Lettre 46 : Pierre Bayle à Jean Bayle

[Coppet,] le vendredy 23 mars 1674
Monsieur et t[res] h[onoré] p[ere],

Ayant releu un gros paquet que je croyois vous envoyer le mois d’aout passé [1], j’y ay trouvé si peu de choses que je ne deusse vous ecrire à cette heure, que j’ay creu qu’il faloit vous envoyer les lettres memes d’alors, y ajoutant seulement comme pour rafraichir la datte quelque chose d’un peu plus recent.

Mes necessitez sont toujours les memes, si ce n’est que depuis le mois de juillet, j’ay eté un peu secoüé de la fievre tierce, ce qui a diminué ma finance deja fort langoureuse. Si bien que j’ay plus de besoin qu’en ce tems là de la somme que je vous demande. Par la lettre que je receus de vous le 14 fevrier de cette presente année, en datte du 13 decembre 1673 [2] je suis fort decheu de mon esperance, car vous opposés à toutes mes raisons, une sanglante grele, un terrible quartier* d’hyver, toutes choses qui mettroient la necessité dans le sein meme de l’abondance, combien plus dans des maisons incommo dées* [3]. Il faut se rendre à ces raisons, et se resoudre à ramper toujours dans la poudre*. Comme vous souhaittés d’aprendre de quelle maniere je suis ches le grand seigneur, je vas* vous le dire. Je ne gagne que peu de chose, il y a peu de liberté et de bon tems, il faut etre un peu ajusté*, et je ne voi pas grand’aparence de faire fortune. De là vient que je suis resolu de prendre congé. Mais la difficulté est de savoir où aller apres cela. Ma pensée seroit d’aller à Paris avec des lettres de recommanda[ti]on, et d’y cercher quelq[ue] emploi, quel qu’il fut. J’y prendrois une condition* à moins de gages q[ue] je n’en ay, si je l’y trouvois, parce q[ue] quand on est à Paris, on etudie bien mieux, on voit plus de choses, et par là on se rend plus capable d’un bon emploi, outre qu’on est tout porté sur les lieux pour prendre les bons morceaux qui se presentent, au lieu q[ue] tout cela vous defaut* quand vous n’y etes pas, pro absentibus ossa [4] . Mais de tout cecy j’en attens la resolution quand vous en aurez un peu examiné les suittes et les tenans et aboutissans*.

Vous aurez s’il vous plait la bonté de m’en donner avis* au plutot. C’est une chose qui me passe que vous n’ayez jamais peu venir à bout d’etablir des correspondances pour m’ecrire. Il n’y a pas aucun de ceux qui sont venus etudier icy de Castres ou de Puylaurens, qui ne vous eut donné l’adresse de son marchant de Lyon, auquel adressant vos lettres par le bureau de Thoulouze ou de Castres, je les eusse receües infailliblement. Et desormais vous n’avez qu’à les envoyer à m[essieu]rs Papon à Thoulouze, il[s] les adresseront à Lyon, de Lyon il faudra les adresser à Geneve à Mr Du Hamel marchand [5] qui me les faira tenir. Les marchands ne dema[n]dent pas mieux q[ue] cela, car ils trouvent bien le moyen de se faire payer leur peine. Outre que par les nouveaux reglemens des postes [6] il est porté qu’on ne payera le port des lettres qu’au lieu où on les fait tenir. Par exemple si j’envoye une lettre à Poitiers, il ne faudra debourser qu’à Poitiers, au lieu qu’auparavant il faloit payer à Lyon, et y avoir un homme qui retirat la lettre pour l’adresser à Paris, où pareillem[en]t il faloit payer et avoir un ho[mm]e qui l’adressat à Poitiers où on payoit pour la derniere fois. Mais presentem[en]t il ne faut pas tant de mystere*. Mettez seulem[en]t une lettre au bureau de Castelnaudary ou de Thoulouze adressée aud[i]t Mr Du Hamel elle viendra à Geneve sans que personne en ait soin par les chemins. Toutefois il vous sera permis pour plus grande seureté de vous faire donner le nom d’un marchand de Lyon, qui prenne le soin en payant d’envoyer les lettres q[ue] vo[us] m’ecrirez aud[i]t Mr Du Hamel.

