Lettre 40 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[Coppet, le] 10 fev[rier] 1674

Il est si necessaire, mon cher Mr, que je vous ecrive souvent, qu’encore que je doive etre asseuré que mes lettres ne vous divertissent guere, je suis resolu neantmoins de vous en envoyer grande quantité. Mais quelle necessité y a t’il à cela me direz vous : la voici ; c’est que plus je vous ecrirai, plus j’espere que mes lettres seront souffrables*. En effet, je me suis tellem[en]t enrouillé pend[an]t la discontinuation de notre commerce*, que je voi bien qu’il me faut beaucoup d’exercice pour me remettre en haleine, et pour reveiller mon imagination. Elle etoit en quelque espece de bon train quand je cessai de vous ecrire, et à son dereglement pres, il me semble qu’elle alloit assez bien par pays, mais je ne sai par quel malheur je m’allai aviser de ne vous plus ecrire : car dés ce moment là elle est devenue si rosse* que je ne puis plus la faire marcher. Il n’y a coup d’eperon qui tienne, tant l’oisiveté l’a engourdie. Je connoi à cette heure qu’il me la faut travailler un peu rudem[en]t si j’en veux faire quelque chose, et que le trop d’aise ne luy est pas bon. Il faut que je luy fasse le traittem[en]t que le roy Charles 9 faisoit aus poetes [1]. Vous savez, Mr, qu’il se piquoit de poesie, et qu’il recevoit fort agreablem[en]t ceux qui luy presentoient des vers : Mais il les recompensoit petit à petit, croyant par là de les engager toujours à bien faire. Sur quoi il avoit accoutumé de dire que les poetes ressembloient aux chevaux. Il les faut nourrir et non pas les trop soûler ni engraisser ; car ils ne valent rien apres cela. Ce qui me fait souvenir de cette bonne vieille de la fable qui donna tant d’orge à sa poule qu’elle en cessa de faire des œufs à cause de son trop de graisse [2]. Pour revenir à mon imagination, il est certain que je la trouve toute recrue au prix de ce qu’elle a eté. Car encore qu’elle s’egarat du bon chemin et qu’elle allat à travers chams ; je pouvois pourtant me vanter qu’elle repondoit à l’eperon ; au lieu que presentem[en]t je perds tout mon latin à la vouloir mettre seulem[en]t au pas. Et cela m’afflige d’autant plus, que j’ayme par je ne sai quelle influence de mon etoile, les saillies de l’imagination. Je me plais à luy voir prendre le frein aus dents dans un livre, et courir à bride abbatue par monts et par vaux. Qu’elle fasse comme ce piqueur à qui Moliere fait dire

Je pousse mon cheval et par haut et par bas

Qui plioit des Gaulis aussi gros que le bras [3].

Et comme ces deux centaures dont parle Virgile, Æn[eidos] 7 :

Cursu rapido dat euntibus ingens

Sylva locum et magno cedunt virgulta fragore [4] .

Il y a de gens qui selon la remarque de Brantome [5], ont aquis l’estime de gens de cœur parce qu’en un jour en bataille, ils montoient un cheval fort en bouche*, qui les emportoit malgré eux, où il faisoit le plus chaud*. Il n’en faudroit pas davantage pour me faire avoir bonne opinion d’un autheur. Pourveu qu’il allat comme un torrent, je ne m’informerois pas si sa rapidité etoit volontaire, ou s’il etoit entrainé par une imagination imperieuse qu’il luy fut impossible de retenir. J’ayme ces emportemens jusques dans la predication, et je croi que vous m’avoüerez qu’ils ne sont jamais plus legitimes que là, pourveu que la simplicité de la doctrine chretienne n’en recoive p[oin]t de prejudice. Qu’il est beau, Mr, d’entendre un orateur qui parle sur la foy de son imagination, et qui voguant en pleine mer, vous fait faire le tour du monde en moins d’une heure. Il y en a qui se croyent perdus dés qu’il[s] le sentent hors de son ecrit, et qui craignent qu’il ne s’aille jetter la tete la premiere dans quelque precipice, et eux avec. Mais pour moi je m’en mets fort l’esprit en repos, et je me flatte de cette douce esperance que leur bonne fortune les conduira par de beaux chemins, et que s’ils n’arrivent pas à leur but, au moins feront ils d’assez bonnes prises dans leurs egaremens, pour se recompenser du reste. C’est ce qui arrive aus soufleurs*, car quoi qu’ils ne parviennent pas à la pierre filosofale où ils butent*, ils ne laissent pas de rencontrer sur leur chemin de choses qui valent bien le chercher. Pour ce qui regarde les predicateurs, combien y en a t’il qui seroient malheureux, s’ils avoient bonne memoire, et qui, p[ou]r ainsi dire, sont portez par la tempete dans un meilleur port que celui où ils avoient dessein de surgir. Il leur en arrive à peu pres comme à ceux à qui un naufrage a valu la decouverte d’un nouveau monde. J’en ay ouy qui ayant perdu leur meditation, disoient les plus belles choses du monde, et qu’ils n’auroient jamais pensées de sens froid. Je n’eus pas plutot leu dans Martial l’epigramme qu’il a faitte sur la meprise de Mutius Scævola, que je leur en appliquai ce beau distique

