Lettre 439 : Pierre Rainssant à Pierre Bayle

[Versailles,] ce 12. juillet [16]85.

J’ay fait, Monsieur, plus que vous ne me demandiez pour l’affaire de Mr v[ot]re frere [1]. J’en ay parlé à Monsieur Pelisson [2], que je n’ay pas eu peine de mettre dans vos interets parce qu’il connoit vostre merite, et qu’il en fait beaucoup de cas. Il m’a dit qu’il sçauroit premierement de Monsieur de Chasteauneuf [3] le sujet de l’emprisonne[ment] dont il est question, qu’il m’en donneroit advis, et qu’ensuite s’il estoit besoin d’en escrire à Mons[ieur] d’Aguesseau intendant [4], il luy en escriroit et qu’il ne negligeroit rien pour vostre service dans ceste rencontre. Quand je sçauray quelque chose qui meritera d’estre sçeüe de vous, je ne manqueray pas de vous l’escrire. J’ay d’autant plus de facilité de solliciter Monsieur Pelisson, que le Roy nous loge sous un mesme toit [5].

Il est fort fasché que / vos journaux ne se debitent plus librement dans Paris [6], et d’estre obligé à ne les voir que par emprunt. Je luy ay promis de luy faire voir les quatre volumes que j’en ay, dont on relie les deux derniers. Je trouveray moyen de les luy faire venir bientost par un de mes amis qui ne paye pas de port, non plus que moy. Mons r de Surmont [7] m’a envoyé la 3 partie de l’ Histoire de l’Empire [8]. On m’asseure que je trouveray à Paris le livre De la verite de la religion chrestienne par Mons r Labadie [9]. Je l’entens fort estimé icy. Je me suis chargé volontiers de vous envoyer la medaille de feu Monsieur le Premier President sur la lettre de Mons r l ’adv[oca]t g[é]n[ér]al son fils [10]. Voicy aussi ma lettre et quelques papiers qu’une personne de ma connoissance m’a prié de vous faire tenir. / J’addresse à Monsieur de Surmont le livre Des amazones [11] dont on vous envoye l’extrait. Vous me faites un tres grand plaisir de continuer à m’envoyer vos journaux. Ils sont pleins d’erudition, et d’agrément autant qu’un livre qu’on puisse lire.

On m’asseure que Mr Rou se dispose à faire graver de nouveau ses Tables chronologiques [12]. Il en aura veu sans doute de certaines qui sont imprimées à Londres et escrittes en anglais [13]. [On] dit qu’elles sont fort bonnes et fort amples. Pour moy je suis tres content de celles de Mons r Roy [14], et je les ay fait tendre sur de la toille dans une bibliotheque, qui est celle du Cabinet des medailles du Roy [15]. Je n’ay point receu la lettre dont vous m’escrivéz [16], mais j’ay bien de la joye que vous ayez publié la response du jesuite Hardouin [17]. Vaillant travaille à luy donner un plat / de son mortier [18]. Je vous l’envoyeray quand il sera prest. Celuy cy entend tres bien les medailles ; et à vous dire, le jesuite n’y entend rien, mais d’ailleurs il est sçavant en beaucoup d’autres choses. Le mal est qu’il veut passer pour s’entendre en tout. Vous sçavez ce que Quintilien dit de Cornelius Celsus : dignus titulo librorum qui omnia scisse credatur [19]. Voilà le Pere Hardouin tout tel qu’il est. Mais Celse avoit [...] les affranchis qui luy faisoient des memoires et les [...] derobe les memoires à des personnes libres et exemptes de sa jurisdiction. Je suis, Monsieur, tres humblement à vous.
Rainssant

Notes :

[1Sur l’arrestation de Jacob Bayle, voir Lettre 438, n.1. Deux jours avant la date de cette lettre, le 10 juillet, Jacob a été transféré au Château Trompette de Bordeaux : voir Calendarium carlananum, à la date du 27 juin.

[2Paul Pellisson-Fontanier (1624-1693), membre de l’Académie française depuis 1653, avait été premier commis de Nicolas Fouquet, le surintendant des Finances ; après l’arrestation de celui-ci en 1661, Pellisson devint, en 1668, historiographe du roi et abjura en 1670. Surtout, du point de vue des réformés, il était l’administrateur de la « caisse des conversions » : originaire de Béziers, il pouvait être sensible au sort de la famille Bayle et il pouvait intervenir auprès du roi pour solliciter la libération de Jacob. Voir A. Niderst, Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde (Paris 1976).

[3Balthazar Phelypeaux, marquis de Châteauneuf (?-1700), avait succédé à son père Louis Phelypeaux, seigneur de La Vrillière (1599-1681), au poste de secrétaire d’Etat chargé des affaires de la RPR ; il s’était vu priver de son pouvoir dans ce domaine par Louvois, qui poussait le marquis de Saint-Rut à agir au Languedoc avec la même brutalité qu’il avait exercée dans le Dauphiné. En effet, c’est en mai 1684 que, le marquis de Montpezat ayant été tué au siège de Luxembourg, le roi avait donné le gouvernement de Sommières en Languedoc au marquis de Saint-Rut : voir le Mercure galant, mai 1684 p.375.

