[Heidelberg, le 26 juillet 1685]

Jean Le Clerc à son [cher] Lenfant à Heidelberg

Je vous aurais répondu depuis longtemps, mon [cher] Philalethe, si je n’avais jugé qu’il fallait attendre la réponse de l’ami à qui on avait écrit de Paris au sujet de l’affaire de votre père [1]. Il a répondu depuis quelques jours et de telle manière que vous n’avez rien à craindre. L’esprit de nos marchands est tel qu’on ne peut rien espérer de certain de leur part et qu’il n’y a aucun espoir du moindre gain qui permette de vivre dans une région où tout se vend au prix le plus élevé. Par conséquent, votre père ne pourrait rester en vue ici, puisque nos réformés considèrent comme des ennemis tous ceux qui ne les favorisent pas partout et en tout. Aucun livre ne pourrait être édité non plus sur la controverse au sujet du Saint Esprit sans provoquer parmi eux le plus grand mécontentement, et à moins qu’on n’ait décidé de dire un éternel adieu à leurs Eglises. Ajoutez, d’ailleurs, qu’ici aucun profit ne revient aux auteurs de leurs livres, puisque les libraires s’estiment avoir beaucoup donné s’ils ont donné quelques exemplaires. Bien plus, on ne pourrait peut-être pas trouver un éditeur pour des écrits de ce genre ; je connais en effet combien notre siècle est difficile à satisfaire et tout ce qu’il faut pour qu’un livre soit lu avec plaisir. Ainsi tout effort doit être fait pour trouver quelque endroit en Allemagne même qui puisse être sa résidence de vieillesse, et ce d’autant plus qu’il n’y a aucun espoir chez les réformés hollandais ou anglais, car ils n’admettraient jamais un homme qu’ils croient mal penser du Saint Esprit, même s’ils avaient beaucoup de charges, à offrir aux étrangers, ce qu’ils n’ont pas.

J’ai reçu votre précédente lettre le jour même où on annonçait la mort de votre Electeur [2], mais vous ne disiez rien de cette perte. Informez-moi donc le plus tôt possible de l’état où sont vos affaires, qui, tant qu’il est incertain, m’inquiète. Ici la rumeur s’est répandue que les Français commencent déjà à chercher querelle à votre nouvel Electeur, et, encore qu’ils semblent s’être retirés de leur propre gré, ils épient l’occasion de faire la guerre ; si c’est vrai, vous êtes perdus. Mais du fond du cœur je prie Dieu le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ de détourner de vous cette tempête, et de conserver intacte cette tranquillité dont vous avez joui jusqu’ici.

