Lettre 376 : Pierre Bayle à Jacques Lenfant

A Roterdam le 18 de janv[ier] 1685

Je dois reponse à je ne sai combien de vos lettres [1] Monsieur, et je ne sai comment m’excuser aupres de vous. Je n’en aurois aucune esperance si je ne savois pas que vous vous figurez aisément le peu de loisir que je dois avoir apres m’etre chargé de la rude corvée et du personnage insuportable de nouvelliste de la Republique des Lettres. Cette considération porte seule son excuse, de sorte que je ne m’amuserai pas trop à vous en faire davantage. Il vaut mieux vous remercier de vos bons avis qui sont assurément d’un homme de fort bon gout, et vous prier de continuër à me dire toujours avec la derniere sincerité tout ce qui vous semblera de mes Nouvelles. On peut esperer que cela me fera du bien, et on ne doit pas craindre que je me chagrine de quoi que ce soit que mes amis me diront.

A l’egard des gazettes raisonnées [2] je vous dirai qu’il y a trois personnes qui passent pour en faire, et que ni les uns ni les autres ne distribuent ici qu’à tres peu de gens leur ecrit. Ils ne les destinent presque qu’aux pays etrangers, et ainsi cela ne fait gueres de bruit en Hollande, si ce n’est quand l’ambassadeur de France s’en plaint quelquefois. J’ai veu quatre ou cinq fois celles que Mad le de Cingler veuve d’un gazetier de ce nom d’Amsterdam, dont la gazette s’intitule Nouvelles solides et choisies, a fait faire tantot par De Versé tantot par le s[ieu]r Fleurnois [3], tantot par d’autres, et cela n’etoit pas grand chose. Je croi que celles du s[ieu]r Lafon que je n’ai jamais veües sont les meilleures [4]. Si vous souhaitiez avoir le recueil entier, il faudroit faire connoitre à quelques marques si ce sont celles de Lafon, ou celles de Cingler, ou les troisiemes [5] que vous souhaitez, et il sera facile de vous les procurer toutes.

Je croi que vous savez que M. Arnaud a ecrit une seconde fois contre le P[ere] Mallebranche, et qu’on va imprimer la 2 e reponse de celui-ci, qui sera à peu pres de la meme longueur que la premiere. On attend au 1 er jour un 3 e écrit de M. Arnaud contre le même adversaire [6]. La Croisade des protestans est un petit mechant livre [7] que je n’ai point leu, et qui ne merite pas qu’on s’en informe, à ce que disent les connoisseurs. Je pense qu’on y propose les moyens de rendre formidable les protestans sur mer en leur donnant par exemple Tanger, d’où ils feroient de courses vers l’Italie, comme les chevaliers de Malthe en font sur les Turcs.

M. Witichius est fort suivi à Leyde [8] et a plus d’auditeurs lui seul que tous les autres ensemble, parce qu’il est l’appui et le rempart de Cocceius et des • cartesiens dont le parti plait plus aux jeunes gens. Je n’aprens pas qu’il ait fait imprimer des livres depuis un ou 2. ans.

Je suis bien aise que M. Fabrice ait été content de la maniere dont j’ai parlé de ses ouvrages [9], et vous pouvez l’assurer qu’en cela j’ai parlé selon mes lumieres, et sans les veuës d’interet qui font qu’on loüe quelques fois les auteurs afin de s’en faire autant d’amis. Ses ouvrages n’ont pas besoin de ce circuit* et de ces veües. Peu s’en faut que je ne vous face une querelle d’Allemand, de ce que vous loüez mes Nouvelles / avec si peu de retenüe, ne le faites plus je vous en supplie, cela n’est bon qu’à gater les gens. Je salue de tout mon cœur M. Darassus votre collegue, et M. et M me de Chadirac [10].

Vous savez bien que M. [Le Cene] passe pour l’auteur du livre De la Predestination [11]. Je trouve la reflexion que vous faites sur cette matiere fort juste. Je ne sai si je vous ai repondu sur la commission qui concerne M. Leers. Si je vous en ai parlé dans ma precedente, je vous ai dit qu’il a encore une trentaine de vos Considerations generales, et qu’il ne sauroit vous les envoier que par la foire de Francfort qui est encore fort éloignée. Je voudrois pouvoir vous envoier mes Nouvelles tous les mois, mais je n’en sai aucune route. M. Gautier [12] est toujours en ce pays, tantot à La Haye, tantot et le plus souvent à Amsterdam. Il s’est fait fort estimer par tout où il a paru. Je ne voi pas grand[e] apparence qu’aucun ministre fasse ici fortune, ou s’y puisse etablir. Par le plus grand bonheur du monde M. Pichot grand ami de M. Darassus s’en va avoir une Eglise à 4 lieues d’ici, on l’appelle Tergaw. Si j’avois veu M. de Chaillere je n’aurois pas manqué de lui faire toutes les civilitez possibles, mais je ne l’ai point veu [13]. Je vous supplie de faire partir incessamment, incessamment [ sic] cette lettre [14] pour Geneve, et de me croire votre tres humble et tres obeissant serviteur. Je n’ai pas seulement le tems de relire cette lettre.

