on luy alloit querir un Sleïdan. » Histoire du luthéranisme, p.226-227. L’anecdote sera réfutée par Seckendorf, De statu et religionis, III, section 13, § xxxviii (p.104).

[7Sur L’Esprit de M. Arnaud de Jurieu, voir Lettre 238, n.15.

[8Nouvel indice de lettres perdues de l’échange entre Bayle et La Conseillère.

[9Jacques Abbadie, pasteur à Berlin : voir Lettres 164, n.35, et 238, n.16.

[10Il s’agit sans doute ici de Pierre Basnage de Bellemare, devenu militaire : voir Lettres 116, n.19, 142, n.4, et 163, n.7.

[12Sur la description de l’arbre cannelle, voir Lettre 293, n.16.

[13Dans sa lettre du 8 septembre 1684 (Lettre 330) comportant la description de « l’arbre cannelle », qui sera publiée dans les NRL de novembre 1684, art. III, La Conseillère présente Ankelman comme un « marchand très considerable » de Hambourg. Nous n’avons pas su l’identifier plus précisément.

[14Daniel Séverin Scultet, Antididagma, Jacobi Benigni Bossueti Meldensis Episcopi nuperae Expositioni oppositum, pro doctrinae Evangelicae veritate, perpetuaque professione (Hambourg 1684, 8°) : voir NRL, janvier 1685, art. II, où Bayle précise que l’auteur est un ministre luthérien de Hambourg.

[15Samuel Chappuzeau avait eu l’intention de publier un ouvrage contre Jurieu : apparemment le « libelle » ne fut point imprimé.

[16Samuel Chappuzeau avait publié (avec la collaboration de La Chapelle ou de Daulier des Landes) Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier qu’il a fait[s] en Turquie, en Perse et aux Indes pendant l’espace de quarante ans (Paris, Amsterdam 1676, 4°, 2 vol.). Nous interprétons donc ainsi la formule de La Conseillère : le héros des voyages ( Tavernier, désigné comme Achille, confondu sans doute avec Ulysse) rencontra l’auteur Homère ( Chappuzeau) au moment même où on lisait à Berlin L’Esprit de M. Arnaud de Jurieu. L’ouvrage de Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689), grand voyageur en Orient, sera une des sources des Lettres persanes de Montesquieu : voir l’édition critique de C. Volpilhac-Auger et al. (Oxford 2004).

[17Il s’agit de Sophie-Charlotte de Brunswick (1668-1705), future épouse de Frédéric III de Hohenzollern, électeur de Brandebourg, qui deviendra Frédéric , roi de Prusse.

[18La Conseillère se plaint de ce que Jurieu ne lui a pas envoyé un exemplaire de L’Esprit de M. Arnaud et attend un exemplaire de l’autre ouvrage du même auteur : Préjugez légitimes contre le papisme, par lequel il répondait aux Préjugez légitimes contre les calvinistes de Pierre Nicole (1671) : voir Lettre 314, n.25.

[19Sur l’institution dirigée par Marie Du Moulin à Haarlem et sur « notre princesse », Marie Stuart, princesse d’Orange, voir Lettre 90, n.2 et 8.

[20Sur cet ouvrage de Saldenus, voir Lettre 285, n.4.

[21Johannes Braun (pasteur mort en 1708), Vestitus sacerdotum hebraeorum, sive Commentarius amplissimus in Exodi capita XXVIII et XXIX et Levitici cap. XVI (Amstelodami 1680, 4°, 2 vol.). L’ouvrage fera l’objet d’une réédition augmentée à Amsterdam en 1698, puis en 1701.

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