Lettre 358 : Dulignon à Pierre Bayle

• A Paris ce 29 e no[vem]bre 1684

Je ne scay Monsieur quel jugemens vous aures formé de moy d’estre si longtemps à vous remercier des deux journaux que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer [1], mais j’espere que je seray justiffié dans vostre esprit quand vous scaures que j’ay fait un voyage de six mois en province, et que ce n’a esté qu’à mon retour que je les ay receus et leus avec tout le plaisir imaginable ; il est vray que feu M. Peyrat [2] dont je regrette la personne, et cheris fort la memoire [m’avoit fait] part de vostre dessein et que j’avois pris la liberté de lui dire mes sentimens, mais je m’appercoy bien qu’il n’y a rien de [fort utile et] qu’il n’y a qu’à vous laisser faire et que quelque ton que vous donnies aux choses, ce sera tousjours un ton agre[able] et plein d’un brillant qui vous est particulier. Tout ce qu’on a à souhaitter est seulement que vous ve[u]illes bien continuer et ne pas priver le public du plaisir et du profit qu’il trouve dans vos escrits. Je puis vous asseurer sans dessein de vous flatter que tous ceux qui ont leu vos journaux en sont extremement satisfaits, et qu’on leur donne une approbation generalle, on a trouvé seulement à redire deux choses au premier, l’une que quoy [que] feu M. de Laroque meritast l’eloge que vous en aves fait [3] il est trop estendu pour un journal, l’autre que vous aves marqué de la flatterie, ou de la malice, en affectant de louer / et de deffendre un certain livre qui n’est point de gout du public et qu’on ne scauroit croire estre du votre [4], pourquoy dit on ressusciter un ouvrage dont heureusement pour l’autheur la memoire estoit deja esteinte. A l’esgard de second journal on n’approuve pas que vous ayez joint à des pieces d’erudition et veritablement dignes de la Republique de Lettres une farce d’Arlequin [5], on dit que ces sortes d’ouvrages qui sont dans les journaux ne meritent pas cet honneur, et que le seul tiltre ridicule d’Arlequin choque le lecteur le voyant occuper sa niche parmi les pieces de premier ordre. Il est vray que l’autheur de Scapin estoit aussi l’ autheur du Misantrope et du Tartuffe. [Mais aussi] qu’Arlequin ou ceux qui travaillent pour luy ne nous dedommageront jamais par de pareils ouvrages[ ;] c’est qu’on a fort apropos reproché à Moliere d’avoir ainsi allié Tabourin à Terence [6]. Voilà Monsieur ce que j’ay ouy dire sur vos deux premiers journaux dont d’ailleurs on dit tant de bien qu’en verité vous en devez estre tres satisfait. J’accepte au reste avec plaisir la commission que vous me donnes de vous informer des livres et des nouveautés qui viendront à ma connoissance et me tiendray bien heureux si je puis vous estre bon à quelque chose ; je vous demande aussy s’il vous plaist à vous qui estes en estat de le scavoir de m’informer des gens doctes et de reputation dans la science chimique et surtout ce que c’est / qu’un Albigius [7] dont j’ay fort ouy parler, et de certains scavants de Dantzie qui ont escrit soulz le tiltre d’ Hermetici foederati [8][ ;] comme je suis un peu entaché de cette philosophie vous me feries beaucoup de plaisir de me faire part de ce qu’il y aura de curieu[x] dans ce genre, et de me mettre mesme aux mains avec quelque doctes, car en ce pays icy on ne trouve que des ignorants ou des charlatans, et l’on ne peut quasy conferer avec personne sur cette science. Je vous demande cela Monsieur à condition s’il vous plaist de ne point vous destourner de vos occupations ni de votre route ordinaire, mais seulement en cas que cela se trouve en vostre chemin. Je suis Monsieur tres parfaittement vostre tres humble et tres obeissant serviteur.

Sy vous prenez la peyne de m’escrire vous pourries me faire rendre vos lettres par la mesme personne a qui j’ay [reglé] vos journaux. J’auray soing de la rembourser de s[a depense].

A Monsieur / Monsieur Bayle / à Rotredam •

Notes :

[1Dulignon était un Parisien avec qui s’était lié Joseph Bayle ; il était donc très probablement huguenot. Haag mentionne plusieurs protestants de ce nom, mais aucun d’eux ne semble pouvoir être le correspondant de Bayle, à qui il avait envoyé des numéros des NRL.

[2Joseph Bayle : sur sa mort, voir Lettres 272 et 275.

[3NRL, mars 1684, art. V, éloge de Mathieu de Larroque, dont le fils, Daniel, remercie Bayle : voir Lettre 299.

[4La remarque vise le compte rendu élogieux que Bayle avait donné, dans les NRL, mars 1684, cat. iv, des Dialogues de la santé (Amsterdam 1684, 12°) de Frémont d’Ablancourt : voir Lettre 343, n.2.

[5NRL, avril 1684, cat. v, compte rendu d’une « comédie qui a eu beaucoup de succès, et où les comédiens italiens ont représenté admirablement les friponneries qui se commettent dans la profession de procureur » : Arlequin procureur (Paris 1683, 12°).

[6Les adversaires de Molière, tout particulièrement les auteurs de l’hôtel de Bourgogne, tentèrent de le réduire au statut de « farceur », et, dans des vers célèbres, Boileau lui-même avait reproché au dramaturge de mêler la farce à la comédie « honnête » : « Etudiez la Cour, et connaissez la Ville. / L’une et l’autre est toûjours en modeles fertile. / C’est par là que Moliere illustrant ses écrits / Peut-estre de son Art eust remporté le prix ; / Si moins ami du peuple en ses doctes peintures, / Il n’eut point fait souvent grimacer ses figures, / Quitté, pour le bouffon, l’agreable et le fin, / Et sans honte à Terence allié Tabarin / Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, / Je ne reconnois plus l’Auteur du Misanthrope. » ( L’Art poétique, chant III, éd. Fr. Escal, p.178). La critique moderne insiste plutôt sur le génie qui a permis à Molière de réconcilier les deux publics traditionnels de la farce et de la « comédie des honnêtes gens ».

[7Nous n’avons su identifier cet auteur. Il se peut qu’il s’agisse d’une corruption du nom de Nathan Albineus, qui publia en 1653 à Genève une Bibliotheca Chemica Contracta avec un Carmen Aureum de lui, recueil qui fut réédité, toujours à Genève, en 1663 et 1673 : voir J. Ferguson, Bibliotheca chemica (Glasgow 1906), i.17-18.

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