Notes :

[1Beaucoup de ces lettres sont perdues : voir Lettre 359, n.1.

[2Lenfant avait posé des questions sur les « gazettes raisonnées » dans sa lettre du 28 novembre : voir Lettre 359, n.6.

[3Sur Marie Patoillat, épouse de Gabriel de Saint-Glen, et sur le périodique, Nouvelles solides et choisies, qu’elle continua à publier après la mort de son mari, voir Lettres 260, n.5, et 359, n.6.

[4Il s’agit probablement ici de la Gazette ordinaire d’Amsterdam, publiée jusqu’en 1687 par Jean Alexandre de La Font, l’un des plus célèbres gazetiers de Hollande : voir Lettre 89, n.89, Dictionnaire des journalistes, n°442 (art. de J. Sgard), Dictionnaire des journaux, n°494 (art. de J. Sgard), et La « Gazette d’Amsterdam » : miroir de l’Europe au siècle, dir. P. Rétat (Oxford 2001).

[5Les « troisièmes » sont sans doute les Nouvelles extraordinaires de divers endroits, publiées sous ce titre à Leyde à partir de 1679, après l’avoir été sous celui de Traduction libre des gazettes flamandes et autres dès 1677, par Jean Alexandre de La Font, et communément désignées comme la Gazette de Leyde : voir Dictionnaire des journaux, n°514 (art. de J. Popkin).

[6Sur le début de la bataille entre Arnauld et Malebranche, voir Lettre 322, n.12. Après le traité Des vraies des fausses idées (Cologne 1683, 12°), auquel Malebranche répondit l’année suivante (Rotterdam 1684, 12° : voir NRL, avril 1684, art. II), Arnauld publia sa Défense [...] contre la Réponse au livre « Des vraies et des fausses idées » (Cologne 1684, 12° : voir NRL, septembre 1684, art. II) ; Malebranche publia alors la quatrième édition du Traité de la nature et de la grâce augmentée du IVe Eclaircissement (Rotterdam 1684, 12°) et sa Défense […] contre l’accusation de M. de La Ville (Rotterdam 1684, 12°), et, au début de l’année 1685, Trois lettres de l’auteur de la « Recherche de la vérité » touchant la Défense de M. Arnauld contre la Réponse au livre « Des vraies et des fausses idées » (Rotterdam 1685, 12°). Le débat changea alors de terrain avec la publication, annoncée par Bayle dans cette lettre, de la Dissertation de M. Arnauld sur la manière dont Dieu a fait les fréquents miracles de l’ancienne loy par le ministère des anges. Pour servir de réponse aux nouvelles pensées de l’auteur du « Traité de la nature et de la grâce » (Cologne 1685, 12° : voir NRL, mars 1685, art. IV), à laquelle Malebranche réagit par sa Réponse à une dissertation de M. Arnauld contre un éclaircissement du « Traité de la nature et de la grâce », dans laquelle on établit les principes nécessaires à l’intelligence de ce même traité (Rotterdam 1685, 12°). Voir D. Moreau, Deux cartésiens. La polémique entre Antoine Arnauld et Nicolas Malebranche (Paris 1999).

[8Sur Christophe Wittichius, professeur de théologie à l’Université de Leyde, voir Lettre 359, n.14.

[9Johann Ludwig Fabricius, de limitibus obsequii erga homines, dont Bayle a rendu compte avec éloge dans les NRL de juillet 1684, art. III. Le journaliste a retrouvé, sous la plume du théologien de Heidelberg, des thèses sur l’obéissance due au souverain qui correspondent à sa propre sensibilité. Il en souligne l’actualité : Fabricius « paroît n’avoir point d’entêtement, et […] donne aux matieres un tour agréable. Il ne faut pas qu’il oublie, s’il lui plaît, de traiter un peu à fond un article qu’il a déjà effleuré, sçavoir si on doit tenir des assemblées pour le service divin lors que le souverain le défend. On imprima l’année passée un petit livre fort bien écrit, intitulé Avis salutaire aux Eglises réformées de France, où l’on soûtient avec beaucoup de chaleur, et peut-être trop vivement, qu’il faut périr plûtôt que de renoncer aux assemblées publiques. » L’ouvrage en question (Amsterdam 1685, 12°) est dû au pasteur Charles Icard.

[10Sur Darassus, voir Lettre 164, n.28 ; sur les Chadirac , voir Lettre 119, n.19.

[12François Gaulthier de Saint-Blancard : voir Lettre 341, n.10.

[13Sur François Pichot, pasteur initialement à Monbazillac en Basse-Guyenne, ensuite réfugié aux Pays-Bas et pasteur à Gouda, voir Lettre 244, n.38.

[14Il semble inutile de spéculer sur l’identité du destinataire de cette lettre de Bayle envoyée à Genève par l’intermédiaire de Lenfant ; le texte n’en est pas connu.

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