Lettre 441 : Pierre Bayle à Jean Le Clerc

[Rotterdam, le 18 juillet 1685]

 [1]
Je vous ecris ce billet, Monsieur, pour vous temoigner le plaisir que j’ai pris à la lecture de votre ouvrage contre le P[ere] Simon [2]. J’y ai admiré votre savoir, et votre esprit. J’y ai trouvé une infinité de choses curieuses et qui marquent un homme qui examine et qui aprofondit et qui use d’un discernement severe. Il y a au reste mille traits piquans et bien assenés, qui reveillent le lecteur et qui tournent messieurs les docteurs de la belle maniere.

Mais permettez moi de vous dire que tous ceux qui l’ont veu le trouvent beaucoup plus dangereux que celui du P[ere] Simon, de sorte qu’au lieu que l’on s’attendoit que la Hollande produiroit une reponse qui raffermiroit les fondemens de la foi que ce pretre avoit voulu ebranler, on trouve que vous les ebranlez beaucoup plus que lui, et que tout votre Traitté sur l’inspiration des prophetes et des apotres ne peut que jetter mille doutes et mille semences d’atheisme dans les esprits. Vous savez mieux que moi combien il importe de conserver la Religion dans le monde, car le parti que vous avez embrassé je veux dire l’arminianisme n’est detaché du gros de l’arbre que parce qu’il a cru que l’interet de la conservation de la Religion devoit l’emporter sur mille passages de l’Ecriture qui parlent plus durement que Calvin lui meme, et sur toutes / les lumieres de philosophie qui nous prechent que la creature n’est point la cause efficiente de ce qui se fait dans le monde. Vous savez qu’on s’est toujours moqué de ces raisons quand on a consideré les suites qu’on en craignoit et vous savez bien qu’on a dit qu’il faloit prendre au pied de la lettre les expressions de l’Ecriture qui font l’homme le maitre de ses actions et metaphoriquement celles qui l’assujettissent à la destinée. Vous savez, dis-je Monsieur, que la raison de tout cela a eté qu’en disant que l’homme ne fait rien que ce à quoi la destinée le porte invinciblement on ruine la Religion. Cela etant on ne comprend guere que le meme parti qui a raisonné de la sorte nous donne des livres qui attaquent la divinité de l’Ecriture, sur quoi est fondée la religion chretienne, l’arminienne aussi bien que la calviniste. Assurement Monsieur, vous auriez suprimé cet endroit si vous aviez bien preveu les murmures que cela va exciter parmi les contre-remontrans contre les arminiens dont on croira que vous etes • l’interprete et les autres mauvais effects qui en naitront dans un pays aussi porté à l’atheisme que celui • ci. Je ne nie pas que vous ne vous serviez de raisons fort apparentes, mais vous savez bien les egards qu’il • faut avoir pour l’infirmité de la foi de tant de gens qui vous liront. Faites y reflexion vous meme et emploiez votre propre esprit à refuter • ce que vous avez avancé. Personne n’y / sauroit etre plus propre que vous si vous voulez y emploier vos talens, et je vous puis repondre que vous en acquerrez une gloire plus solide et plus pure tant pour vous que pour le parti que vous servez que ne sauroit etre la gloire d’avoir bien disputé contre ce qui fait notre assurance que nous ne suivons pas les fantaisies des hommes mais la revelation de Dieu. Vous me direz que ce n’est pas • bien prendre votre doctrine. Je vous avouë que vous ne dites cela ni formellement ni en consequence, mais c’est le mauvais usage que plusieurs feront de vos principes presque malgré qu’ils en ayent. Je parle au long de votre livre dans les Nouvelles de ce mois [3], et si j’avois osé le couronner et combler de loüanges apres ce qu’il y a qui fait deja murmurer les theologiens et dire qu’il est pire que Spinoza, je l’aurois fait avec la plus grande joye du monde mais je suis seur que vous aprouverez le menagement que j’ai gardé et que vous me pardonnerez la liberté que je viens de prendre de vous dire ingenument ma pensée. Je ne l’aurois jamais fait si je n’etois avec une tres particuliere estime votre tres humble et tres obeissant serviteur.
Bayle

le 18 juillet

 

A Monsieur/ Monsieur Le Clerc professeur/ A Amsterdam

Notes :

[1Le millésime découle de l’objet de la lettre : la publication « dans les Nouvelles de ce mois » du compte rendu par Bayle des Sentimens de quelques théologiens de Hollande : ce compte rendu parut, en effet, dans les NRL, juillet 1685, art. VII.

[3NRL, juillet 1685, art. VII.

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