Lettre 489 : Anonyme à Pierre Bayle

[le 7 décembre 1685]

Critique d’un endroit de l’Histoire de François I e r
Plus il est difficile et rare qu’une beauté se tienne ferme dans le chemin de la vertu, lors qu’il faut vivre dans une cour corrompuë, plus est-il juste de mettre à couvert de la médisance, les femmes qui ont conservé leur honneur parmi tous ces grands périls. Il est donc fort raisonnable que comme ces Nouvelles peuvent aller loin à cause de leur peu de volume, nous y inserions l’apologie de la comtesse de Chateau-Briant, dont la réputation a été fort deshonorée dans le 6e livre de l’ Histoire de François I er . Et il est d’autant plus juste de travailler à sa justification, qu’il y a très-peu de gens qui ne trouvent vrai-semblable, qu’une dame très-belle ait touché le cœur de ce prince, que lui ayant donné de l’amour, elle ait fait ensuite ce qu’il a voulu. Voyons donc quelles sont les preuves de sa bonne renommée, mais avant cela sachons un peu ce que M. Varillas a trouvé dans un Mémoire, tiré des archives de Château-Briand par le feu président Ferrand [1].

Cette comtesse, fille de Phœbus de Grailly, puîné de la Maison de Foix, avoit été mariée fort jeune avec le comte de Château-Briand, et demeuroit cachée dans un coin de la Bretagne, par les ordres de son mari. Mais comme c’étoit la plus belle femme de son siecle, François I er, qui avoit introduit à la Cour les dames, qui n’y paroissoient auparavant que pour les plus grandes cérémonies, n’eut garde de l’oublier. Il exhorta le comte à faire venir sa femme à la Cour. Le comte s’en excusa fort long-temps sur l’humeur particuliere de sa femme, la faisant passer pour une beauté farouche qu’il étoit impossible d’apprivoiser ; et comme il prévoioit que le roi très-peu crédule à ces sortes de discours, ne cesseroit point ses poursuites, il se condamna lui-même à ne bouger de sa maison, pour mieux garder son tresor. Mais un affaire imprévûë l’ayant appellé nécessairement à la Cour, il falut prendre des précautions contre les instances du roi. Il en prit effectivement de fort singulieres, qui néanmoins se trouverent courtes. Il falut donc succomber aux machines que l’on mit en œuvre, pour attirer cette jeune femme à Paris. Elle y vint, et dès qu’elle y fut, son mari persuadé qu’il en tenoit, partit sur le champ pour retourner en Bretagne, de peur d’être témoin de sa honte. La comtesse fit ce que l’on devoit attendre d’une vertu qui n’avoit point encore été éprouvée, c’est-à-dire qu’elle resista quelque temps, et céda enfin aux importunitez du roi. Elle eut long-temps un pouvoir absolu sur le cœur de ce prince : elle fit donner les plus beaux emplois à ses trois frères, Lautrec, le marêchal de Foix, et le seigneur d’Aspraut, trois des plus vaillans hommes de leur siecle ; elle les y maintint malgré leur malheur et leur mauvaise conduite. On auroit élevé son mari aux premieres charges s’il eut été d’humeur à préferer l’ambition à l’honneur, mais il les refusa, et ne voulut plus ouïr parler d’elle, sous quelque prétexte que ce fût. Sa dureté n’empêchoit pas la comtesse de lui demander pardon de temps en temps d’une faute, qu’elle ne pouvoit plus desormais s’empêcher de commettre. Le roi ayant été pris devant Pavie, cette dame demeura exposée à la haine de la régente, et à la vengeance de son mari. A la vérité il la reçut à Château-Briand, où elle fut contrainte de chercher une retraite ; mais ce fut sans aucune réconciliation. Il la fit mettre dans une chambre dont tout le meuble étoit noir, et au bout de six mois il y entra avec six hommes masquez et deux chirurgiens, qui saignerent la comtesse aux bras et aux jambes, et la laisserent mourir en cet état. Le roi se proposa d’abord de faire une punition exemplaire des coupables, mais une nouvelle inclination lui fit bientôt perdre le souvenir de sa précédente maîtresse. Le comte, pour prévenir les poursuites de la justice, s’exila volontairement, jusques à ce que la Maison de Foix ne fut en état de le poursuivre. Alors il offrit au connêtable de Montmorency de lui faire une donation entre vifs, pourvû qu’il le tirat d’affaire. Le connêtable aimant mieux acquerir la terre de Château-Briand par cette voye que par celle de la confiscation qui l’auroit engagez à des démêlez éternels avec la Maison de Laval dont étoit le comte, lui obtint abolition. Il paroissoit encore des marques du sang de la comtesse, dans la chambre où elle avoit été assassinée, lorsque le roi Henri III le dernier descendant du roi, versa tout le sien dans celle de S[aint] Cloud.