[4Henri d’Aguesseau avait hérité de la charge de maître des requêtes par la mort de son frère aîné François en 1659. En 1663, il épousa Claire Le Picart de Périgny, fille d’un maître des requêtes et de Catherine Talon, nièce d’ Omer Talon. Il devint successivement intendant à Limoges (1666-1669), intendant à Bordeaux (1669-1673) et intendant du Languedoc (1673-1685) avant de devenir conseiller d’Etat (1685-1716). C’est donc à l’intendant du Languedoc que s’adresse Rainssant, mais d’Aguesseau participe contre son gré à la politique répressive du roi contre les protestants et, dès le mois d’août suivant, il obtiendra la charge de conseiller d’Etat et abandonnera sa charge en Languedoc. Malheureusement pour les réformés, c’est Lamoignon de Bâville, venu du Poitou avec ses fusiliers et ses dragons, qui succéda à d’Aguesseau : voir J.-L.A. Chartier, De Colbert à l’Encyclopédie. I. Henri d’Aguesseau, conseiller d’Etat (1635-1716) (Cahors 1988), p.201-251, Dictionnaire de Port-Royal, s.v. « Le Picart de Périgny », et Lettre 244, n.30.

[5Comme Pellisson, Rainssant était désormais logé à Versailles, où ils devaient disposer d’un « logement de fonction ». Ni l’un ni l’autre ne figure, cependant, dans les registres étudiés par W.R. Newton, L’Espace du roi. La Cour de France au château de Versailles, 1682-1789 (Paris 2000).

[6Sur l’interdiction des NRL, voir Lettre 383, n.4.

[7Sur M. de Surmont, voir Lettre 422, n.5.

[9Rainssant commet un lapsus : Jean de Labadie pour Jacques Abbadie, Traité de la vérité de la religion chrétienne, où l’on établit la religion chrétienne par ses propres caractères (Rotterdam 1684, 8°). L’ouvrage connut un grand succès en France : voir, par exemple, les lettres de Madame de Sévigné adressées à Bussy-Rabutin du 13 et du 26 août 1688.

[10Sur cette médaille, envoyée à Bayle à la demande de Denis Talon, avocat général, voir Lettre 422, n.3.

[11Bayle donnera dans les NRL, août 1685, art. I, le compte rendu – sans doute emprunté à « l’extrait » que lui envoie Rainssant – de l’ouvrage de Pierre Petit, De Amazonibus dissertatio, qua an verè extiterint nec-ne variis ultro citroque conjecturis et argumentis disputatur. Multa enim ad eam gentem pertinentia ex antiquis monumentis eruuntur atque illustrantur (Lutetiæ Parisiorum 1685, 12°). Cet ouvrage avait fait l’objet d’un compte rendu dans le JS du 16 avril 1685.

[12Sur cette nouvelle édition des Tables chronologiques de Jean Rou, voir aussi Lettre 448 ; cependant, le projet ne semble pas avoir abouti.

[14Rainssant écrit bien « Roy » mais c’est évidemment un lapsus pour « Rou ».

[15Sur la naissance du Cabinet des médailles et de la « petite Académie », voir Lettre 356, n.6.

[16Nous ne connaissons pas la lettre à laquelle Rainssant fait ici allusion : elle s’est sans doute perdue.

[17Bayle avait publié dans les NRL, juin 1685, cat. iii, « Réponse du Père Hardouin aux censures publiées contre lui » ; voir aussi Lettre 425, n.2.

[18Sur Jean-Foy Vaillant, voir Lettre 252, n.3. Bayle ne mentionne pas dans les NRL de réponse de Jean-Foy Vaillant à la lettre du Père Hardouin publiée dans les NRL de juin 1685 ; sur la querelle numismatique de Vaillant et Hardouin, voir Lettre 357 n.8. C’est en 1688 que Jean-Foy Vaillant publia ses Numismata aerea Imperatorum, Augustarum, et Caesarum : in Colomis, municipis et urbibus jure latio donatis, ex omni modulo percussa (Parisiis 1688, folio). En 1689, suivit l’ouvrage de Jean Hardouin, Antirrheticus de nummis antiquis coloniarum et municipiorum ad Joan. Foy-Vaillant (Parisiis 1689, 4°).

[19« digne, à en juger par le titre de ses livres, de la réputation d’avoir tout su ». Voir Quintilien, Institution oratoire, XII.24 : « cum etiam Cornelius Celsus de his omnibus conscripserit artibus [...] dignus ut eum scisse omnia illa credamus » : « puisque Cornelius Celse a écrit sur tous ces arts [...] il mérite de passer pour avoir connu toutes ces choses ».

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