Mon frere m’a parlé des etudes de n[ot]re cadet. Je sai combien en vaut l’ aune*, il se gatera entierem[en]t et perdra son tems si on n’y tient bien la main. Je ne songe jamais à la maniere dont j’ay eté conduit dans mes etudes, q[ue] les larmes ne m’en viennent aux yeux [7]. C’est dans l’age d’au dessous de 20 ans que les meilleurs coups se ruent*•, c’est alors qu’il faut faire son emplete*, parce que l’esprit ayant son age aussi bien que le corps, si vous ne l’emploiez pas en tems et lieu, il se trouve q[ue] sa saison est passée. C’est pourquoi je serois d’avis ou qu’il n’etudiat point du tout, ou qu’il ne fit rien autre chose pend[an]t certaines heures, employant les autres à bien voir son monde. Mais surtout il faudroit bien le guider dans ses etudes, et luy bien aprendre l’histoire avec ses dependances qui sont la chronologie et la geografie. Il est vrai que vous n’avez ni cartes ni trop d’argent pour en acheter, et cela gatera toujours les etudes des gens.

Quant à ce q[ui] vous a eté dit q[ue] j’avois quitté absolument les etudes de theologie, j’avouë q[ue] j’ay donné quelq[ue] occasion de faire ce jugement, car quelques uns de mes amis m’ay[an]t conseillé de faire provision de grec et de latin en cas qu’il y eut quelque chose à faire pour une bonne regence [8], je m’y appliquai un peu serieusement. Du depuis* etant venu chez un grand seigneur, où une partie de ma tache e[st] de montrer l’histoire, la geografie et le blason il m’a falu etudier cela necessairem[en]t. Et cela a fait q[ue] la theologie est demeurée un peu en arriere veu le peu de tems que j’ay à moi dans cette maison. Mais du reste c’est avec peu de fondem[en]t qu’on voudroit conclurre que j’y ay renoncé tout à fait [9].

Je suis v[ot]re etc.

Notes :

[1Il s’agit des Lettres 35, 36 et 37. On notera qu’il avait fallu plus de six mois à Bayle avant de trouver une occasion, probablement par un voyageur, de faire partir son courrier pour Le Carla.

[2Cette lettre ne nous est pas parvenue.

[3On ne faisait la guerre que pendant la belle saison, du printemps à l’automne. Durant l’hiver, les troupes étaientcantonnées chez l’habitant, ce qui représentait un très lourd impôt en nature. L’Espagne avait déclaré la guerre à la France à l’automne 1673 et les troupes dont il est question ici (« un terrible quartier d’hiver ») devaient être envoyées au printemps à la frontière de Catalogne. Les réformés étaient souvent, proportionnellement, plus chargés de logements de troupes que les catholiques.

[4« Les absents n’auront que les os. »

[5Papon, négociant à Toulouse, était certainement réformé ; quant à Du Hamel, il s’agit probablement de Pierre Du Hamel, négociant à Genève, originaire du Berry, un riche horloger dont une fille allait épouser, en 1675, un fils de Michel de Normandie, le premier employeur de Bayle.

[6Voir E. Vaillé, Histoire générale des postes françaises (Paris 1947-1955), iv.472.

[7Dans sa sollicitude pour son jeune frère, Bayle est ici dur pour son père, qui avait présidé si nonchalamment à sa propre formation. Joseph Bayle était alors dans sa dix-huitième année, mais, obérées par l’hébergement des troupes, les minces ressources de la famille ne permettaient pas de l’envoyer à Puylaurens entreprendre des études régulières.

[8Sur l’offre d’une régence au collège de Genève, voir Lettre 18, n.4.

[9Au Carla, on avait bien compris que Bayle, devenu précepteur, avait dû abandonner l’étude de la théologie. Il faut remarquer que, même s’il avait pu poursuivre régulièrement ses études, Bayle n’avait guère de chance de se voir confier une paroisse dans la république genevoise ou dans les régions francophones des cantons suisses. Non seulement il était étranger, mais les autorités ecclésiastiques genevoises savaient qu’il avait été catholique pendant dix-huit mois. Or, bien entendu, il ne pouvait songer à devenir pasteur en France, puisqu’il y risquait des poursuites comme relaps. Ces considérations de bon sens semblent avoir échappé à Jean Bayle. Pierre n’est pas ici de la dernière franchise, bien que, parmi toutes ses lectures, la théologie ait probablement occupé encore une certaine place.

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