Je me réjouis que mes dialogues métaphysiques [3] vous aient plu et j’entends dire que d’autres personnes les ont fort approuvés. Toutefois, j’ai reçu récemment une lettre de notre Chouet [4] où il me propose quelques objections qui naissent, à ce que je vois, de ce qu’il a assez mal compris mon sens ou plutôt de ce que je ne l’ai pas clairement exprimé, mais j’espère qu’il approuvera à ma réponse une fois lue. On trouve déjà en vente La Critique de la critique de Simon [5], où vous trouverez beaucoup de choses qui, si elles ne semblent pas nouvelles, ont été cependant rarement explicitées, ou beaucoup trop obscurément pour être clairement intelligibles. Dans cette lettre ont été insérées des observations au sujet de l’inspiration des Ecritures Saintes, que j’ai proposées aussi prudemment que je l’ai pu ; mais il y a toujours des hypocrites ou des superstitieux qui prennent tout en mauvaise part. Bayle, ce qui vous étonnera, est dans l’un et l’autre cas et m’a récemment écrit une lettre tout à fait sotte [6], où il faisait semblant d’être offensé par l’audace de ces observations, et disait que la religion en était renversée, mais de telle sorte qu’il apparaissait parler de la religion comme de quelque ruse politique par laquelle la populace devait être contenue. Dans son journal [7], il jugeait même assez malignement de l’ouvrage, ou plutôt faisait semblant d’avoir été offensé d’une manière extraordinaire. Mais j’ai écrit de nouveau [8] pour lui dire que, s’il n’était pas parlé d’une autre manière de mon livre, j’avertirais la République des Lettres que son historien, qui se conduit en juge suprême, offre aux lecteurs de fausses idées des livres dont il parle. J’ai fait voir, en effet, qu’il cherche en vain à diffamer comme déiste l’auteur des Observations que j’ai publiées sous le nom d’un autre [9]. Il a donc rayé tout ce qui pouvait m’offenser dans son journal, et m’a écrit plus doucement, ce qui a fait que j’ai répondu plus civilement. Mais, quoi qu’il en soit, je vois qu’il est de ceux qui ne cherchent pas beaucoup la sincérité et adhèrent aux partis dont ils espèrent tirer avantage. Beaucoup le croient athée, ce que je ne veux pas affirmer, mais quand je l’appellerai un homme scélérat et des plus médisants, vous verrez, quand vous aurez lu la lettre de sa part qui m’a été transmise il y a quelques jours pour que je vous l’envoie, que je n’affirme rien que je ne puisse prouver par les arguments les plus évidents. Je crois qu’il n’a pas suffisamment bien cacheté la lettre, ou bien qu’elle a été mal gardée par ceux à qui elle a été confiée. Mais comme il m’avait écrit si sottement au sujet de mon livre, j’ai cru qu’il aurait dit quelque chose de semblable en vous écrivant et je ne me suis pas trompé [10]. Je n’ai pas voulu être Bellérophon et envoyer cette lettre où il médisait peut-être de moi, de peur d’être blâmé avant de pouvoir me défendre. Ce qu’il dit d’un schisme et des arminiens est tout à fait faux et ridicule, mais tout cela vient sans doute de Jurieu, qui perd la tête en traitant de ces matières. Mais il n’est pas besoin de vous écrire une apologie à ce sujet, vous qui n’êtes pas effrayé par un épouvantail, pas plus que par celui-ci qui veut paraître avoir la conscience tendre. Vous pourrez juger de mon ouvrage quand vous le verrez. Et vous le verrez dès que j’aurai trouvé l’occasion de vous l’envoyer. Portez-vous bien et aimez-moi.

26 juillet [1685] Amsterdam.

« Mr Le Clerc vient de faire un livre contre Mr Simon. Il y a de bonnes choses mais trop hardies, vous devriez l’avertir qu’au lieu de faire du bien au parti qu’il a embrassé, je veux dire aux arminiens, il ne servira qu’à les rendre plus odieux, car il ne servira qu’à confirmer les gens dans la pensée où l’on est ici, que les arminiens savants sont sociniens pour le moins. Ce « pour le moins » n’est pas dit sans cause. Ces Mrs n’ont point de politique, car s’ils avoient témoigné moins d’entêtement pour le socinianisme, dont ils empoisonnent avec tant d’affectation tous leurs livres, il eût été aisé de raccommoder le schisme du synode de Dordrecht / mais franchement nos calvinistes se font un honeur et un merite d’éloigner une secte qui est l’égoût de tous les athées, déistes et sociniens de l’Europe [11]. »

Notes :

[1Sur les difficultés de Paul Lenfant, le père de Jacques, soupçonné de pajonisme, voir Lettres 146, n.18, 147, n.3 et 5, et 213, n.12 ; voir aussi Chaufepié, article « Pajon » rem. D et E.

[2Charles II de Wittelsbach, Electeur du Palatinat, était mort à Heidelberg le 26 mai : voir Lettre 430, n.1.

[4Jean-Robert Chouet avait écrit à Le Clerc le 16 juin 1685 une longue lettre de commentaire critique sur ces ouvrages : Le Clerc, Epistolario, i.340-349.

[6Il s’agit de la lettre de Bayle à Le Clerc du 18 juillet 1685 : Lettre 441.

[7NRL, juillet 1685, art. VII.

[8Voir la lettre de Le Clerc à Bayle du 19 juillet 1685 : Lettre 443.

[9Le Clerc commente la formule de Bayle : « tout votre Traitté sur l’inspiration des prophetes et des apotres ne peut que jetter mille doutes et mille semences d’atheisme dans les esprits » : voir Lettre 441, p..

[10Voir Bayle à Lenfant du 6 juillet 1685 : Lettre 436.

[11Extrait de la lettre de Bayle à Lenfant du 6 juillet 1685 (Lettre 436), envoyée par l’intermédiaire de Le Clerc, qui l’avait fait suivre après l’avoir lue – comme il vient de l’expliquer de façon un peu embarrassée à Lenfant : il cite ce passage comme témoignage de la férocité et de la mauvaise foi de Bayle dans son attaque contre l’arminianisme de Le Clerc.

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