Major deceptæ fama est et gloria linguæ

Si non errasset, fecerat illa minus [6] .

Il est vrai qu’il faut une imagination bien eclairée, et soutenue d’un grand fonds de science pour faire de ces heureux egaremens. Si cette clarté manque tout est gaté, l’esprit s’echauffe bien, et se donne bien l’essor, mais ne pouvant pas tirer de longue* à cause de la petite etendue de ses connoissances, il ne fait que roder à l’entour du pot, semblable à ces chevaux à qui on ferme les yeux et qu’on attache à une meule. Ils marchent et s’agitent de toute leur force, mais ce n’est que pour faire mille tours et retours dans un meme espace. Or comme il y a des incommoditez* partout, j’en trouve aussi dans ces imaginations si vives, et si j’avois un procez de consequence, je ne voudrois pas trop le fier à un avocat qui fut ainsi fait ; car je craindrois qu’au milieu de son plaidoyer il ne plantat * ma cause pour reverdir*, et ne courut apres quelque agreable pensée qui luy seroit venue par hazard. Il pourroit bien tellement s’echauffer sur ce nouveau [sujet] qu’il luy faudroit conclurre avant que d’etre retourné à l’affaire principale, et ce ne seroit pas trop le moyen de me faire gagner. Je me souviens à ce propos de ces chiens qui prennent le change, qui quittent un lievre pour un renard, ou pour un autre lievre. Les veneurs n’entendent p[oin]t raillerie là dessus. C’est une incongruité trop vicieuse pour la souffrir. Ils n’oublient rien pour remettre la meute sur les voyes* de la premiere bete, mais souvent ils en ont le dementy. Les chiens s’en sont si fort eloignés qu’il leur faudroit obtenir une prolongation de jour, pour les leur faire rattraper. Je voudrois donc qu’un avocat fut toujours maitre de son imagination, à moins qu’il ne declamat sur un subjet purem[en]t de fantaisie. Mais je m’appercois qu’il est tems de finir. Je m’arrete donc en cet endroit, apres m’etre encore plaint de l’engourdissement qui m’est survenu. Il me semble que l’année passée je faisois bien plus de chemin dans une lettre que je n’en ay fait dans celle cy ; de sorte que si cela me dure il me faudra faire en 2 fois ce que je faisois tout d’une haleine. Et comme vous ferez le meme chemin que moi par la patience que vous aurez de lire mes lettres, je voi l’heure que vous vous plaindrez que je vous fai marcher trop lentement, et que vous me direz avec les paroles d’ Horace

Hoc iter ignavi divisimus, altius ac nos

Præcinctis unum [7]

Je suis, mon cher Mons[ieu]r,

votre tres humb[le] serviteur

psQuand vous aurez leu la lettre de Mr Banage [8], vous m’obligerez bien de la communiquer à Mr Leger [9], aussi bien que celle cy de m[essieu]rs les Etats au roy d’Angleterre [10], et il me les renvoira en suitte. Je suis toujours en peine de savoir l’adresse de notre cher amy, car je voudrois luy ecrire souvent, afin de m’attirer plus de ses lettres.

Notes :

[1Bayle tire cette anecdote sur Charles IX et les poètes de Brantôme, « Charles IX », Mémoires, iv.3. Il y fera de nouveau allusion dans DHC, « Daurat », rem. F.

[2Bayle fait allusion à une fable de Gilles Corrozet, « D’une femme et de sa poule », parue dans Les Fables du tres ancien Esope, premierement escriptes en grec, et depuis mises en rithme françoise (Paris 1542, 8 o ; nouvelles éditions à Rouen en 1578 et 1587), n o cii.

