Lettre 322 : Jean-Robert Chouet à Pierre Bayle

[Genève, le 25 août 1684]

• Nous sommes malheureusement pour moy si eloignés l’un de l’autre, Monsieur, et depuis quelques années les postes sont devenues si incommodes, que je n’oserois prendre la liberté de vous escrire aussi souvent que je le souhaitterois. C’est cette seule raison, qui est cause que je n’ay pas encore répondu à la lettre, que vous me fistes l’honneur de m’ecrire il y a quelques mois [1], et mesme que je ne vous ai pas témoigné plustost le sensible déplaisir que m’a causé la mort de Mons r vostre frére [2] : je suis persuadé, Monsieur, que vous me faittes la faveur de me regarder comme un homme, qui s’interesse tres-particuliérement en tout ce qui peut vous toucher ; mais d’ailleurs j’avois tant d’estime pour l’honnesteté et mille autres bonnes qualités du pauvre défunt, que je ne sçaurois vous exprimer combien j’ai esté sensible à la perte que nous en avons faitte : je n’entreprendrai pas, Monsieur, de rien dire ici pour vostre consolation ; parce que je sçai que vous sçavez envisager ces sortes de malheurs, de la maniére qu’ils doivent estre regardés : vous me permettrés donc plustost de vous parler de vos ouvrages, et de vous remercier particuliérement du beau present, que vous m’avés envoié, aussi bien qu’à Madame de Windzor [3] et à Mr Tronchin [4], à qui j’ai remis vostre paquet : Mad e de Windzor vous en fait sans doute ses complimens dans la lettre que je vous envoie de sa part : vous la trouverés, Monsieur, de vielle datte ; et la verité est qu’il y a long-temps qu’elle m’a esté remise / entre les mains ; mais j’ai creu qu’il valloit mieux la joindre avec celle-ci pour en charger nos marchands de Francfort, que de l’envoier par la poste. Quoy qu’il en soit, Monsieur, j’ai leu vos Pensées diverses sur les cométes avec une incomparable satisfaction ; et comme le plaisir, que m’a donné cette seconde lecture a esté plus grand, que celuy que j’avois receu de la premiére, je me prépare à les lire une troisiéme fois, estant persuadé que j’y decouvrirai tousjours de nouvelles beautés : j’y ai sur tout admiré l’étendue de sçavoir, que vous y faittes paroistre, aussi bien que la vivacité de vostre expression, et cette agreable varieté de choses, que vous y faittes venir avec tant d’ad[r]esse. Apres cela, Monsieur, ne feriés vous pas un tort irréparable au public, si vous vous • confirmiés dans la résolution, que vous dittes que vous avés prise, de n’estre plus autheur : j’espere que la gloire, que vous vous estes acquise de ce costé-là, et vostre humeur naturellement bienfaisante vous feront changer d’avis : ne dittes pas, je vous prie, que vous avez besoin d’étudier pour vous mesme ; on est content de ce que vous avés de sçavoir ; et il est un peu juste, ce me semble, que vous faciés ceder vostre interest particulier au desir universel de toutes les personnes, qui ont veu et le Traitté des cometes et la Critique generalle. L’aveu, que vous m’avés fait, sur ce dernier livre, m’a donné une joie inconcevable [5] : je ne pense pas d’en avoir jamais leu, qui m’ait donné plus de plaisir et plus d’admiration toute [ sic] ensemble ; ainsi je suis ravi qu’il soit parti de la plume d’un de mes meilleurs amis : j’en attens avec une extraordinaire impatience la derniere édition, que / je n’ai point encore veüe. Mais on m’a dit, Monsieur, que vous aviés fait une espece de journal sçavant [6] depuis quelques mois : si cela est, j’espere que nos marchands nous l’apporteront à leur retour.

