Lettre 415 : Pierre Bayle à Jean Le Clerc

[Rotterdam, début mai 1685]

 [1]
Je viens d’aprendre par une lettre de Mons r Des Bordes la nouvelle obligation que je vous ai, Monsieur, pour l’avis que vous m’avez donné de la faute qui s’est gl[i]ssée dans le 1. article des Nouvelles d’avril 1685 [2]. J’ai eu raison de dire que Solon etoit l’auteur du reiglement et non pas Lycurgue, mais il faloit donc dire que ce fut pour les Atheniens qu’il le fit et non pas pour les Lacedemoniens. C’est une chose pitoiable que l’esprit de l’homme ; il y a 20 ans que je sai que Solon a eté legislateur d’Athenes, et cependant les distractions que l’on a pour d’autres choses, ont fait que ni en relisant la copie, ni en corrigeant l’epreuve je n’ai pas fait reflexion que je le placois à Lacedemone. Sans vous cela seroit demeuré toujours là, car je ne relis plus les Nouvelles dés qu’elles sont renvoiées d’ici en epreuve. Je vous suis donc tres-obligé de votre avertissement[.]

Je souhaite que vous ne me sachiez pas mauvais gré de la brieveté que j’ai gardée en parlant des Entretiens [3]. Mr Desbordes [v]ous dira qu’il a falu qu’il ait renvoié au mois courant 3 [ou] 4 articles qui etoient pourtant assez vieux, et encore n’a t’il [pu] placer l’article des Entretiens tout court qu’il etoit qu’en se [ser]vant d’un plus petit caractere. Je ne pense pas que votre [a]mi se plaigne de ce que j’ai dit qu’il a traité cruellement s[aint] [A]ugustin [4], car cela n’est capable que de donner plus d’envie aux [le]cteurs de voir son livre, et cette bonne foi qu’il a euë de / reconnoitre que s[aint] Augustin etoit calviniste, et de le prendre à garend sur ce pied là et de decharger sur lui ses censures, cette bonne foi, dis-je, vaut cent fois mieux que tous les deguisemens des jesuïtes qui veulent que s[aint] Augustin soit dans le fond bon moliniste. Je dis bien plus, soutenir que s[aint] Augustin est tombé • ou plutot demeuré dans des doctrines que l’on croit tres dangereuses et en suite l’accuser de n’etre pas bien gueri des erreurs de l’ancienne secte, est à la verité le traiter cruellement puis qu’il lui est fort desavantageux de passer pour tel, mais neanmoins c’est parler consequemment et il n’y a rien là qui ne soit d’un habile homme qui suit ses principes, vou[s] savez que traiter cruellement un homme peut signifi[er] 2 choses, ou lui faire des injustices qui lui font un tres grand tort, ou lui reprocher justement des choses qui sont tres mauvaises. En prenant la chose dans ce second sens on ne doit pas facher ceux que l’on dit qui traitent cruellement un autre, • et faisant abstraction comme je fais en cet endroit là si s[aint] Augustin merite ou non d’etre accusé de manicheisme, je me contente d’insinuer qu’on dit de lui des choses qui tournent au deshonneur de sa memoire[.] Votre ami sans doute Monsieur, ne prendra pas pour une injure qu’on dise cela de lui. Je vous assure encore un coup que j’ai eté fort charmé de sa maniere de raisonner, et qu’il m’a paru sur tout faire de fortes / objections au P[ère] Mallebranche. J’aurai sans doute des occasions indirectes de temoigner plus amplement l’estime que je fais de ces Entretiens. Je suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur

 
Bayle

Je renouvelle à Mr Desbordes la priere que je lui ai faite de vous donner un exemplaire de mes Nouvelles lettres [5]

 

A Monsieur/ Monsieur Le Clerc professeur/ A Amsterdam

Notes :

[1La date est ajoutée par Prosper Marchand, qui travaillait sur le manuscrit autographe : « mai 1685 ». Elle est certaine, puisqu’elle porte sur les NRL d’avril 1685, sorties des presses à la fin du mois, et que Le Clerc y répondit par la Lettre 416, datée du 11 mai 1685.

[2En effet, Bayle met « Lacédémoniens » pour « Athéniens » dans son compte rendu de la Polygamia triumphatrix de Jean Lyserus ( NRL avril 1685, art. I ; voir aussi Lettre 416 n.1) ; l’erreur est corrigée dans la version des OD.

[3Sur le compte rendu très bref que Bayle avait donné des Entretiens publiés par Le Cène et Le Clerc, NRL, avril 1685, cat. xiv, voir Lettres 359, n.8, et 406, n.6.

[4C’est à propos de la seconde partie des Entretiens, due à Le Clerc lui-même et non pas, comme le pensait Bayle, à Le Cène, que le journaliste commente : « bien loin d’imiter les ennemis de Jansenius, qui soutiennent que saint Augustin est tout-à-fait dans leur sentiment, il soûtient que les decrets d’élection, de réprobation, et de grace efficace, ne viennent que de la tête de saint Augustin, qu’il traite cruellement pour cela, jusques à dire que c’étoient des restes de l’hérésie des manichéens, de laquelle il n’avait pas été bien guéri ».

[5Bayle avait promis à Le Clerc un exemplaire de ses Nouvelles lettres critiques : voir Lettre 402, n.2.

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