[Rotterdam, le 1 er juin 1685]

Au très distingué et très célèbre J. G. Graevius

Combien votre lettre m’a été la bienvenue [1], je crains de ne jamais pouvoir l’exprimer, de sorte que je vous prie vous-même de conclure que je suis disposé par la nature à attacher de l’importance par-dessus tous les autres avantages à me faire connaître aux hommes qui sont les ornements de leur siècle. Etant donné que parmi les plus savants hommes de notre ère, qui sont certainement très nombreux, vous brillez comme la lune parmi les étoiles mineures, jugez, je vous en prie, combien vous m’avez rempli de joie par la lettre que vous m’avez adressée, qui atteste votre amour particulier pour moi, et en plus m’accorde des louanges. Je pourrais, si je voulais, chercher des occasions de diminuer la nécessité d’être reconnaissant, en employant comme argument que je suis déjà déchargé d’une partie de la dette, moi qui cultive pour vous depuis longtemps d’une estime exceptionnelle et me sens prêt à faire dans votre intérêt tout ce que vous voudriez, ne cédant à personne quand il s’agit (et ce discours revient très souvent) de vos louanges et de vos mérites. Mais je vois assez et au-delà que ce service rendu est trop léger pour diminuer mes obligations envers vous. La seule voie qui me reste donc est de déclarer que je vous suis tout dévoué et entièrement disposé à accomplir tout ce qui inspire confiance, n’oubliant pas combien vous doivent tous les nourrissons des Muses et moi surtout qui ai pu m’attirer votre douce amitié. Je me félicite de savoir que vous nous donnez espoir d’être bientôt ranimés par votre présence. Ces hommes célèbres Jurieu et Henricius [2] se réjouissent fort d’apprendre cette nouvelle et me chargent de vous transmettre leurs salutations distinguées, très heureux qu’ils sont de se sentir l’objet de votre affection et de voir que leur souvenir n’est pas sorti de votre cœur. Mais ce jour heureux par-dessus tout va arriver où il me sera permis de jouir de cette très docte et très agréable présence et d’apprendre aussi ce dont vous voulez m’avertir au sujet de mon journal.

J’en viens maintenant à ce que vous a communiqué le savant Jean Hardouin. Je voudrais que vous lui attestiez dès que vous lui récrirez, que j’ai pris le plus grand soin de ne rien dire qui pût porter atteinte à sa réputation. A la vérité, j’ai rendu publiques les plaintes de beaucoup d’hommes érudits contre lui, mais, le genre de préambule que vous proposez une fois ajouté, il est de l’intérêt des hommes doctes de savoir ce que d’autres répètent partout sur leur compte, car l’occasion se présente ainsi de se disculper, de dissiper d’un seul coup toutes les rumeurs fâcheuses et d’éviter que j’ajoute foi aux bruits répandus par ces doctes antiquaires. Je crois donc qu’ Hardouin n’a pas été fâché contre moi, surtout étant donné que je suis disposé à faire de la place à ses réponses [3]. Ainsi j’espère que l’affaire s’arrangera de sorte qu’il se croira satisfait et aussi que vous jugerez combien m’importent vos clairs conseils. Adieu, très érudit Monsieur, et continuez à m’aimer, moi qui suis tout à vous.

A Rotterdam, ces Kalendes de Juin, 1685.

Notes :

[1Bayle répond à la Lettre 425.

[2Jacob Henricius (1630 ?-1710), résident à Rotterdam, avocat, érudit et précepteur à l’Ecole latine, dont il était co-recteur de 1680 à 1703. Il était voisin de Jurieu dans la Hoogstraat (où était située également l’église wallonne de Rotterdam) et c’était un ami de Grævius et de Gronovius. Bayle mentionne Henricius dans le DHC, art. « Archilochus », en le remerciant de lui avoir donné accès à sa bibliothèque. Henricius servit aussi d’intermédiaire entre Bayle et certains érudits italiens, tels que Magliabechi à Florence : voir N. van der Blom, « Jacobus Henricius (1630 ?-1710) », in Programma Gymnasium Erasmianum 1966-1967 (Rotterdam 1966), p.13-17.

[3Bayle publie la lettre de Jean Hardouin : NRL, juin 1685, cat. ix.

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