Lettre 443 : Jean Le Clerc à Pierre Bayle

• A Amsterdam le 19 de juin 1684 [1]

Je me suis trouvé par hasard, Monsieur, dans la boutique de Mr Desbordes au moment qu’il a receu vôtre paquet, où il s’est trouvé un billet de vôtre part qui s’adressoit à moy [2]. Je l’ai ouvert avec impatience, et j’y ai d’abord rencontré des louanges que je ne merites [ sic] pas et dont je vous suis extrémement obligé. Mais je vous avouë que la suite m’a extraordinairement surpris, et que si je n’étois pas assûré que vous avez lû vous même le livre dont il est question, je croirois que vous avez suivi le rapport de quelque personne peu intelligente, et fort animée contre moy. Car enfin les deux lettres qui ont si fort émû les theologiens que vous me citez contiennent les pensées d’un autre, et je ne les propose que pour obliger quelque habile homme de les bien refuter. Il ne s’agit pas de moy, et encore moins des arminiens, dont aucun n’a vu le memoire avant que tout l’ouvrage ait été imprimé, et dont on sait assez que les sentimens communs ne sont pas conformes à ceux de l’auteur du memoire. Pour ce que vous croiez qu’il renverse la religion, permettez moy de vous dire que vous n’y avez pas assez fait de reflexion : supposer la verité des miracles et de la Resurrection de Jesus-Christ, • soutenir que nous avons dans le Nouveau Testament toute la doctrine de Jesus-Christ, sans qu’il nous manque rien d’essentiel, croire que les apôtres nous l’ont rapportée fidelement, qu’ils l’on[t] s[c]êlée de leur sang, et que Dieu leur a rendu temoignage par des miracles, est fort éloigné des pensées que vous avez de l’auteur. Si quelque théologien croit que c’est là renverser la religion, il seroit à souhaiter qu’il le fit voir, car le commun des chretiens a crû jusqu’à present que c’étoit là le fonds de la religion chrétienne. Vous trouvez que c’est ébranler les fondemens de la foy, que de croire que chaque mot de l’Ecriture n’est pas inspiré [3], peutêtre que d’autres en jugeront tout autrement, et Érasme, Grotius et plusieurs grans hommes se sont déclarez pour un sentiment fort semblable à celuy que l’auteur soûtient.

Les theologiens qui disent, que le memoire est pire que Spinoza [4], ont apparemment quelque interêt particulier qui les fait parler de la sorte, puis qu’à moins que de n’avoir jamais lû Spinoza on ne peut faire aucune comparaison entre son livre est [ sic] celuy-ci[.] Spinoza ne reçoit aucune inspiration des prophetes, il attribuë tout à leur imagination, et ici on soûtient que partout où les prophetes disent Ainsi a dit l’Eternel etc. ils ont eu une inspiration immediate des choses qu’ils disent et souvent même des paroles dont ils se servent. Je ne puis comprendre qu’on confonde des pensées si éloignées ; et je ne sai comment il a été possible que ces theologiens vous aient entrainé dans un sentiment si contraire à la verité[.] Je vous supplie, Monsieur, de relire cet endroit si terrible de sang froid, et de n’en juger qu’apres cette seconde lecture. Je suis / persuadé, si vous prenez cette peine que vous changerez infailliblement de pensée.

Je vous prie de croire que si la religion en avoit recu quelque atteinte, je n’aurois pas été assez impie pour • inserer ce memoire dans mes Lettres[.] N’i les arminiens ni moi n’avons aucun doute sur la religion chrêtienne, et nous la croions si assurée et si inébranlable, qu’elle est à l’epreuve de tous les • efforts de la critique la plus severe, et qu’en supposant même plus que l’auteur du memoire ne suppose, l’evidence des veritez celestes n’en est en aucune maniere obscurcie. Ce n’est pas par politique que l’on a deffendu les sentimens de tout le genre humain, excepté des calvinistes et de quelques cartesiens ; et ce ne seroit pas par une vuë politique que j’entreprendrois de defendre la verité de la religion chrétienne, si j’avois dessein de travailler sur cette matiere, mais parce que j’en suis plus fortement persuadé que d’aucune verité que je connoisse. Mais il n’est pas necessaire que j’entreprenne d’écrire d’une chose qui a déja été traitée à fonds par plusieurs habiles gens ; et pour le memoire de l’inspiration si ces pieux theologiens qui en ont été si fort scandalisez, entreprenoient de la refuter avec les conditions marquées dans le commencement d’une de mes lettres [5], ils m’obligeroient infiniment.