Voilà ce que porte le Mémoire cité par M. Varillas, comme tiré des archives de Château-Briand. Néanmoins on traite cela de fable, et on se fonde sur des preuves qui à tout le moins serviront pour le pyrrhonisme historique. On allegue le tombeau et l’épitaphe que le comte fit dresser à sa femme, et on ne craint pas que personne vienne réfuter cet argument par celui de Jesus-Christ, qui pour convaincre la nation judaïque qu’elle avoit fait mourir les prophetes, lui alleguoit qu’elle leur faisoit bâtir des sepulcres. Mais il vaut mieux que nous rapportions les propres termes de la lettre qu’on nous a écrite de Paris.

Extrait d’une lettre écrite de Paris à l’auteur de ces Nouvelles le 7 décembre 1685. pour servir de justification à la comtesse de Château-Briand, accusée d’adultère avec le roi François I er [2].

Il y a dans le François I. de M. Varillas une histoire de la comtesse de Château-Briand, qui est entierement fausse et injurieuse à deux illustres maisons, savoir Foix dont étoit la comtesse, et Laval dont étoit le comte [3]. Toute la Bretagne crie contre cette Histoire, et demande que la censure en soit inserée dans vos Nouvelles. Il y a un Factum [4] imprimé pour cela duquel j’ai tiré cette epitaphe, qui réfute authentiquement la fable des amours de cette dame avec François I. et le meurtre prétendu commis en sa personne par son mari en 1525.

Peu de Telles

Sous ce tombeau gît Françoise de Foix,

De qui tout bien chacun souloit en dire,

Et le disant onc une seule voix

Ne s’avança d’y vouloir contredire.

De grand beauté, de grace qui attire,

De bon sçavoir, d’intelligence promte,

De biens, d’honneur, et mieux que ne raconte,

Dieu Eternel richement l’étoffa.

O Viateur, pour t’abreger le conte

Cy gît ung rien là où tout trionfa.

Décéda le 26 d’Oct[obre] l’an 1537.

Cette epitaphe se voit encore avec son effigie en marbre dans l’église des maturins de Château-Briand, et ce fut son mari qui le [ sic] lui fit dresser ; ce qu’il n’eût pas fait très-assûrément, s’il eût fait mourir sa femme pour cause d’adultere.

Le vicomte de Lautrec, frere aîné de la comtesse, décédant en 1528 chargea le comte de Château-Briand son beau-frère [5], de la tutelle de sa fille unique Claude de Foix [6]. Preuve de la bonne intelligence qui étoit entre les 2 maisons, et qui probablement n’y eût pas été, si le comte eût été le meurtrier de la sœur du vicomte, et eût pris la fuite pour éviter de tomber entre les mains de la Justice.

Cette Claude de Foix fut mariée en 1531 avec le jeune comte de Laval, fils du comte de Laval, gouverneur de Bretagne et enfin issu de germain du comte de Château-Briand. Autre preuve de l’union et de l’amitié de ces 2 maisons.

M. Varillas dit encore que le comte de Château-Briand fit donation de cette terre au connétable Montmorency, pour obtenir sa grace, et que le connétable aima mieux aquérir le comté de Château-Briand par donation que par confiscation [7] ; faute de savoir que la confiscation des terres n’a point lieu en Bretagne, et quand même ce / comte auroit été condamné pour le meurtre de sa femme, la confiscation n’eût pû aller qu’à ses héritiers.

Notes :

[1Voir Varillas, Histoire de François I er (Paris 1685, 4°), livre IV, i.477-483.

[2Bayle rendit compte de l’ Histoire de François I er, en 13 livres (La Haye 1684, 12° ; Paris 1685, 4°, 2 vol.) par Varillas dans les NRL d’août 1684, art. VIII, et présenta la deuxième édition (La Haye 1686, 12°) en janvier 1686, art. I. L’article suivant, intitulé « critique d’un endroit de l’Histoire de François I er », donne le texte de la lettre reproduite ici, précédé d’un rappel précis et amusé de la version que Varillas donne des amours de François I er et de Françoise de Chateaubriand. Bayle évoque au passage la problématique du « pyrrhonisme historique » ; cet article constitue ainsi un excellent exemple du passage de la lettre à l’article des NRL et de l’article aux remarques du DHC.

[3Françoise de Foix (1495-1537), comtesse de Chateaubriant, fut la première maîtresse de François I er , de 1516 à 1528. Elle était la fille de Jean de Foix et de Jeanne d’Aydie, et la sœur du vicomte de Lautrec et du maréchal de Foix. Elle avait été mariée très jeune (en 1505 ou en 1509) à Jean de Laval, seigneur de Chateaubriant (1487-1542). Le meurtre par son mari est une légende.

