Lettre 42 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[Coppet,] ce 2 mars 1674

Vous etes si fort et si fin, mon tres cher Monsieur, sur le chapitre des remercimens que je ne connoi guere de personnes de bon gout, qui ne voulussent vous obliger, si seulement ils etoient assurez que vous les en remercieriez avec ce beau tour de pensées que vous avez fait paroitre dans votre dernier billet. Pour moi qui commence à etre conscientieux, je me garde bien de prendre aucune portion de votre compliment, car je vous attraperois trop et vous seriez receu à vous plaindre de lezion*. Vous acheteriez le double trop cher ma petite recommandation (s’il est permis de l’appeller ainsi) si vous en paiiez la moindre de vos ingenieuses pensées. C’est pourquoi je declare que pour ce qui me concerne je prens en don tout ce que vous m’avez envoyé, et le couche entierement sur mon livre de recepte*.

Quant à S[on] E[xcellence] je vous puis dire qu’il est si affectionné à vous rendre ses services, qu’il est en etat d’ecrire encore pour vous [1]. Il faut seulement savoir si le synode des Eglises wallones de Zelande, est aussi celuy des Eglizes wallones de Hollande, ou si chacune de ces provinces tient synode à part, car si votre affaire etoit uniquement sous la jurisdiction des Eglises de Zelande, il y auroit moyen d’interesser en votre faveur des personnes qui peuvent beaucoup en cette province [2] et si cela est et que Mr le comte le sache lundy prochain, il ecrira de droiture* d’une maniere bien efficace. Il me semble Monsieur, que votre affaire est en des termes à en esperer une heureuse issue, lors que je fais reflexion qu’il n’y a pas apparence que vous songiez de quitter ce pays pour faire valoir votre talent ches les etrangers. En effet ceux qui connoissent votre eloquence, et qui seroient en etat de la traverser par la crainte qu’elle ne vint eclipser toute leur reputation, ne formeront aucun obstacle s’ils voyent que vous la deployeréz ailleurs. C’est ce qui fait Monsieur que je prends la liberté de vous demander ( sub sigillum confessionis [3] c’est à dire sous promesse d’une exacte taciturnité) si ce n’est pas là votre pensée, et s’il ne sera pas bon que ceux qui ecriront pour vous insinuent cela, afin que cela etant tourné adroitement à ceux qu’il apartien dra*, puisse les concilier à votre cause d’autant plus avant. Ou bien Monsieur permettez que je vous prie de nous suggerer le biais que vous jugerez le plus propre, parce que Mr le comte parlera de votre affaire sous cette forme et de cet air* là et priera les personnes du credit desquels il se veut aider, de la proposer en cette sorte. Vous aurez la bonté de vous ouvrir jusques là ; Il me semble selon mes petites lumieres qu’il y a des adresses pour rendre une cause favorable, dans la maniere de l’insinuer [4]. Sed quid ego sus Minervam [5] . Je finis en vous protestant avec toute la sincerité imaginable que je ne souhaitte rien tant que de voir vos souhaits accomplis, et de pouvoir vous asseurer que je suis tout à vous

le 2 mars 1674

 

A Monsieur /Monsieur Minutoly / le fils proche la porte / de Rive / A Geneve

Notes :

[1La situation de Minutoli à Genève était anormale : Genevois de bonne famille, naguère pasteur dans les Provinces-Unies, il n’avait plus droit au titre de ministre et se trouvait sans emploi. Il semble avoir complété alors les ressources de son patrimoine en prenant des pensionnaires. En se présentant probablement plus en victime qu’en coupable, Minutoli avait raconté à Bayle ce qui, dans son passé, expliquait l’ostracisme qui le frappait.

[2Le comte de Dohna connaissait évidemment des gens de grands poids en Zélande ; mais la décision concernant Minutoli n’intervenait plus, depuis longtemps déjà, au niveau de la province : elle relevait du synode wallon qui se tenait bis-annuellement, dans une ville ou l’autre des Provinces-Unies.

[3« sous le sceau de la confession » : à savoir, du secret le plus absolu.

[4Quelques semaines après que fut écrite la présente lettre, au synode wallon tenu à Delft en avril 1674, en réponse aux sollicitations des autorités genevoises et à une pressante demande du comte de Dohna, les autorités wallonnes cédèrent enfin. Elles acceptèrent de remettre aux Genevois la décision ultime, non sans assortir leur concession d’une condition significative, celle que Minutoli n’exercerait plus jamais le ministère « dans ces provinces » : voir Livre synodal, Delft, art.5, p.737. La suggestion faite ici à son ami par Bayle pour permettre aux autorités wallonnes de sauver la face, pour humiliante qu’elle fût pour Minutoli, contribua certainement à l’issue heureuse de l’affaire. Elle a pu être conçue par Bayle, ou plus probablement, par le comte de Dohna, vieux routier de la politique et de la diplomatie, qui aurait chargé Bayle d’en faire la proposition à Minutoli, ce qu’on le voit faire ici avec tact. Sur l’heureuse issue finale de cette épineuse affaire : voir Lettre 53, p.270 et Lettre 93.

[5Cicéron, Académiques, i.v.18 : « Mais que fais-je, moi ? Le porc qui prétend enseigner Minerve ? » Bayle écrit ego au lieu de ago : voir Lettre 17, n.41. L’expression était proverbiale.

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