[3Molière, Les Fâcheux, ii.vi, vers 569-70 ; « gaulis » : grosses branches.

[4Virgile, Enéide, vii.676-77 : « Lorsqu’ils descendent en courant, l’immense forêt s’ouvre devant eux et sur leur passage s’élève un fracas de branches brisées. »

[5Bayle fait allusion au récit de Brantôme, « M. de Nemours », Mémoires, iii.9.

[6Martial, Epigrammes, i.xxi.7-8 : « L’erreur de cette langue a grandi son renom et sa gloire : si elle ne s’était pas égarée, l’exploit eût été moindre. » Bayle a substitué à la fin de la première ligne linguæ à l’original dextræ. L’épigramme concernait Mucius Scævola se punissant lui-même en plaçant sa main sur un brasier, parce qu’il avait assassiné par erreur le secrétaire du roi Porsenna, alors que c’était ce prince étrusque qu’il voulait tuer.

[7Horace, Satires, i.v.5-6 : « Par paresse, nous fîmes l’étape en deux fois : un jour suffit à qui sait, mieux que nous, relever sa ceinture. »

[8Cette lettre de Jacques Basnage n’a pas été retrouvée.

[9Antoine Léger (1652-1719), fils d’un pasteur vaudois réfugié à Genève qui était devenu professeur à l’Académie de cette ville, fit ses études à Leyde et à Genève, où il fut compagnon d’étude de Bayle de 1670 à 1672. Après un long voyage entrepris pour compléter sa formation, de 1675 à 1678, il fut pasteur à Chancy, dans la campagne genevoise, puis à Genève, et devint finalement professeur à l’Académie, où il enseigna d’abord la philosophie, de 1686 à 1713, et ensuite la théologie, de 1709 à 1719, comme suppléant de Bénédict Calandrini : voir Stelling-Michaud, iv.305, n o 3970.

[10Il s’agit de la Copie d’une lettre escrite au roy de la Grande Bretagne, par messieurs les Estats Generaux le 25 octobre l’an 1673 (La Haye 1673, 4 o). Ce document connut une traduction anglaise à laquelle était adjointe une réponse de Charles II : The Letter sent by the States-General […] to His Majesty, by their trumpeter : together with His Majesties answer to the said letter (London 1673, folio). La lettre est datée 15/25 octobre et la réponse 7/17 novembre 1673. Notons qu’il y eut aussi un peu plus tard A letter from the States-General of the United Provinces […] to the king of Great Britain, dated 9/19 December 1673 (The Hague 1673, 4 o). Nous n’en avons pas trouvé de version française, mais elle pourrait avoir existé. Sur ces textes et les efforts destinés à détacher la Grande-Bretagne de son alliance avec la France, habilement menés par de proches collaborateurs de Guillaume d’Orange, voir K.H.D. Haley, William of Orange and the English opposition 1672-74 (Oxford 1953), p.133-57. Dès mars 1673 avait circulé clandestinement en Angleterre un pamphlet destiné à encourager les parlementaires britanniques, déjà souvent rétifs devant la politique étrangère de Charles II, à accroître leur opposition à la guerre : Englands appeale from the private caballe at Whitehall to the Great Councill of the nation, dont il reste de nombreuses impressions, sans adresse bibliographique, in-4 o, ou avec une adresse bibliographique fictive, telle que : Londres 1673. Il y eut une traduction française de ce pamphlet : Appel de l’Angleterre, touchant la secrete cabale ou assemblée a Withaël à et envers le Grand Conseil de la nation, fait en anglois par un zelateur veritable de sa patrie, contenant une parfaite image des fausses demarches de la France, ensemble une ample demonstration du danger qu’il y a pour Sa Majesté britannique de continuer la guerre (s.l. 1673, 4 o), ainsi que des traductions néerlandaise et allemande. L’auteur de ce pamphlet d’une rare pertinence et qui exerça une incontestable influence, était Pierre III Du Moulin (1630 ?-1676), un des petits-fils du théologien réformé français Pierre I er Du Moulin et, par conséquent, cousin germain et beau-frère de Pierre Jurieu. Il est fort possible que Pierre III Du Moulin soit aussi l’auteur des textes cités au début de la présente note ou qu’il ait participé à leur rédaction. Son rôle occulte a été ignoré de ses contemporains, qui ne voyaient en lui qu’un des secrétaires de Guillaume d’Orange, mais l’ouvrage de Haley l’a bien mis en lumière.

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