[La Haye, le 20 novembre 1685]

A l’illustre et très érudit Monsieur Bayle

Johannes Flud van Ghilde [1] présente ses compliments

Je dois sans doute vous paraître assez importun et excessivement imprudent, moi, un inconnu qui avec ma lettre rabat les oreilles d’une personne que je n’ai jamais vue. Mais quelle qu’ait été l’occasion qui s’est présentée, elle profitera à celui qui vous écrit. Comme donc il y a tout au plus quelques jours que je lisais attentivement dans votre journal si attrayant que vous appelez la République des Lettres les choses qui sont arrivées le mois d’octobre passé, et parmi elles ce qui est beau, ce qui est vilain, ce qui est utile, ce qui ne l’est pas, mieux et plus clairement [raconté] que [chez] Chrysippe et Cantor [2], et m’arrêtant plus longuement là où il était fait mention de la persécution des Français, je me suis mis à barbouiller rapidement quelques pages de poésie qui ont fini par trouver le vrai accent du discours d’apparat. J’apprends que ce genre d’écrit n’a pas été entièrement étranger à notre H. Grotius [3] et notre Barlaeus [4], ni à Jean Dousa [5] et à Jean Second de La Haye [6] pas plus qu’à votre Sainte-Marthe [7], qui a composé autrefois un discours pour ceux qui vivaient sous la domination des Turcs, et à d’autres encore. Je vous envoie maintenant ce poème avec lequel j’ai envoyé auparavant à M. Briot [8] une épître au sujet de cette période de froid et de chaleur immenses ; et si l’épître vous semble le mériter, vous pourriez l’insérer, en supprimant le nom de l’auteur, dans le volume où vous allez relater les choses mémorables du mois de novembre [9]. Et si vous le faites, vous vous attacherez bon nombre d’hommes de doctrine et de moeurs excellentes qui ont déjà lu ce discours : et je vous serai toujours le plus dévoué des hommes. Bien loin qu’on puisse croire que je pourrais vous demander cela par quelque motif de vaine gloire, on sera convaincu du contraire par le seul fait que je ne permettrai pas la publication à moins que ce ne soit anonymement, à tel point que je ne veux pas que M. Briot lui-même en sache rien. J’ajouterai quelque chose maintenant concernant ce poème, mais l’occasion se présentant j’aurai plusieurs choses à dire de vive voix.

Si dans l’exorde il est parlé du Roi avec une magnificence suffisante, il faut que l’accusé soit jugé coupable et punissable immédiatement. Si, avant d’être mis à mort, il veut être entendu, tout sera fait par le moyen de louanges et même d’adulation pour qu’il gagne l’oreille et la bienveillance du juge (surtout si celui-ci est vaniteux et injuste). J’ai répandu des citations bibliques autant qu’il était séant, mais il est inutile de raconter tout cela à qui l’a sous les yeux. Finalement, dans votre petit volume vous pourrez ajouter après mon poème que l’auteur [10], quel qu’il soit, de La Vie et les exploits de Christophe Bernard de Galen, évêque de Munster, en français, y raconte p.137 que Monsieur de Sully dit dans ses memoires que Henry IV emprunta des Etats, avant que d’étre paisible en son Royaume 9 275 400 florins. Cette somme est considerable, et peut estre que sans cela on ne verroit pas aujourdhuy sa posterité sur le Lys. Nos puissances n’ont jamais donné à Henri Quatre autant de soutien financier réciproque non pas en tant que roi de France mais en tant que réformé. En effet, quel réformé met sa confiance dans le roi du pape et est tout acquis à ses sectateurs ? Enfin, Homme très Illustre, vous ne trouverez rien que je ne sois arrivé à expliquer clairement. Si donc vous jugiez ma contribution digne d’être jointe à la vôtre, j’aimerais que vous éliminiez très soigneusement les erreurs des imprimeurs, qui sont gens que je crains extrêmement. Adieu, Homme très érudit, et aimez-moi, le plus dévoué des admirateurs de votre mérite et de votre esprit.

La Haye, 20 novembre 1685

Si vous m’envoyez une lettre elle pourra être adressée comme suit : Mr Mr. J. Flud van Ghilde wonende in de Nieuwe brestraet, bÿ de Prince-graft, Hage etc.

Notes :

[1Johannes Flud van Ghilde, avocat néerlandais, auteur d’un Epicedion, poésie funèbre latine à l’occasion de la mort de Constantin Huygens qu’on trouve dans un recueil de pièces similaires publié sous le titre de Lykdichten (’s Gravenhage 1687, 12°). Il traduisit aussi P. Cluver, Batavische Oudheden, (’s Gravenhage 1709, 8°) et en a signé la préface ; l’ouvrage avait été publié d’abord en latin sous le titre : De tribus Rheni ostiis (Leyde 1611). Il composa également un poème latin sur le couronnement de Guillaume III : voir W.P.C. Knuttel, Catalogus van de Pamfletten-Verzameling berustende in de Koninklijke Bibliotheek (Utrecht 1978, 9 vol.), supplément n°13280 A.

[2Horace, Épîtres, I.ii.3-4.

[3Sur Hugo Grotius, voir Lettre 10, n.36, et H.J.M. Nellen, Hugo de Groot. Een leven in strijd om de vrede, 1583-1645 (Amsterdam 2007).

[4Caspar Barleaus (1584-1648), arminien, professeur de logique, collègue de Gérard-Jean Vossius au collège d’Etat de Leyde ; renvoyé à cause de ses convictions arminiennes, il fut nommé en 1631 à l’Ecole Illustre d’Amsterdam, où il enseigna jusqu’à sa mort : voir DEDP, s.v. (art. de A.J.E. Harmsen), et C. Secretan, Le « Marchand philosophe » de Caspar Barlaeus. Un éloge du commerce dans la Hollande du Siècle d’Or (Paris 2002).

[5Janus vander Does (1545-1609), homme d’Etat et poète hollandais.

[6Sur Jan Everaerts (Jean Secundus), évêque d’Utrecht (1511-1536), voir C. Endres, Joannes Secundus. The Latin Love Elegy in the Renaissance (Hamden 1981).

[7Jean de Sainte-Marthe (1627-1690), curé de Liaigue, auteur du poème : Les ruines de l’église d’Héroux, représentées à Mgr l’évesque de Poitiers (Poitiers 1666, folio).

[8S’agit-il de Pierre ou Isaac Briot, beau-frère d’ Isaac Claude ? Nous n’avons aucune certitude sur ce point.

[9Bayle n’a pas donné suite à cette invitation à publier le poème de Johannes Flud van Ghilde dans les NRL.

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