[4Nous n’avons pu localiser la source citée par le correspondant de Bayle : voir cependant Guillaume de La Perrière, Les Annalles de Foix, joinctz a y celles les cas et faictz dignes de perpetuelle recordation, advenuz, tant aulx pays de Bearn, Commynge, Bigorre Armygnac, Navarre, auec lieulx circumvoysins, despuis le premier comte de Foix Bernard, jusques a tresillustre et puissant prince, Henry, a present comte de Foix et Roy de Nauarre (Tholose 1539, 4°). C’est dans la chapelle de la Trinité de l’église des mathurins de Châteaubriant que Jean de Laval érigea un monument funéraire en mémoire de sa femme, morte le 16 et non le 26 octobre 1537. L’église a été détruite à la Révolution, mais l’épitaphe a survécu. Elle est parfois attribuée à Clément Marot : « Dans l’enclos du balustre du maistre-autel sont deux monuments enfoncés dans le mur à la hauteur de quatre pieds et demy de terre […]. Dans le premier est la figure d’une femme au près de laquelle est une pierre verte qui porte inscription, épitaphe et lettre d’or et d’argent dont est pev de telles ; l’un des costés porte : prov de moins ; l’autre costé : point de plus ; et le corps dudit épitaphe refert en ces termes : “Sovbs ce tombeav gist Françoise de Fois / De qui tout bien tout checun soullait dire, / Et le disant oncq une seule voix / Ne s’avancza d’y vouloir contredire. / De grant beauté, de grace qui attire / De bon savoir, d’intelligence prompte / De biens, d’honneurs et mieux que ne racompte / Dieu esternel richement l’estoffa. / O viateur, pour t’abreger le compte / Cy gist un rien là ou tout triompha.” Et au-dessous est escrit : decedee le 16 octobre 1537. » ( Procès-verbal des églises, sous la baronnie de Châteaubriant, dressé en 1663).

[5Odet de Foix (1485-1528), comte de Comminges et vicomte de Lautrec, frère de Françoise et donc beau-frère de Jean de Laval. Ce dernier combattit en Italie sous les ordres d’ Odet, qui y était lieutenant général des armées du roi. En 1525, François I er ayant été fait prisonnier à Pavie, Françoise de Foix revint en Bretagne et rejoignit son mari. Celui-ci voulut lui donner toute sa fortune, preuve que les époux vivaient alors en bonne intelligence, mais la coutume de Bretagne s’opposait à cette donation. Jean de Laval fit don de ses biens à Lautrec, son beau-frère, par un acte notarié passé à Lyon ; puis, par un second acte qui devait rester secret, il transporta la donation entière, du vouloir et consentement exprès de Lautrec, à sa femme. Voir A.M. de Lescure, Les Amours de François I er (Paris 1865), p.195.

[6Claude de Foix, vicomtesse de Lautrec (?-1553), fille d’ Odet de Foix et nièce de Françoise, avait été mariée le 22 octobre 1535 avec Guy XVII, comte de Laval (1522-1547). Son époux était le fils de Guy XVI de Laval (1476-1531), gouverneur et lieutenant général de Bretagne en 1524, et d’ Anne de Montmorency (?-1525). Elle devait ensuite se remarier avec Charles de Luxembourg, vicomte de Martigues. Elle périt en couches en 1553, laissant un fils, Henry de Luxembourg, qui mourut en bas âge.

[7Le comte, dit Varillas, « prevint les premieres poursuites de la justice par un exil volontaire, et demeura parmi les etrangers tant que la maison de Foix fut en état de le poursuivre. Il s’adressa ensuite au connestable de Montmorency, dont la faveur s’étoit augmentée par la mort de Bonnivet et de Monchenu, qui avoient partagé avec luy la faveur du roy . Il offrit de luy faire une donation entre vifs, pourvu qu’il le tirât d’affaire ; et Montmorency aima mieux acquerir la terre de Château-Briant par cette voïe que par celle de la confiscation qui l’auroit engagé à des démelez eternels avec la maison de Laval dont étoit le comte » (i.482-483). En 1538, Jean de Laval cassa la donation qu’il avait faite au vicomte de Lautrec en 1525 (celui-ci était mort entretemps, voir n.5). Après avoir fait réformer par les états de Bretagne un article de la coutume au sujet des testaments, il légua, le 5 janvier 1539, au connétable Anne de Montmorency (1492-1567) le tiers de sa fortune, s’en réservant l’usufruit durant sa vie.

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