Lettre 330 : Pierre Meherenc, sieur de La Conseillère à Pierre Bayle

[Hambourg, le 8 septembre 1684]

• Description d’un arbre canelle [1]

Il y a [à] Hambourg un marchand considerable qui s’appelle Mons r. Ankelman, il a dans la nouvelle ville un fort beau jardin qui ne manque pas d’estre visité par tous les curieux ; il est d’une assés grande étendüe etant même composé de deux parties d’une forme toute differentes [ sic], qui sont divisées par une assés belle serre au dessus de laquelle il y a un jeu de billard et divers appartem[en]ts des quels de part et d’autre on a la veüe sur les deux jardins ; au bout de toutes les allées il y [a] des • cabinets et des peintures qui pour n’estre pas fort delicates ne laissent pas de former d’assés jolies perspectives ; on y voit aussy quelques statues et piramides qui pour n’estre pas de marbre ny de bronze ne laissent pas de produire un bon effet ; mais surtout ce jardin est remply d’une grande quantité • de toutes sortes de plantes qui rapportant en leur saison les plus belles fleurs et les meilleurs fruits satisfont agreablement tous les sens. Outre les arbres fruitiers qui sont en pleine terre soit en bouquet soit en espalier il y a • prés de 400 quaisses et pots de fleurs qui • bordent les allées et qui font voir les plantes les plus rares et les plus curieuses, et même les plus utiles pour la medecine ; on y voit particulierement un grand nombre de très beaux sitronniers [ sic], orangers et grenadiers qui sont tous chargés de feuïlles et de fruits ; mais parmy tout cela on estime surtout un arbre canelle qui surpasse tous les autres en grandeur aussy bien qu’en excellence et en prix ; il a esté apporté des Indes occidentales, en Hollande où il fut acheté • et transporté icy par Mr. Ankelman en l’an 1660 ; il n’étoit haut alors que de trois pïeds seulement / et gros d’environ deux doigts ; il est presentement haut de 15 ou 16 pieds avec la quaisse, et plus gros que le plus gros bras qu’on puisse voir, il est etendu en large de dix ou douze pieds ; les fueilles ressemblent beaucoup à celles du laurier cerise, sa fleur blanche qui est petite approche de celle de la vigne en couleur et en figure si ce n’est qu’elle n’a point du tout d’odeur[ ;] il pousse cette fleur tous les ans sur la fin du mois d’aoust, et pour ce qui est du fruit il n’en a point d’autre que son écorce qui se détache aussy tous les ans, et j’ay eprouvé moy même que cette écorce étant un peu gardée et échauffée dans la poche elle a assurément l’odeur et le goust de canelle lorsqu’on la porte à la bouche ; cet arbre au reste est si cher et si precieux à son maître que non seulement il en a refusé huit cens escus il y a deja plus de dix ans, mais j’apprends sur tout que Mr. l’Electeur de Brandebourg étant receu icy il y a environ deux[,] il en fist offrir deux mil escus qui furent pareillem[en]t refusés ; cet electeur a eu depuis un pareil arbre mais il n’est pas si beau à beaucoup près.

Je ne scay pas si on doit publier cet article qui etant beaucoup à la loüange de l’arbre ne me paroit point du tout avantageux pour un marchand et un particulier qui a du bien veritablement mais qui ayant d’ailleurs grande famille ne devroit pas s’entester de ces sortes de passions qui • ne sont excusables que dans les princes[.] Il s’excuse cependant sur ce refus en disant qu’alors il esperoit faire provigner cet arbre et en avoir de la race comme on dit j’ignore le moyen • et l’artifice dont on se sert pour provigner les autres plantes parce qu’ainsy il auroit pû • vendre celle cy et en reserver de l’espece • ; mais il m’a dit que tous ces soins pour cela ont esté inutiles[.] /

Voicy, Monsieur, une occasion favorable qui se rencontre pour vous envoyer la description de l’arbre canelle et mes remarques sur le livre de vôtre docteur lutherien [2] que j’aurois abbrégées si j’en avois eu le temps[ ;] vous en feres tel usage qu’il vous plaira et ne prendrés pas même la peine de les lire si vous ne voulés. Je salüe tres humblement Mr. et Mad lle Jurieu et suis tout à vous sans compliment car je n’ay pas le temps d’en faire et je croy même que vous n’en attendés pas de moy.

 
La Conseillere

A Hambourg le 29 aoust v[ieux]st[yle]1684

Notes :

[1La Conseillère avait annoncé cette description de l’arbre cannelle dans la Lettre 315.

[2Il s’agit du livre de Daniel Séverin Scultet : voir Lettre 315, n.14.

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