Lettre 358 : Dulignon à Pierre Bayle
Je ne scay Monsieur quel jugemens vous aures formé de moy d’estre si longtemps à vous remercier des deux journaux que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer [1], mais j’espere que je seray justiffié dans vostre esprit quand vous scaures que j’ay fait un voyage de six mois en province, et que ce n’a esté qu’à mon retour que je les ay receus et leus avec tout le plaisir imaginable ; il est vray que feu M. Peyrat [2] dont je regrette la personne, et cheris fort la memoire [m’avoit fait] part de vostre dessein et que j’avois pris la liberté de lui dire mes sentimens, mais je m’appercoy bien qu’il n’y a rien de [fort utile et] qu’il n’y a qu’à vous laisser faire et que quelque ton que vous donnies aux choses, ce sera tousjours un ton agre[able] et plein d’un brillant qui vous est particulier. Tout ce qu’on a à souhaitter est seulement que vous ve[u]illes bien continuer et ne pas priver le public du plaisir et du profit qu’il trouve dans vos escrits. Je puis vous asseurer sans dessein de vous flatter que tous ceux qui ont leu vos journaux en sont extremement satisfaits, et qu’on leur donne une approbation generalle, on a trouvé seulement à redire deux choses au premier, l’une que quoy [que] feu M. de Laroque meritast l’eloge que vous en aves fait [3] il est trop estendu pour un journal, l’autre que vous aves marqué de la flatterie, ou de la malice, en affectant de louer / et de deffendre un certain
Sy vous prenez la peyne de m’escrire vous pourries me faire rendre vos lettres par la mesme personne a qui j’ay [reglé] vos journaux. J’auray soing de la rembourser de s[a depense].
A Monsieur / Monsieur Bayle / à Rotredam •
Notes :
[1] Dulignon était un Parisien avec qui s’était lié Joseph Bayle ; il était donc très probablement huguenot. Haag mentionne plusieurs protestants de ce nom, mais aucun d’eux ne semble pouvoir être le correspondant de Bayle, à qui il avait envoyé des numéros des NRL.
[2] Joseph Bayle : sur sa mort, voir Lettres 272 et 275.
[3] NRL, mars 1684, art. V, éloge de Mathieu de Larroque, dont le fils, Daniel, remercie Bayle : voir Lettre 299.
[4] La remarque vise le compte rendu élogieux que Bayle avait donné, dans les NRL, mars 1684, cat. iv, des Dialogues de la santé (Amsterdam 1684, 12°) de Frémont d’Ablancourt : voir Lettre 343, n.2.
[5] NRL, avril 1684, cat. v, compte rendu d’une « comédie qui a eu beaucoup de succès, et où les comédiens italiens ont représenté admirablement les friponneries qui se commettent dans la profession de procureur » : Arlequin procureur (Paris 1683, 12°).
[6] Les adversaires de Molière, tout particulièrement les auteurs de l’hôtel de Bourgogne, tentèrent de le réduire au statut de « farceur », et, dans des vers célèbres, Boileau lui-même avait reproché au dramaturge de mêler la farce à la comédie « honnête » : « Etudiez la Cour, et connaissez la Ville. / L’une et l’autre est toûjours en modeles fertile. / C’est par là que Moliere illustrant ses écrits / Peut-estre de son Art eust remporté le prix ; / Si moins ami du peuple en ses doctes peintures, / Il n’eut point fait souvent grimacer ses figures, / Quitté, pour le bouffon, l’agreable et le fin, / Et sans honte à Terence allié Tabarin / Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, / Je ne reconnois plus l’Auteur du Misanthrope. » ( L’Art poétique, chant III, éd. Fr. Escal, p.178). La critique moderne insiste plutôt sur le génie qui a permis à Molière de réconcilier les deux publics traditionnels de la farce et de la « comédie des honnêtes gens ».
[7] Nous n’avons su identifier cet auteur. Il se peut qu’il s’agisse d’une corruption du nom de Nathan Albineus, qui publia en 1653 à Genève une Bibliotheca Chemica Contracta avec un Carmen Aureum de lui, recueil qui fut réédité, toujours à Genève, en 1663 et 1673 : voir J. Ferguson, Bibliotheca chemica (Glasgow 1906), i.17-18.