Autrement vous scavez fort bien qu’une chose ne devient pas vraie à force de dire qu’elle l’est, et de crier contre • ceux qui en doutent comme contre les athées. C’est une fort méchante méthode que celle là pour deffendre la verité, et peut être qu’on ne sauroit • faire • rien de plus propre pour la détruire. Je n’ai pas souhaité que vous loüassiez mon livre, mais seulement que vous donnassiez un petit extrait de ce qu’il contient, sans en dire ni bien, ni mal : car quoy que je fasse beaucoup de cas des loüanges des personnes de votre characere, un journal n’est pas, à mon gré, un lieu où l’on doit s’attendre à être loüé. Mais, Monsieur, il faut que je vous avouë, que comme je ne m’attendois pas à des loüanges, je ne croiois pas aussi que vous diriez qu’il y a dans ce petit ouvrage des choses qui n’y sont point. Mr Desbordes m’a permis de lire vôtre m[anu]s[crit] [6] et j’ai remarqué deux endroits qui me font penser des choses que je n’ay point pensées. Le premier est dans l’addition • marginale où vous dites que l’auteur est animé contre Geneve [7]. Il n’y a rien de plus éloigné de mes sentimens. Mais quelques theologiens de Geneve ont commis de si grands exces qu’on ne doit pas trouver étrange qu’on les reprenne : et quelques theologiens de cette ville ne sont pas GENEVE. J’en serois bien fâché. Les railleries que l’on trouve contre la fueille de la Bible de Widerhold [8] ne meritoient pas d’être remarquées, puis que ce n’est qu’un des moindres endroits de l’ouvrage [9].

Le second endroit qui me surprend, c’est là où vous parlez du mémoire touchant l’inspiration. Vous me permettrez de vous dire encore un coup, Monsieur, que vous donnez au lecteur une idée de l’ouvrage qui n’est point conforme avec le dessein que je me suis proposé. Il me semble qu’il auroit fallu dire, si j’ose bien vous avertir de cela, que l’auteur des Lettres propose là un memoire aux habiles gens à dessein d’obliger quelque savant homme à eclaircir cette matiere et à refuter les pensées de l’auteur du memoire [10], comme il paroit manifestement par le commencement d’une de mes Lettres. La digression qui suit / touchant la liberté de donner au public ses pensées deshonore tout à fait tout le livre ; et si vous êtes dans la resolution de la laisser dans ce journal je vous supplierois fort de ne rien dire de tout l’ouvrage. Je crois aussi que vous ne ferez pas difficulté de rectifier les endroits que je viens de vous marquer, et particulierement ce luy où vous dites de l’auteur du memoire qu’il parle en socinien outré et en deïste [11], puis qu’il n’y a rien de plus éloigné de la verité. Les sociniens n’ont jamais traité de cette matiere, et les deïstes ne reçoivent pas les articles fondamentaux du christianisme, comme fait l’auteur, ainsi que je vous l’ai dit. Plût à Dieu que les deïstes en fussent tous logez-là : on verroit les mœurs du christianisme un peu plus reglées qu’elles ne sont. Si vous ne croiez pas que l’on puisse retoucher ce que vous en avez dit, je vous prierois encore une fois de remplir vos Nouvelles de quelque autre chose ; autrement on seroit contraint de faire savoir au public qu’on le trompe, et qu’on luy donne de fausses idées des ouvrages dont on parle. C’est ce que je crois devoir vous dire franchement, mais je suis persuadé qu’il ne sera pas necessaire qu’on en vienne jamais là.

Je suis, Monsieur, de tout mon cœur, vôtre tres-humble et tres-obéissant serviteur.
J. Le Clerc

Pardonnez à mon grifonage, il ne m’a pas été possible de prendre plus de temps pour vous dire ce que je pense du jugement que vous faites de mes Lettres, parce que je change aujourd’huy de logis.