J’ai leu L’Esprit de Mr Arnaud avec beaucoup de satisfaction : j’y ai appris bien des choses, qui n’estoient pas venues à ma connoissance ; et je ne suis pas fasché de voir battre quelques fois les jansenistes, aussi bien que les jésuites ; mais j’y trouvé un peu trop de chaleur, et mesme un peu trop de liberté contre les puissances [7]. On nous promet les Préjugés legitimes de Mr Jurieu contre l’Eglise romaine [8] : je suis bien aise qu’un aussi habile homme travaille à cela ; je croiois pourtant qu’il en avoit assez dit dans sa seconde partie contre Mr Maimbourg [9] ; mais il faut qu’il ait encore des choses nouvelles à dire. Vous aurés veu, Monsieur, un petit demon de livre, où il est incessamment attaqué, qui est intitulé Le Protestant pacifique [10] : faittes moy sçavoir, je vous prie, s’il n’y fera aucune réponse, et qui passe pour l’autheur de cet ouvrage ; j’en soupçonne Mr Aubert de Versé.

Le cours de Mr Regis, dont vous me parliés, Monsieur, est assurément un bon ouvrage, et Mr Leers, à mon avis, n’y perdra rien [11] : car, encore que ce qu’il y a de nouveau ne soit pas grand chose ; cependant, comme c’est un cours complet, et qui est escrit avec beaucoup de netteté, il sera • recherché. Je serai aussi bien aise de voir ensemble toutes les œuvres du Pere Malebranche [12] : c’est un autheur, que j’estime infiniment en bien des choses ; mais en d’autres, et sur tout en ce qui regarde la metaphysique, je le trouve souvent trop subtil.

Je ne vous parle pas, Monsieur, des affaires de Mr Leers avec Mr Dufour [13] ; vous n’aurés que trop sçeu par Mr Leonard Chouët [14], qu[e] tout est desolé. Faittes moy tousjours la grace de m’aimer, et d[e] croire que je suis parfaittement, Monsieur, vostre tres-humble servi[teur.]

Le 25. aoust 1684

R. Chouët.

A Monsieur/ Monsieur Bayle/ professeur en philosophie/ et en histoire/ à Rotterdam

Notes :

[1Cette lettre de Bayle à Chouet ne nous est pas parvenue.

[2Sur la mort de Joseph Bayle, voir Lettres 272 et 275.

[3Voir Lettre 277, par laquelle M me de Windsor remerciait Bayle de l’envoi de la deuxième édition de la Lettre sur les comètes sous le titre de Pensées diverses.

[4Voir Lettre 323, la lettre de remerciement de Louis Tronchin.

[5Bayle avait donc révélé à Chouet qu’il était auteur de la Critique générale.

[6Les Nouvelles de la république des lettres.

[7Tous les amis de Bayle expriment les mêmes réserves sur cet ouvrage de Jurieu ; sur sa publication, voir lettre 238, n.15.

[10Sur Le Protestant pacifique de Noël Aubert de Versé, voir Lettre 254, n.12.

[11Il ne semble pas que ce projet d’une édition chez Reinier Leers du cours de philosophie de Pierre-Sylvain Regis (1632-1707), disciple cartésien, se soit réalisé. Ce n’est qu’en 1690 à Paris que parut le Système de philosophie contenant la logique, la métaphysique, la physique et la morale (Paris 1690, 4°, 3 vol.).

[12Aucune édition des œuvres complètes de Malebranche ne parut à Rotterdam. La première édition du Traité de morale fut publiée par Reinier Leers à Rotterdam en 1684, mais Chouet fait ici allusion certainement à la publication des réponses de Malebranche à Arnauld, qui parurent par les soins du même imprimeur : Réponse de l’auteur de la « Recherche de la vérité » au livre de M. Arnaud « Des vrayes et des fausses idées » (Rotterdam 1684, 12°) ; Réponse à une dissertation de M. Arnauld contre un éclaircissement du « Traité de la nature et de la grâce », dans laquelle on établit les principes nécessaires à l’intelligencer de ce même traité (Rotterdam 1685, 12°) ; Trois lettres de l’auteur de la « Recherche de la vérité » touchant la défense de M. Arnauld contre la « Réponse au livre des vraies et fausses idées » (Rotterdam 1685, 12°). La suite de ce débat devait paraître également chez Leers au cours des années suivantes. Voir l’édition critique de toutes ces œuvres dans Malebranche, éd. Robinet, vi-ix.

[13Sur la ruine du libraire-imprimeur Du Four à Genève, voir Lettre 248, n.13.

[14Léonard Chouet, libraire, fils de Pierre (voir Lettre 121, n.9) et frère de Jean-Robert le professeur de philosophie.

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