Lettre 406 : Pierre Bayle à Jacques Lenfant

Votre lettre du 23/13 fevrier dernier me fut rendüe il y a environ huit jours par M. Papillon [1] à qui je fis toutes les caresses* et tous les offres de service que votre recommandation et son merite personnel exigeoient de moi Monsieur, il est allé faire le tour de la Hollande pour se venir fixer en suite à La Haye. J’avois seu par la reponse [à] celle que j’avois ecrite à Geneve sous votre couvert que vous aviez reçu ma derniere [2]. J’ai apris avec bien de la joye les nouvelles particulieres de votre etat que M. Papillon temoin oculaire m’a aprises, je vous souhaite de plus en plus tout bien et prosperité.

Ce sera avec bien de la joye que je parlerai du nouveau livre de M. Fabrice [3] des que je l’aurai veu par le retour de nos marchands de la foire de Francfort, ou que vous m’en aurez fourni une idée. Tout ce que cet habile homme met au jour plait infiniment.

Vous avez raison de soutenir que je ne suis point l’auteur de L’Esprit de M. Arnaud [4]. Quand vous en jureriez sur les autels vous ne seriez point en risque de faire une fausseté. Si c’est celui que M. Tavernier [5] dit ou non, problema esto, car les auteurs de pareils livres ne s’en vantent à personne, de sorte qu’on ne peut le savoir.

Je ne croirai jamais que M. Allix soit l’auteur du livre De la predestination. On ne doute point ici que ce ne soit M. [Le Cene] [6] et nonobstant ce que vous m’en dites, je croi qu’on a raison de n’en point douter. Je pourrois me tromper, mais voilà mon opinion. M. Allix a fait imprimer ici un volume de Sermons [7], dont quelques uns sont sur les paroles, Tu es Pierre, et sur son systeme de l’Eglise. Ils sont très bons, ce me semble. Vous verrez à Francfort, si vous y allez, une nouvelle Reponse du P. Mallebr[anche] à M. Arnaud [8] . Je ne puis vous dire encore si elle est bonne, parce que je ne l’ai pas leuë.

Je vous prie d’agréer un exemplaire d’une Suite de la Critique generale que j’ai mise [ sic] dans les balots de M. Leers [9]. J’ai eté si pressé et l’ouvrage etoit depuis si peu de tems en mon pouvoir, qu’à mon grand regret je n’ai eu le tems que de le faire coudre, au lieu que je voulois vous l’envoier relié. Je ne suis pas content de ce dernier livre, vous me ferez plaisir de m’en faire remarquer naïvement* les defauts. Ne craignez pas que j’en sois faché le moins du monde. Mes amis ne me sauroient plus obliger qu’en me disant franchement leurs griefs sur mes petites productions. J’ai eté à l’essai sur cela, et je puis dire par experience que je ne sens pas le moindre chagrin de leurs censures. Ayez la bonté de faire retirer par quelcun ce petit paquet du cher M. [L]eers à Francfort. Il m’a dit que vous / trouveriez dans sa boutique au meme lieu de Francfort les exemplaires des Considerations generales [10] que vous m’avez demandez.

Vous verrez à la meme foire un nouveau livre de M. Jurieu intitulé Prejugez legitimes contre le papisme in 4° [11]. Il travaille presentement contre le dernier livre de M. Nicole, dont le Port Roial fait tant de cas [12]. Vous y verrez aussi un ouvrage de M. Le Moine [13] rempli d’une tres grande literature*. Vous m’excuserez aisement de ce que je finis ici cette lettre avant que le papier soit fini ; puis que vous convenez vous meme que je me sois mis sur le dos une tache tres penible.

Je veux ecrire au premier jour au P[ère] Mallebranche pour le prier de me dire comment il peut avancer ces deux choses[ :] 1° que Dieu n’est point etendu formellement, 2° qu’il remplit tout, et même des espaces infinis hors du monde, car il dit cela dans son dernier livre contre M. Arnaud [14]. Quoi que je ne l’aye pas lu, je suis tombé en y jettant la veuë sur des endroits qui portent cela sans equivoque. Je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur.

 
Bayle