 

• A Monsieur/ Monsieur Bayle professeur/ en philosophie/ A Rotterdam

Notes :

[1Le Clerc a bien écrit « 19 juin 1684 », mais la véritable date de la lettre est le 19 juillet 1685, car elle répond à la Lettre 441, où Bayle annonçait son compte rendu des Sentimens de quelques théologiens de Hollande. Bayle a indiqué lui-même sur le texte manuscrit : « Lettre de M. Le Clerc du 19 juin 1685 » (corrigeant le millésime mais adoptant à tort le mois annoncé par Le Clerc), et ce millésime a été recopié par une main inconnue qui corrige la date autographe de Le Clerc. La lettre suivante de Le Clerc (Lettre 445) comporte une erreur semblable sur la date.

[2Lettre 441.

[3Cette affirmation figurait-elle vraiment dans le compte rendu initial que Bayle comptait faire de l’ouvrage de Le Clerc ? Il est permis d’en douter, car en janvier 1685, le journaliste avait affirmé que « ce n’est point la doctrine des protestans que chaque livre, chaque chapitre et chaque verset soit la base et la regle de la religion. En effet quand on leur objecte qu’il y a des citations dans la Bible qu’on ne trouve plus, et qu’on en infere qu’il s’est perdu quelque livre canonique, ils ne font pas difficulté d’avouër que quand cela seroit vrai, leur foi n’en recevroit point de préjudice, parce que les véritez nécessaires au salut se trouvent assez clairement contenuës dans ce qui nous reste. Il faut dire la même chose touchant les petites altérations qu’on prétend qui se sont glissées dans les textes de l’Ecriture. Que les copistes ayent pris une lettre pour une autre en quelques endroits, cela n’y fait rien ; le corps des véritez révélées n’est pas attaché à cinq ou six voyelles ou consonantes ; il est répandu dans tout le canon ; et on ne laisse pas de l’y rencontrer, quoi que toutes les paroles ne soient pas précisément les mêmes qu’elles étoient au commencement. » ( NRL, janvier 1685, art. IX).

[4Le « Mémoire sur l’inspiration de l’Ecriture » inséré dans les Lettres XI et XII des Sentimens (p.222-245 et 248-285) : voir ci-dessous n.10.

[5Le Clerc se réfère à sa douzième lettre ( Sentimens, p. 246).

[6Le Clerc a lu chez Desbordes à Amsterdam le manuscrit du compte rendu par Bayle de ses Sentimens de quelques théologiens de Hollande ; celui-ci paraîtra, corrigé de façon à donner satisfaction – ou plutôt moins d’offense – à Le Clerc, dans les NRL, juillet 1685, art. VII.

[7Bayle modifie cette formule dans la version définitive du compte rendu, mais le sens reste le même : « La dernière lettre contient plusieurs réflexions choquantes contre les théologiens des Cantons suisses et de Genève, car pour le dire en passant, l’auteur est fort éloigné de ceux qu’on appelle calvinistes. »

[9Dans la version finale de l’article, Bayle s’exprime ainsi : « On prétend qu’il [le P. Simon] y a très-mal copié le langage d’un protestant, et que l’historiette qu’il y raconte, concernant la nouvelle version de la Bible qui a été commencée à Geneve, est pleine de faussetez. »

[10Le Clerc affirme ne pas être l’auteur du « Mémoire sur l’inspiration », ce dont Bayle doute. Prenant cependant acte de la déclaration du théologien, il en parle finalement en ces termes : « Les deux lettres suivantes [XI-XII] contiennent un long Mémoire que l’auteur avoit reçû d’un de ses amis, touchant l’inspiration des auteurs qui ont écrit les livres du Vieux et du Nouveau Testament. L’on débite sur cela des pensées peu communes, bien hardies, et qui marquent bien de l’esprit et bien de l’érudition. Il est à souhaiter que quelqu’un les réfute solidement. L’auteur nous assûre qu’il le souhaite de toute son âme, et il espere qu’en publiant ce Mémoire-là, il sera cause que quelque personne habile et judicieuse entreprendra d’approfondir et d’éclairer cette importante question. » Au début de sa lettre, Le Clerc lui-même avait affirmé ne proposer ces pensées « que pour obliger quelque habile homme de les bien réfuter ».

[11Bayle a tenu compte des griefs de son correspondant, puisque les expressions incriminées ont disparu de l’article publié dans les Nouvelles.

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